4. Les choses et l’altérité

Nous tâcherons ici de souligner la place importante que les choses occupent dans la poésie moderne et contemporaine à travers celle de nos trois poètes, Guillevic, Frénaud et Gaspar. Puis nous étudierons d’après des exemples précis le rapport que chaque poète entretient avec les choses présentes tout autour de lui.

Dans un premier temps, il est indispensable de citer quelques poèmes qui témoignent de la place réservée aux choses dans la poésie de nos trois poètes. Nous citons par exemple, les deux poèmes de Guillevic tous deux intitulés « choses » dans le recueil de Terraqué suivi d’Exécutoire (pp.17-33 et pp.169-17717) ; le poème de Frénaud qui reprend le titre du fameux recueil de Ponge « Le parti pris des choses » figurant dans Haeres ; et dans Feuilles d’observation (p52) le poème de Gaspar qui traite des choses simples, critiquant le regard que nous portons sur elles ainsi que celui que nous avons à l’égard d’un regard différent du nôtre par rapport à ces choses-là.

Nous nous proposons d’abord de nous consacrer aux poèmes figurant sous le titre « choses » de Guillevic : le premier constitué de dix-sept séquences et le deuxième de dix-huit (parlant d’objets comme l’armoire, les assiettes, la chaise, l’écuelle, les bouteilles, la pierre, un fil de fer, une chaise,…et dans le deuxième de l’horloge, l’assiette, la table, la chaise, le bol).

Il convient de préciser que nos poètes contemporains ne se sont pas seulement intéressés aux choses comme éléments de la Nature, naturels dirions-nous, comme par exemple le minéral et le végétal que nous traiterons dans un deuxième temps, mais également aux choses et objets du quotidien, ceux fabriqués par l’homme. Alain Salles18 parle même, dans ce contexte, de poètes de l’objet succédant aux poètes de l’image, ayant les uns et les autres un comportement différent devant les éléments du quotidien. Existent ainsi dans le rapport que les poètes entretiennent avec les choses ceux qui décrivent et ceux qui vivent les choses (nos trois poètes font partie de ces derniers). Car il faut ne pas négliger que dans la volonté de vivre les choses ou dans les choses, il y a « ce désir de pénétrer le monde et de retrouver « l’origine »19. » C’est le désir de vivre les choses plus que de les décrire qui explique l’importance primordiale du toucher, surtout chez Guillevic, par rapport au regard qui est trompeur et qui maintient la distance avec les choses. A ce propos J. Borel écrit : « le toucher coupe court à l’interrogation effarée : il permet d’affirmer, il rapproche…20 ». Grâce au possible rapprochement et contact avec les choses, le poète peut se sentir en lien direct et tangible avec l’objet et son être-là. Il s’y affirme quelque chose qu’il cherche à comprendre en lui et en l’Autre, même s’il n’obtient pas de réponses, il est au moins rassuré.

En effet, le poète se découvre lui-même non seulement en se projetant dans le monde extérieur, en s’ouvrant au dehors, à l’Autre, au monde des autres et des choses, comme à celui des mots qu’il tente d’approcher et de découvrir, mais en cherchant tout autant la proximité, voire le contact direct et concret avec l’Autre, avec les choses.

Si la poésie est communion entre le poète et les choses de toutes sortes, il ne faut pas oublier que cette communion est tissée de joie et de peur. Car il est important de souligner que « l’objet est à la fois une « présence » (…) et un « mystère »21 ». C’est effectivement le cas de l’étrangeté ou de l’altérité à jamais irréductible : un défi dont la solution reste impossible et que la poésie essaie toutefois d’affronter et de confronter, tout en recourant à une plongée incessante et jamais désespérée dans l’obscurité du monde et des choses : de l’Altérité. Et parlant ainsi de mystère, d’étrangeté, d’obscurité et d’altérité, auxquels nous faisons face, il y a une dimension intéressante à étudier qui fait émerger toute une littérature qui se veut atténuante d’une peur et d’une angoisse qui tendent plutôt à prendre le dessus. Parlant de Guillevic, J.-Y. Debreuille note que « c’est en éprouvant les objets les plus proches qu’il a ressenti sa première peur22 » devant leur silence, leur étrangeté… Rejeté par les hommes ou du moins c’est ainsi qu’il s’est senti, les objets furent un recours pour lui contre sa peur qui l’a poussé à « chercher « l’amitié du feu » et des choses… il était plus facile alors de parler à un bol ou à une croûte de pain abandonné qu’à un être23 »

