4.3. Gaspar : les choses simples

Les petites choses, simples, sont également de petits gestes du passé et surtout de notre enfance qui restent dans notre mémoire. Ce sont en effet des petits détails, des petites choses dont on se souvient car, bien que petites, elles exercent un grand effet sur nous au point d’en garder un souvenir heureux et clair dans l’obscurité de tout le reste.

Nous pouvons relever par exemple dans le poème suivant de Gaspar quelques-uns des souvenirs de son enfance :

‘J’ai seulement des choses très simples
Le soleil s’est découpé peu à peu comme
Ma mère découpait le pain
Nous mettons la soupe sur la table
(ces choses au-dehors qui tombent lentement,
le jasmin, la neige, l’enfance)
goût de piments rouges et de dents heureuses
nos corps nous tiennent encore chaud quelques temps
dans l’âge avancé de la nuit. (S.a.,p.62)’

Nous remarquons que les choses très simples citées dès le premier vers sont le soleil comparé au pain découpé par la mère, la soupe, le jasmin, la neige, l’enfance, des sensations comme le goût, la chaleur des corps…Ne nous échappe pas dans ce poème combien tout est lié, toutes les choses sont scellées, naturellement unifiées jadis dans l’esprit de l’enfant qui n’est plus, sans aucune séparation ou isolement d’aucun élément par rapport aux autres. C’est en pénétrant cette figure de l’altérité, les choses, que le poète croit possible une vie meilleure, plus profonde, plus vraie :

‘ Nous irons par l’autre bout des choses
explorer la face claire de la nuit- (S.a., p.35) ’

Atteindre l’autre bout des choses est conditionné par notre communion avec l’Autre pour une meilleure compréhension de l’Autre et, à ce moment là, nous pouvons voir le monde différemment et la nuit ne sera pas réduite à l’obscurité, sa « face claire » se dévoilera alors à nous. Ainsi, nous comprenons que nous sommes devant une invitation par tous nos poètes à faire table rase de toutes les idées reçues, figées, de tout a priori. Nous sommes donc conviés à changer notre façon de voir les choses et le monde. A ne pas sous-estimer quoi que ce soit même ce qui tend à nous sembler simple, car ce qui est simple ne devrait pas souffrir de notre négligence. En cette simplicité, nous lisons et apprenons beaucoup de la vie, nous apprenons surtout à être modeste. Le poème suivant traite de notre désintérêt, négligence et indifférence face à une altérité que nous avons jugée habituelle, évidente, non digne d’être soulevée, remarquée :

‘Ce sont les choses les plus simples
celles dont on dit « c’est comme ça »
« c’est bien connu », « il va de soi »
qui étonnent les imbéciles dont je pense
donc je suis, que la lumière soit et la nuit
plutôt que pas, que je heurte les choses
que j’entende, que je voie, que tout un monde
au contact de quoi chevauchant quel vent
là-dedans se construise et bouge et change
que cela se dilate, s’ouvre et respire
se brûle, se contracte et souffre
comme si c’était sans limites je sais
qu’il est un lieu, qu’il est un temps
notre obstination d’aller dans la lumière.
Cette force que nous ne pouvons pas dénuder.
Tout ou rien. Le vent de rien, la roche, le nerf.
Ni d’où, ni vers où. Troisième personne
De l’indicatif présent, singulier.
Est, point. Brûle, tiret- (F.O., p.52)’

Le poème précise dès le départ la nature des choses simples, « celles dont on dit c’est comme ça », donc tuées en quelque sorte par l’habitude, elles sont déjà de l’ordre de l’acquis pour nous, de ce qu’on considère être connu, déjà entièrement découvert et exploré, et évident. Il n’existe alors à nos yeux aucune raison de questionner ou de chercher quoi que ce soit à propos de ces choses : zones connues, déjà explorées et qui ne révèleront rien de nouveau !

Or c’est là que nos poètes interviennent pour nous détromper et nous dire que ce sont justement ces choses toutes simples que l’on juge être sans importance qui nous révèlent des secrets que l’on ignore du monde, de nous-mêmes et de notre rapport avec lui. La troisième personne désignée par Gaspar « est », existe comme nous, comme tout, et « brûle » car elle est vivante, prise dans le mouvement incessant qui transforme le monde. Le mouvement qui traverse aussi le poème, marqué par des mots comme : « change, bouge, se dilate, s’ouvre, respire, se contracte… », montre que rien n’est jamais figé, ni déjà acquis. Vient également marquer et souligner cela le tiret qui finit le poème sans le clore mais le laissant ouvert comme le poète voudrait que l’on soit ouverts au monde, à l’Autre. Le point, quant à lui, montrerait que toutes les choses dans le monde quelles qu’elles soient existent, sont, et on ne devrait pas les qualifier ou les sous qualifier. Ne pas dire de quelque chose que « c’est moins important que nous », ou que « ce n’est pas à prendre en considération… » mais dire plutôt que « ça existe, c’est », c’est déjà considérer les choses et, en ce sens, nous réinterroger nous-mêmes sur notre relation à l’Autre et au monde.

Une des figures de l’altérité qui se pose aussi comme objet devant le poète, mais qui ne fait pas partie des choses fabriquées par l’homme, est celle de la pierre. La figure de la pierre et du minéral est riche dans ce qu’elle recèle, une richesse que le poète s’efforce de faire révéler, s’entête à faire sortir de sa dure et froide surface. Nous traiterons maintenant l’altérité minérale, la place qu’elle occupe dans la poésie moderne et contemporaine et comment elle apparaît dans quelques-uns des poèmes de nos trois poètes.