4.1. Guillevic : «  choses »

Vivre avec les choses, vivre les choses, c’est ce qui rend la poésie guillevicienne fraternelle et humaine. Pour le poète, il s’agit de dire les choses, de leur être un frère et pouvoir et vouloir aussi se fondre avec elles. Voilà la nature du rapport que Guillevic a avec les choses, et comment il qualifie lui-même sa poésie lorsqu’il dit : « Ma poésie est solidaire. Elle est avec25 ». Nous disions que la poésie n’invente pas et ne cherche aucunement à inventer un autre monde que le nôtre, elle s’ancre profondément dans notre monde en tout ce qu’il comporte. Or, ce qui s’invente c’est bien le rapport et la rencontre que l’on a avec l’Autre, avec les choses. « Ce qui m’intéresse dans ce monde, c’est d’essayer de voir ce qu’il est vraiment, ce que nous sommes par rapport aux choses, ce que sont les choses par rapport à nous.26 » Ainsi, d’après Guillevic, « vivre avec » est une solution face à l’absurdité de la vie. Et précisons que cela veut dire pour lui de s’interroger incessamment sur notre rapport aux autres, à l’Autre :

‘On a beaucoup dit : la vie est absurde. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je suis persuadé que ceux qui passent leur vie à vivre avec d’autres, pour d’autres et en même temps que d’autres, ici ou ailleurs, ne trouvent pas la vie absurde. Je dis avec les autres, je dirais aussi bien avec l’ « autre », cet « autre » incluant les choses, l’univers…27  ’

Il est clair d’après cette citation de Guillevic que la poésie nous ramène à la vie, elle nous invite à la vivre pleinement sans s’aveugler sur un quelconque côté, que ce soit son côté joyeux ou son côté douloureux. Elle nous rappelle que pour que notre vie ait un sens, pour qu’elle perde son absurdité, nous devons la vivre avec l’Autre. Guillevic n’oublie pas de souligner que les choses font partie de l’altérité. Ainsi, penser notre rapport à l’Autre, c’est réinventer et réapprendre la vie.

Notre monde est cette «  terre où l’homme et les choses qui l’entourent se fréquentent, se reconnaissent, ont l’un envers l’autre des souvenirs communs. Leurs rapports complexes et réciproques peuvent devenir amitié contre les malentendus…28 » Il s’agit bien ici de « rapports complexes », car la réalité est qu’il existe toujours une crainte d’être agressé par l’Autre et persiste de ce fait une peur de cet Autre que l’on ignore. En effet, le recueil de Guillevic Terraqué s’ouvre, avec le poème « Choses », sur une crainte de quelque chose qui est peut-être douteux, incertain, mais la peur reste bel est bien existante, présente :

‘L’armoire était de chêne
Et n’était pas ouverte.

Peut-être il en serait tombé des morts,
Peut-être il en serait tombé du pain.

Beaucoup de morts.
Beaucoup de pain. (T., p.17)’

Le fait que l’armoire soit fermée accentue plus la peur de ce qu’elle recèle, ainsi, on est déjà, dès les deux premiers vers, devant un certain suspense qui va susciter par la suite des hypothèses (« Peut-être », « serait ») envisagées et exprimées par le poète. Une fois ouverte, l’armoire révèlerait une cause d’angoisse avec l’image de morts qui en tomberaient et/ou une cause de réconfort et d’espoir dans l’image du pain. Or, au-delà de la structure close et opaque de l’armoire, il n’y a que l’imagination et les suppositions du poète. Un stade où le poète ignore le contenu de l’armoire, ce qui crée une tension, de l’angoisse et de la peur, à l’idée d’un contenu morbide et crée également de l’excitation à l’imagination d’un contenu plutôt positif. Il y a là une fascination, dans le sens que l’effrayant et l’attrayant cohabitent dans un même temps chez le poète face à l’armoire, chose close.

L’ouverture à autrui, malgré l’angoisse et la peur de ce qui nous est caché, nous aide à franchir le pas de notre ignorance de l’Autre, à percer ainsi les mystères et à surmonter les problèmes qui lui sont liés. Davantage, car vivre avec l’Autre constitue pour nous un apprentissage également tel qu’en témoigne le poème que voici :

‘Assiettes en faïence usées,
Dont s’en va le blanc,
Vous êtes venues neuves
Chez nous.

Nous avons beaucoup appris
Pendant ce temps. (T., p.18)’

Nous soulignons ici les pronoms personnels dans la première strophe (« vous » désignant ainsi les assiettes, et les choses, et « nous » désignant le poète et les hommes) qui se fondent dans la deuxième strophe dans un seul pronom (« nous » désignant à la fois le nous et le vous de la première strophe que rassemble une seule expérience, où apprendre de l’Autre ou sur l’Autre se fait réciproquement). Une telle réciprocité entre des éléments tellement différents mais en communion les change et les fait surtout évoluer ; le poème parle bien d’un apprentissage qui a beaucoup apporté au poète. Quant aux assiettes d’abord blanches et neuves, elles sont désormais usées et ont perdu leur couleur avec le temps. Nous avons ici la nature du rapport que Guillevic a voulu avoir avec les choses, avec le monde. Il y a certes, la peur d’être rejeté comme par sa mère, d’être agressé et pris par l’horreur de ce qui peut surgir à notre insu, mais il y a surtout la forte volonté de se battre contre l’angoisse, contre la distance qui nous sépare tous et nous amène à commettre des crimes et des transgressions contre la nature et contre l’humanité. Et se battre, c’est accepter de s’ouvrir à l’Autre, de vivre avec l’Autre même s’il se trouve que les choses se suffisent à elles. Ce qui peut être frustrant pour le poète, comme l’exemple de la chaise dans le poème suivant : « Elle ne veut plus rien, / Elle ne doit plus rien, / Elle a son propre tourbillon, / Elle se suffit. (T., p.19) ». Ce n’est que de cette manière que l’on peut espérer arriver à une atténuation de l’angoisse et de la peur. Et pouvoir se trouver enfin devant une « armoire » ouverte cette fois-ci et ne contenant que des choses rassurantes pour un regard qui cherche à percer ce qui est fermé, ce qui nous renferme («  trouer la paroi vers dehors/ Pour vivre »), qui cherche ainsi à toucher le fond de tout, le « noyau de braise ».

Notes
25.

Vivre en poésie, op.cit., p.42.

26.

Ibid., p.174.

27.

Ibid., p.257.

28.

Europe Juin-Juillet 1990, « Une poésie de l’homme et des choses troublantes », pp.85-88.