2. Pourquoi la poésie ?

‘La poésie, c’est la recherche
Passionnelle et comblée
De quelque chose que l’on sait
Ne jamais atteindre. (Pr., p.171)’

Nous comprenons donc bien que la poésie moderne et contemporaine ne se veut aucunement ennemie du progrès scientifique et technologique. Puisque l’évolution est le principe de survie dans notre monde, la poésie se bat, se mobilise, pour que notre monde aille mieux, pour que nous n’oubliions pas qui nous sommes, ni ce qu’il nous incombe de plus valeureux sur terre à l’égard de la vie de chacun. Elle nous ramène à des questionnements, nous invite et incite à regarder, à vérifier, quelle sorte d’avenir nous offre et nous coûte le progrès pour lequel nous optons et que nous adoptons un peu trop vite. Garder un certain équilibre, veiller à ne pas oublier cet équilibre-là qui est aujourd’hui le garant d’un monde meilleur pour nous, pour ceux avec qui nous partageons l’univers et pour les générations futures. La vie ne s’explique pas uniquement par le progrès scientifique et technologique, la science ne peut pas tout expliquer ni tout résoudre. Avec le temps, nous nous rendons compte que plus nous découvrons, plus nous croyons résoudre, et plus d’autres mystères inexplicables, encore plus inquiétants, surgissent. C’est à ce niveau-là que la poésie souhaite intervenir et apporte un plus ; elle reconnaît des bienfaits à la science mais dénonce en même temps son obstination à se vouloir infaillible, sûre, car rien n’est évidemment infaillible, ni certain.

La poésie reconnaît que l’insécurité et l’incertitude sont bien réelles mais sans toutefois lâcher prise, ni se résigner, ni se déclarer perdante. Elle se bat pour que le poétique prenne place dans notre vie, pour que notre regard change vis-à-vis du monde, pour que la lutte acharnée et entêtée des scientifiques ne nous mène pas à notre chute, à notre désespoir, à nous cogner contre les dures réalités de la vie. Car il s’agit d’aller vers, dans et avec la vie et non pas à son encontre, pour ainsi être dans le mouvement, dans le sens de l’évolution et du changement, s’y inscrire.

Détrompons-nous immédiatement si nous croyons que la poésie feint de nous enjoliver le monde ou de le maquiller, car elle nous ramène à la vie telle qu’elle est, à une réconciliation entre nous et elle. Il existe selon Jean Cohen5 deux pôles de la conscience du monde, une expérience réflexive, intégrative, neutre et conceptuelle, l’autre naïve, non intégrée, affective et intense, qui est propre à la poésie dans son retour au brut, au contact direct et dépouillé avec le monde, avec l’Autre. Dans ce sens, nous sommes loin de tomber dans l’idéalisme, car il s’agit d’un rapport conscient et attentif à l’Autre, au monde et au fait d’appartenir à une altérité qui est en mouvement.

En effet, ne l’oublions pas, le changement est propre à la poésie. Rappelons-nous du fameux « changer la vie » rimbaldien. Ainsi, la poésie est parole qui devient et non pas parole qui est. La poésie moderne s’affirme en remettant tout en cause à commencer par le statut, le pouvoir et le rôle du poète dans le rapport qu’il entretient avec le langage comme avec la vie. Le poème n’est plus alors une finalité, une solution savante, une réponse définitive et claire à un quelconque problème, il est plutôt un espace d’incertitudes, l’espace même de nos questionnements. Un espace où nous procédons par tâtonnements pour déboucher sur une certaine ouverture, cherchant à fouiller dans la face invisible du monde. S’il existe une seule vérité pour la poésie, c’est bien celle de l’égalité de tous sans exception face à notre incertitude, face à l’incertain, dans notre quête à la recherche de l’Autre, de nous-mêmes. Le poème, la poésie, le poète, le langage, le scientifique, l’homme, toute chose sur terre et dans l’univers sont à la recherche de l’identité et de l’altérité 6 en soi et en dehors de soi, ici comme ailleurs, maintenant comme à n’importe quel moment.

