Chapitre II. L’altérité et ses composantes

La question qu’il est important de poser ici, avant de voir de plus près quelles sont les figures de l’altérité et lesquelles nous envisageons de traiter chez nos trois poètes, est celle de la signification du mot autre selon le dictionnaire. Nous nous intéresserons aussi à la signification d’autres termes qui peuvent lui être liés selon les poètes, les penseurs, les psychanalystes et les philosophes qui ont traité du thème de l’altérité et de l’Autre ? Voyons ce que signifie d’abord autre en tant qu’adjectif ou pronom indéfini : selon Le petit Larousse : autre qui n’est pas semblable ; différent, distinct. Et, selon Trésor de la langue française, ce qui permet de distinguer, de différencier, par rapport à une première partie donnée ou connue (un, les uns) servant de point de référence, une ou plusieurs personnes, un ou plusieurs éléments à l’intérieur d’une seconde partie. Alors qu’en tant que nom nous allons trouver que :

1- Pour la philosophie, l’autre est, selon Le petit Larousse, une catégorie de l’être et de la pensée, qualifiant l’hétérogène, le divers, le multiple (par opposition à même). Et selon Trésor de la langue française, l’autre est le contraire du Même ; l’exemple suivant est donné, tiré de L’Être et le Néant, de Sartre, (p.285, 1943) : « …autrui, c’est l’autre, c’est-à-dire le moi qui n’est pas moi… » et qui déjà nous déconcerte. Nous sommes devant un paradoxe puisque c’est plus que le contraire du même et Sartre le dit bien « …l’autre…le moi qui n’est pas moi ». Dans ce cas, l’exemple dépasse le sens donné, or nous pouvons retrouver dans Le Petit Robert une explication qui, elle, est plutôt fidèle au sens de « contraire du Même ». Voici ce qu’on peut y lire « Autre : n.m. Philos. Ce qui n’est pas le sujet, ce qui n’est pas moi, nous. « L’autre est indispensable à mon existence » contr. Même ; identique ; pareil ; semblable. »

Malgré ces définitions qui semblent être claires et simples, la question de l’altérité reste très complexe et un vrai débat persiste chez des philosophes et des poètes, qui s’intéressent au sujet du Même, de l’identité et de l’Autre. Procéder par interprétation dialectique de l’Autre et du Même fait perdre la spécificité de l’altérité dans la poésie puisque la poésie moderne vise une dimension d’altérité irréductible à toute assimilation alors que la première tente de démontrer qu’une unité synthétique est possible au-delà de l’opposition thèse-antithèse. Pourtant lorsque nous parlons d’interprétation dialectique, il ne s’agit pas d’une assimilation totale du Même et de l’Autre, et il ne s’agit pas non plus chez les poètes d’irréductible dans le sens d’une impossibilité de relation ou de lien puisque la poésie moderne cherche, crée, et est cette relation ou lien entre Autre et Même ou entre l’Autre et le « moi ».

Nous ne pouvons pas parler de l’Autre sans avoir un point de référence qui est le « moi », l’identique ou le même… C’est à ce titre même que Michel Collot écrit qu’il ne faut pas « confondre la démarche poétique avec celles des philosophes contemporains qui absolutisent ou radicalisent l’altérité. C’est le cas notamment de Lévinas, qui place l’Autre dans une telle position d’éminence ou de transcendance, qu’il n’a plus même de rapport avec le Même : position qui confine à la sphère du religieux plus que du poétique.14» Et qu’il faut plutôt voir l’Autre, l’Altérité, dans une optique poétique telle qu’il en parle dans le passage que nous citons ici : « L’altérité poétique me semble résider plutôt dans une tension irrésolue entre le Même et l’Autre, qui nous invite à dépasser leur exclusion réciproque, inscrite dans la logique aristotélicienne, pour penser leur coappartenance conflictuelle. 15 »

2- Quant au sens psychanalytique du terme, « L’Autre : chez Lacan, lieu où se situe, au-delà du partenaire imaginaire, ce qui, antérieur et extérieur au sujet, le détermine néanmoins », voilà ce qu’on trouve dans Le petit Larousse. Et voici ce qu’on peut lire dans Trésor de la langue française : « l’Autre. Lieu de l’inconscient qui pour le sujet parlant (…) passe par les lois du langage avec ce qu’elles fondent des catégories du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel.(…) L’Autre, notion fondamentale, est donc(…) désigné comme le lieu de la Parole, où la métonymie introduit le manque-à-être comme signifiant du Désir. » Dans tous les cas, il ne faut pas oublier que la question de l’altérité reste chère à la poésie mais tout aussi difficile à être saisie et bien définie. Voici ce qu’en dit Georges Nonnenmacher dans son article « poésie, relation et altérité »: « De toutes les notions qui touchent à la poésie, l’altérité est certainement la plus provocatrice, …parce qu’elle se dérobe à toute saisie directe, cette dérobade constituant, par les voies de l’indirect et de la médiation, son efficacité.16 » 

Toutefois, et après s’être arrêtée à quelques définitions de l’autre, nous nous proposons maintenant de nous consacrer à différentes figures de l’altérité telles qu’elles apparaissent chez nos poètes. Nous étudierons des exemples précis de l’univers poétique de chacun des poètes. Les figures de l’altérité qui seront ainsi respectivement traitées dans les quatre sous-chapitres suivants sont d’abord les simples choses et objets qui habitent notre quotidien (4. Les choses et l’altérité), puis la pierre, figure minérale (5. Le minéral : la pierre), viendra ensuite un élément essentiel de la nature, qui est celui du végétal (6. Le végétal et l’altérité chez Frénaud, Gaspar et Guillevic), et nous finirons avec le quatrième sous-chapitre qui traite de notre prochain, l’autre-humain, dans sa souffrance, (7. Nous/ l’Autre : l’humain) et où nous nous intéresserons également, toujours dans notre rapport aux autres humains, à l’enfance et, plus généralement, à la question de l’origine.

Notes
14.

M. Collot, Poésie et altérité, « L’Autre dans le Même », op. cit., p.25.

15.

Ibid.

16.

Ibid., p.33.