La poésie, pour nos trois poètes, « n’invente pas un autre monde que le nôtre, mais fait directement percevoir celui que nous sommes.24 » Elle se refuse surtout à créer un monde plus gai, détaché ainsi de la réalité : mélange de souffrance et de joie. Rendre compte des choses, c’est être ouvert à l’Autre, à ce qui nous entoure et constitue avec nous l’ensemble du monde dans lequel nous vivons tous.

L’importance et l’attention données aux choses ou aux objets, qu’ils soient naturels comme la pierre, l’orange, la pomme, le caillou…ou fabriqués comme l’armoire, l’assiette,…ou animés comme le papillon, la crevette, l’homme,…ne sont synonymes d’aucune indifférence chez les poètes à l’égard de leur environnement (spatial, temporel, relationnel et humain). Ce phénomène se situe au cœur de l’homme, de son rapport à l’Autre, à soi-même, au cœur de sa conscience désormais éveillée et attentivement portée sur ce qui l’entoure, sur le monde.

Notes
17.

Sans oublier que les choses fabriquées par l’homme, les objets du quotidien, jalonnent toute son œuvre.

Il est très important de définir les deux termes « objet » et « chose » que l’on confond souvent et qu’il est difficile de discerner parfaitement. Bernard Beugnot écrit : « la chose est « un système supposé fixe de qualités et de propriétés », en quoi elle se distingue du phénomène, instable ; au sens éthique, elle se différencie de la personne en ce qu’elle n’a aucun droit. Quant à l’objet, c’est un concept plus englobant qui comprend tout ce qui donne lieu à une représentation mentale, ou qui porte la marque du « façonnage » que lui impose l’être humain » [L’objet médiateur : De Francis Ponge au XVII siècle » in Poétiques de l’objet, Actes du colloque international de Queen’s University, mai 1999, Champion, Paris, 2001.]

L’objet correspond à une représentation mentale qu’on lui attribue, mais il est aussi relativement de petite taille car il désigne par son étymologie latine objectum « ce qui est placé devant », quelque chose de manipulable (de taille relativement réduite que l’on peut jeter « objicere » : jeter devant) l’objet étant relié à un sujet devant lequel l’objet est posé.[ Laurent Lepaludier, L’objet et le récit de fiction, PUR, 2004, p.13.]
En ce sens, la question de l’objet, en tant que toute chose posée devant nous, de son statut, sa place et son importance dans la littérature en général, ne nous éclaire (ramène) pas seulement sur le rapport entre sujet et objet mais également sur celui que l’on entretient avec l’Autre.

18.

Alain Salles, « Guillevic qui naquit d’un rêve d’arbre », Le Monde, 11 mars 1994, IV.

19.

Poétiques de l’objet, op.cit.,p.362.

20.

Jacques Borel, Sur les poètes, Champ Vallon, 1998, p.243.

21.

Poétiques de l’objet, op.cit , p.432.

22.

J.-Y. Debeuille, « Par l’étier de la parole l’itinéraire poétique de Guillevic », NRF, Sept. 1994, N° 500, p.98.

23.

Jacques Borel, Sur les poètes, op.cit., p.240.

24.

Henri Meschonnic , « Avec Guillevic », in Europe, Juin-Juillet 1984, p.166.