Le poète d’aujourd’hui n’est pas l’inspiré de jadis qui se voit accorder le savoir. Bien au contraire car il est désormais convaincu d’être celui qui ne sait pas. Il est comme tout autre homme face au monde, dans le bonheur comme dans le malheur, dans le doute, dans la faiblesse et l’insatisfaction. C’est un manque ressenti au profond de soi qui pousse l’homme à cheminer vers l’écriture, vers la poésie, car il entretient à travers le manque et l’insatisfaction un tout autre rapport qu’il n’arrive pas à cerner, ni à expliquer, ni à comprendre pleinement avec le langage et la langue. Comment exprimer le malaise, le manque, la faille, en soi ? Chez certains, c’est justement par la langue, et plus généralement par le langage, qu’ils se verront amenés à la recherche de leur insatisfaction. Or, sont-ils sûrs de pouvoir y arriver, de pouvoir atteindre le but ; d’ailleurs, existe-t-il un but que l’on peut véritablement atteindre lorsqu’il s’agit de poésie ?

Les poètes ne se leurrent pas, ils sont conscients de l’incertitude de toute parole, mais ils ont compris et opté pour le long chemin interminable de la quête poétique que leurs paroles et leurs poèmes parsèment. Ils reconnaissent leur incertitude face à tout mais la poésie a en cela sa force et son atout puisqu’elle ne cherche pas à tromper, ni à se tromper, ni à fausser les pistes. Elle va de l’avant pour un monde meilleur, une réconciliation meilleure avec nous-mêmes et avec les autres. Un monde meilleur que nous ne devons pas chercher ailleurs, mais laisser réémerger de notre monde, de ce même monde que nous ne méconnaissons que trop.

La poésie veut faire revivre notre éblouissement, notre étonnement, dans une redécouverte de la vie et du monde, de soi et de l’Autre. Comme elle, nous devons retrouver notre ancrage dans le tissu de la vie réelle. Reprendre tout à zéro et réapprendre ce qu’il y a de plus simple nous concernant tous dans le rapport que nous tenons avec autrui, avec le monde et les choses. Redevenir un enfant qui découvre la face de l’univers pour la première fois avec la simplicité, la spontanéité et l’intuition que nous avons laissé échapper avec le temps, la complexité et la rapidité du progrès qui s’est opéré et continue à s’opérer, et l’adulte que nous sommes devenus. Pour Jean Cohen, le poète est celui qui n’a « pas oublié ce que c’est que sentir7 », alors que pour les autres, ce n’est plus qu’un souvenir oublié et peut-être même dépassé, tellement évident qu’il est sous-estimé.

Dans le contexte de notre recherche à la découverte de l’Autre et le rapport qui lie le « je » à l’Autre, le prochain sous-chapitre viendra traiter des questions telles que : qu’en est-il du poète, du « je » face à l’altérité ? Qu’apporte cette dernière au poète ? Nous essayerons de cibler le ou les points qui feront ressortir le portrait qui caractérise grosso modo le « je » chez chacun de nos trois poètes. Commençant par Frénaud que nous verrons en confrontation avec un « je » qui lui est inacceptable, nous passerons, chez Guillevic, à la réconciliation du « je » avec lui-même grâce aux choses dans son quotidien et nous finirons avec Gaspar qui n’a cessé de se projeter vers et dans l’Autre, effectuant ainsi un passage au-delà des frontières sensées diviser le « je » et l’Autre.

Notes
5.

Jean Cohen, Le haut langage, Flammarion, 1979, p.153.

6.

Notions que nous développerons plus bas chez nos trois poètes sous l’intitulé 3. « Je et l’Autre ».

7.

Jean Cohen, Le haut langage, op.cit., p.163.