3.1. Frénaud : « je me suis inacceptable » face à l’Autre joyeux et aimant

‘Dans l’effarouchement de ma voix,
J’ai reconnu un son plus clair.
(…)
C’est la voix de l’autre, c’est toi.
Sais-tu ce qu’il t’a murmuré ?
De lui tu n’auras rien de plus. (IPP, p87)’

La crise ou le questionnement est au cœur du « je » qui est le poète. A partir d’un regard et d’une écoute attentifs à son propre « je » qui se voit séparé des autres, inacceptable par soi-même, Frénaud s’inscrit dans une réflexion et des questionnements de taille sur l’Autre. L’Autre agit sur nous et sur la perception que nous avons de nous-mêmes dans le domaine de la rencontre amoureuse par exemple, mais aussi sur notre rapport non pas entre un moi et un « je » cette fois-ci, mais un « je » et un autre10. Et, dans le rapport à l’Autre chez Frénaud, nous pensons évidemment à la question de l’héritage, soulevée et soulignée par notre poète.

La rencontre amoureuse chez Frénaud fait changer et évoluer l’image de soi-même. De là nous pouvons dire que l’arrivée et/ou l’accueil de l’Autre dans notre vie est en elle-même un apport, une richesse, mais elle agit aussi sur le « je » de l’intérieur. Le « je » qui ne se connaîtrait pas à sa juste valeur, qui sans cesse se cherche lui-même et se découvre à travers l’Autre et avec lui :

‘« Un par deux »
J’ai maintenant deux corps,
le mien et le tien,
miroir où se fait beau
celui que je n’aimais pas.
Qui ne me portait pas chance.
Des succès qui ne m’accordaient rien.
L’amour que nous nous rendons
nous délivre des rencontres,
aussi des vertus inutiles. (IPP., p.59)’

Le rapport à l’Autre est accentué par l’héritage (n’est-ce pas une cause qui renvoie aussi à un questionnement sur soi en premier, sur ce que nous laissons derrière nous ?), dans le recueil Haeres, puisque nous acceptons notre disparition et notre mort et nous nous effaçons pour penser aux autres, à l’héritage que nous pourrions leur laisser après notre départ. Nous pouvons donc dire ici que le rapport à l’Autre est en quelque sorte une récompense réciproque :

‘« Quel ? »
Dans ce miroir,
qui donc, parmi ton visage,
te regarde ?

_ L’œil qui me voit
m’effacer,
qui consent. (H., p.220)’

Et pourtant le lecteur de Frénaud peut douter de son rapport aux autres surtout dans le poème suivant, dont le dernier vers constitue le titre de notre présent sous-chapitre, sur lequel on propose de s’attarder un peu :

‘« Séparé »
Regards qui m’accueillez en vain,
Je ne suis pas des vôtres, assis à votre table,
Partageant le pain et le vin.
Je ne sais plus mentir avec vos mensonges.
Je suis de l’autre côté de votre paix,
Éternellement acceptée.

Ils ont chuchoté : Un fou, c’est un fou.
Il n’aime pas être heureux. Ils ont ri.

Je vais ouvrir mon secret, hommes assis :
Je me suis inacceptable. (R.M., p.32) ’

Frénaud livre son secret, nous donne la clé de sa séparation d’avec les autres : elle est avant tout en lui-même. Ce qui nous ramène à l’idée évoquée dans les deux précédents poèmes. L’image du « je » frénaldien renvoyée dans le miroir lui est insupportable, c’est la présence de l’autre-aimant qui change l’image que le « je » a de soi-même. Et c’est d’ailleurs ce que les autres (cités dans le poème) ont compris lorsqu’ils lui disent qu’il n’aime pas être heureux et à Frénaud d’avouer, à son tour, que le problème réside effectivement en lui, lorsqu’il leur lance sa fameuse phrase : « je me suis inacceptable ».

Nous lisons, déjà au niveau du titre du poème, une séparation qui semble être manifestée et vécue d’un seul côté, celui du poète qui est accueilli par les autres mais qui essaie de leur expliquer qu’il n’est pas un des leurs. D’un côté, le voilà assis à leur table, ce qui pourrait être vu comme un certain signe de partage ; les autres lui ouvrent les bras, l’accueillent, le considèrent un des leurs, mais d’un autre côté, Frénaud met en avant ce qui les sépare : leur paix, leurs mensonges. Il se situe à l’opposé d’eux, il est là parmi eux mais un fossé semble être creusé, le séparant d’eux. On pourrait expliquer la situation du poète par sa révolte contre toute sorte d’acceptation qui figerait et fixerait une fois pour toute la vie. C’est surtout dans une pensée et une façon de voir le monde propres au poète que Frénaud est différent de ses semblables au point de dire : « je ne suis pas des vôtres » et qui fait que les autres le prennent pour un fou. Frénaud qualifie ces autres hommes d’« assis » - assis physiquement à table mais ce n’est pas sans rappeler le poème de Rimbaud « les assis » - et il explique dans son poème l’attitude du poète et la rupture qui s’effectue avec les autres. Or, la dernière déclaration qu’il révèle comme son secret vient brouiller les pistes et semer un doute sur ce que nous avons lu tout au long du poème.

« Je me suis inacceptable », cette formule frappante qui vient clore le poème témoigne de l’insatisfaction propre au poète, insatisfaction de lui-même. Nous pouvons dire que cette part de différence dans l’altérité n’est pas seulement extérieure comme dans les premiers vers mais aussi intérieure au « moi » de chacun (l’altérité est une part en nous, une part de notre intimité) comme le révèle le dernier vers. Dans tous les cas, nous pouvons dire que la frontière entre nous et l’Autre n’est pas si définie que nous le croyions.

Nous passerons maintenant à l’étude de notre deuxième poète avec, toujours, la même problématique du « je ». Guillevic qui, ayant connu, lui aussi, une crise intérieure dans son rapport à lui-même, s’était réfugié dans une forme d’altérité qui l’a porté au-delà du malaise dans son rapport à soi. Une crise du « je », de l’identité, qui s’est heureusement dénouée par l’intermédiaire des choses et grâce au regard amoureux également.

Notes
10.

Soulignons que même le rapport à nous-mêmes est différent chez nos poètes, nous ne sommes plus dans le lyrisme personnel (moi-je) où le poète est submergé par ses émotions et sentiments propres mais toujours dans un rapport à l’Autre quel qu’il soit, même si cet Autre c’est cette part d’altérité en lui-même, c’est son autre lui-même.