4.2. Frénaud : « Le parti pris des choses »

‘A travers la diversité des accents et des prises, ici ailleurs c’est toujours la même chose que je dis. 
(IPP., p.245)’

Devant le sentiment d’être rejeté, faut-il se contenter d’être un simple spectateur attentif, prêt à contempler et à écouter les choses devant soi pour parvenir à trouver une quelconque « racine commune » avec le monde et les choses, le « noyau de braise » comme dit Guillevic ? L’attention que l’on prête à l’Autre ne serait-elle pas déjà un pas permettant de pénétrer son monde, d’être ouvert à lui et, de là, l’entraîner à s’ouvrir à nous ? André Frénaud reprend le titre de Francis Ponge pour laisser parler les choses et objets qui se trouvent devant lui ou, dirions-nous, qu’il s’est introduit en eux pour les écouter. Notons ici que son poème a été écrit en 1946, coïncidant ainsi avec le premier recueil de Guillevic Terraqué et ses poèmes « choses », mais il ne sera publié que bien plus tard dans Haeres, en 1982. Nous proposons donc de voir ensemble « Le Parti pris des choses » :

‘Au centre, évidemment le soleil. C’est une assiette posée sur une serviette, comme sur un linge un ostensoir, et habitée en son milieu, non pas à vrai dire comme le serait celui-ci par la très sainte eucharistie, mais par deux parents d’occasion aussitôt ennemis : des ciseaux et un poisson presque vivant, comme sont les poissons morts. Alentour, les objets se développent à partir du bas et à gauche _si l’on veut _, pour monter jusqu’à la droite du tableau, puis ils tournent derrière le soleil et reviennent vers l’extrême gauche en haut. Je commence : D’abord la lampe : « je suis la lampe, dit-elle, j’éclaire. »… (H., pp.132-133)29

Ce texte représente un tableau (notons ici brièvement que Frénaud fut très influencé par la peinture et eut de multiples collaborations avec des peintres) que le poète nous décrit et qui constitue également dans sa structure un cadre puisqu’il commence par évoquer au début, parmi d’autres objets figurant dans le même tableau, la lampe pour ensuite y revenir et clore son cadre dans un mouvement circulaire.

Le centre est occupé par l’assiette, un « soleil », le poisson et les ciseaux et, tout autour, prennent place les objets suivants : une lampe, un pain, un œuf, un pot, une bouteille, un gant, un ustensile à raser, une blague barrée d’une pipe, une boîte, un fer à repasser, une pomme, un verre, un objet en forme de poire, un œuf dans une assiette, un flacon, une lampe.

Même si le poème s’ouvre réellement sur ce qu’il y a au centre, il nous semble clair que l’intérêt ne s’y tient pas. Ce serait peut-être dans ce détail un refus de l’égocentrisme, de l’anthropocentrisme (puisque le « je-poète », ou le « je-homme » est absent ou du moins sous entendu). Nous pouvons dire que l’intérêt porté au centre est détourné pour souligner un autre élément aussi important mais négligé, parce que figurant ailleurs qu’au centre. Nous pouvons comprendre qu’il s’agit d’une invitation non seulement à porter notre regard sur autre chose, en l’occurrence sur les choses, mais à apprendre également à leur prêter attention, à pénétrer dans leur monde. Signalons qu’ici le poète les « fait » parler et transforme ainsi le tableau représentant une nature morte pour en faire une pièce jouée par les objets eux-mêmes. Avec ce glissement nous sommes convaincus que le centre d’intérêt n’est plus réellement au centre du tableau mais attiré et occupé par tout ce qui est tout autour, par de modestes et humbles choses comme la lampe qui éclaire humblement. Le tableau que nous offre Frénaud ou la pièce représentée par les choses nous ramène à l’idée, citée plus haut, de l’autosuffisance du monde des choses (selon Guillevic) qui nous donne le sentiment d’en être rejeté et exclu. Être doté d’éclairer est certes un grand pouvoir mais la modestie qui est attribuée à la lampe nous amène à penser que celle-ci éclaire plus que matériellement ce qui est devant nous. Elle nous éclaire les yeux, nous purifie le regard, comme dirait L. Gaspar. Désormais, notre regard est porté différemment sur le monde, sur les choses les plus petites et les plus simples.

Les choses les plus simples chez Gaspar participent à notre quotidien, elles sont une part de notre existence, de notre quotidien ; elles portent et gardent en elles de longues histoires du vécu et du partage entre elles et le poète. Nous nous consacrerons maintenant aux choses simples chez Lorand Gaspar.

Notes
29.

Vous trouvez la suite du poème ici même :

A côté : « je suis le pain. Je n’en finis pas de mûrir pour vous », dit cette grosse boule qui se gonfle. (Elles sont deux, les maternelles miches.) « Regardez-moi. Je pousse, je ne me retiens pas, je me déborde, me débonde, abonde dans mon être tellement que je vais éclater. Abuse de me nourrir de moi. M’en étouffe. Deviens noir sur les bords…Vais craquer ?…Me surmonte. Bourgeonne encore. Bourenfle…Laissez-moi seulement me conserver pour vos ultérieures famines et vous verrez ! J’ai encore beaucoup à profiter. Au point où j’en suis, on me prendrait à peine pour une grosse pomme de terre. »(plus bas :) « Qu’est-ce qu’il fait là, ce petit œuf ? Malingre ovoïde, peut-être voudrais-tu te faire aussi gros que le père nourricier ? »

Ensuite, un pot coiffé d’un capuchon dentelé, de fabrication spécifiquement belge, surmonté d’une bouteille de forme flûtée.

A l’extrême droite, le gant-mystère, très inquiétant, comme sa littérature l’indique, étend ses doigts au-dessus d’un ustensile à raser qui sert aussi à passer le café. Encore au-dessus, une oblongue blague, en son milieu barrée d’une pipe, qui vous flèche ainsi vers la gauche du tableau, et, de fil en aiguille :

_une boîte peu descriptible ;

_le fer à repasser (« je suis le fer, votre serviteur, je dois repasser ») ;

_une pomme (non la pomme qui s’appelle Calville) ;

_une incurvation en forme de poire ;

_encore un petit œuf dans une assiette (« Qu’est-ce qu’il fait là ce petit œuf ? ») ;

et en descendant tout droit le long du cadre :

_un long flacon flûté ;
enfin, la petite lampe déjà vue : « je suis la lampe, prononce-t-elle derechef, avec son humble sourire fier, j’éclaire. » (H., pp.132-133)