1. Sciences et poésie

‘La langue de poésie ne se laisse enfermer par aucune catégorie, ne peut se résumer par aucune démonstration. Ni instrument, ni ornement, elle scrute une parole qui charrie les âges et l’espace fuyant, fondatrice de pierres et d’histoire, lieu
d’accueil de leur poussière.  (App.P., p.11)’

La poésie évolue comme toute autre discipline mais pourquoi est-elle si mal acceptée et se doit toujours de prouver sa légitimité ? Il paraît qu’elle n’est acceptée que dans la mesure où elle répond aux critères qui datent depuis toujours, condamnée ainsi à jamais à être fidèlement enfermée dans son passé, condamnée à ne jamais connaître de révolution, ni d’évolution. Comme si la poésie ne se nourrissait pas de la réalité, de celle de la vie et des hommes, comme si ce qui permettait à la poésie de survivre à travers le temps n’était pas son ancrage dans la vie, dans le monde, le nôtre, celui de l’humain. Dans ce contexte, la poésie contemporaine est à nos yeux une combattante révolutionnaire qui a, malgré un large public qui l’a quittée par faute de patience et de compréhension, continué son chemin, et l’espère toujours malgré des opinions qui prévoient sa disparition, ne trouvant plus de place pour elle au sein d’une société où il n’y a plus que technologies, robots, codes et formules scientifiques et techniques qui prévalent.

Il y a quelque temps, la poésie était faite par des poètes qui croyaient détenir la vérité des choses et pouvoir les juger et les discerner selon la dialectique du mal et du bien, comme si le monde était « bipolaire ». Nous étions ainsi soit dans le blanc, soit dans le noir. Cette vision que nous avons appelée « bipolaire » nous la retrouvons pourtant dans les domaines de la science, de la technologie, aujourd’hui bien développés et que la poésie moderne essaie de démontrer comme étant à des égards très bénéfiques et évolutifs mais appréhendés dans la mesure où ils se prétendent être seuls à pouvoir apporter des réponses à nos questions multiples et éternelles. Une telle vision du monde est insuffisante, voire dangereuse. Or, il se trouve qu’aux yeux de Didier Anzieu, célèbre psychanalyste français du XX° siècle, deux attitudes sont, toutes deux, essentielles pour que la science progresse et en ce sens rende compte de la réalité qui évolue et change. Il y a d’une part la disposition d’une bonne théorie dont les applications et développements montrent son utilité et sa fécondité. Et d’une autre part, le renouvellement par l’intuition géniale d’un chercheur qui remet en cause les énoncés et les notions acquises et évidentes jusque-là3.

La science est donc reconnue comme apportant en quelque sorte des réponses, mais se fier aveuglément et exclusivement à elle (à la première attitude de la science selon Didier Anzieu) nous mène souvent à des impasses lorsque la science prétend détenir les réponses et pouvoir tout résoudre. Et nous retrouvons dans la même mentalité des poètes qui, dits inspirés par des muses ou par Dieu, prétendaient détenir la vérité. Depuis, la poésie est passée par bien des phases et a connu différents mouvements et crises où elle se cherchait, se découvrait dans son adolescence déchirée et tiraillée par multiples mouvements dans un court laps de temps comme le dadaïsme, le cubisme, le fauvisme, le surréalisme. Aujourd’hui la poésie ne cherche peut-être plus à défendre sa légitimité, au-delà des crises connues, elle s’affirme et évolue plus que jamais avec le temps, la vie et les hommes. Désormais, elle participe à la vie et en fait partie intégrante.

L’évolution de la poésie est marquée par le passage de l’alexandrin, figure et symbole d’un monde bien établi, bien ordonné, à l’image du poème, du vers, dans son nombre de syllabes, dans le rythme, dans les rimes,…etc. à une recherche de légèreté dans la musicalité qui porte le poème, dans un rythme plus mélodieux et plus léger. Cela fut une atteinte au vers classique qui s’est alors vu déstabilisé, voire dépassé. Le vers libre naît et naît aussitôt avec lui toute une polémique qui concerne tout changement, toute sorte de révolution.

La poésie moderne veut se voir à sa place, la réclame de toute force, loin de toute idée de concurrence avec d’autres domaines comme la science. Elle ne prétend, ni ne tend en aucun cas à s’attaquer à aucun domaine pour retrouver sa légitimité. Elle croit au contraire en un seul tissu où tous les domaines viendraient se tisser l’un contre l’autre, l’un avec l’autre, et pourquoi pas, l’un dans l’autre. Il s’agit pour Gaspar par exemple de mieux comprendre la réalité, et tout domaine apporte son propre regard et sa propre tentative pour une meilleure compréhension du monde. Notre poète refuse totalement le cloisonnement des domaines et des genres, tout est dans une continuité avec la vie ; le but reste commun à tous, celui de comprendre, d’essayer de comprendre du moins. Répondant à nos questions, Gaspar écrit : « Oui, je pense qu’il y a une autre sorte de « compréhension » que celle scientifique et qui est celle des arts qui s’adressent à notre perception de la complexité et des nuances infinies de la réalité, consciente de la relativité inévitable de toutes nos connaissances…Cette relativité n’exclut pas le fait que ces connaissances puissent être très utiles pour mieux vivre, mais aussi très dangereuses quand nous nous laissons aveugler par les progrès de la technologie, qui peuvent très bien détruire notre environnement planétaire et l’humanité avec.4 » Soulignons ici dans les propos de Gaspar deux points primordiaux qui sont pris en compte par la poésie et la caractérisent par rapport aux autres domaines et en particulier celui de la science. Le premier point étant celui de la perception de la complexité et des nuances infinies de la réalité, le deuxième point celui de la relativité inévitable de toutes nos connaissances.

En effet, prendre en compte la complexité et les nuances infinies de la réalité par notre manière de percevoir le monde nous amène nécessairement à comprendre et à accepter que nos connaissances, tout ce que nous croyons savoir est relatif. Il s’agit bien, et surtout, d’un désir de mieux comprendre, mieux apprendre, mieux vivre et mieux connaître, ces termes sont chers à Gaspar, revenant souvent dans ses propos. Et qui connaît bien son univers poétique, prose, poésie ou carnet de voyages, sait combien ils sont récurrents et importants dans l’univers poétique gasparien. Alors dans le contexte de cet immense tissu, si nous reprenons cette même image, quel est le rôle de la poésie, qu’apporte-t-elle vraiment, si elle a quelque chose à apporter à notre vie ?

Notes
3.

Catherine Chabert, Didier Anzieu, Psychanalystes d’aujourd’hui, PUF, 1996, p.73.

4.

Conf. Annexe 4.