5. Le minéral : la pierre

Il est une figure de l’altérité et des choses que l’on ne peut négliger dans cette étude et qui est celle du minéral. Nous nous consacrerons ici à la pierre en particulier. D’abord, il faut dire que l’apparition de la pierre et l’importance qu’elle prend dans la poésie contemporaine, ce depuis à peu près les années 1950, ne sont pas anodines ou un simple hasard. En fait, nous pourrions dire que cette figure de l’altérité est en accord avec la poésie moderne, ses exigences, sa quête et ses questionnements.

De par sa constitution et toutes les idées ou symboles qui s’y rattachent, la pierre s’apparente ou adhère en quelque sorte à la poésie contemporaine. Car la pierre est tout le contraire de l’effusion, de l’élan des sentiments et du lyrique, par sa froideur et silence elle étoufferait net tout épanchement lyrique. Puisque nous parlons de lyrisme et du rapport avec la pierre, il est important de nous arrêter aux propos d’Anne Gourio sur la place que revêt le minéral dans la poésie de la seconde moitié du vingtième siècle lorsque le chant, lui, se trouve démuni. Car, selon elle, si cette période « se porte vers l’élément minéral, c’est donc parce que le chant est atteint dans ses données traditionnelles : blessé, il ne trouve pas de support que dans l’élément immuable ; fragilisé, il n’aura plus d’écho que dans la pierre mutique. (…) Tandis que le pôle de l’expression s’estompe ou se voit marginalisé, la recherche de l’évidence et de la dépossession, l’exigence d’une vérité brute et d’un « contact pur et simple » avec le monde passent au premier plan.30 »

Une recherche de vérité brute et de contact simple, oui, mais il ne faut pas oublier que la pierre est en même temps matière épaisse difficile d’accès, elle requiert ainsi un voyage dans l’épaisseur des choses, de ce qui ne se livre pas, ne se donne pas, reste silencieux. Telle est la quête du poète dans le monde du langage et des mots, un voyage dans l’inaccessible, l’infini. Le poète recourt à la figure minérale pour un caractère qui est propre à la pierre et qui est propre au poète aussi, dans sa recherche ; ce caractère est celui du brut et du premier. Et, à l’évocation du brut et du premier, nous ne pouvons pas éviter de penser à l’origine, un thème que nous aborderons un peu plus bas et qui constitue un point important dans la quête du poète et ce de multiples points de vue, celui de l’espace, du temps, de l’histoire, de la chronologie… La pierre est la « trace tangible d’un monde insoumis et irréductible à l’empreinte humaine.31 » Elle comporte tous les éléments qui incarnent la situation du poète face à un monde - qu’il soit celui du langage, que ce soit la vie dans son début, le passé, ou dans sa fin, le futur - qui, s’il parle, ne délivre que du rien, ou, du moins, que du peu qui apporte avec lui plein de silence. La seule certitude que les poètes peuvent avoir est celle de l’incertitude de tout ce qu’ils croient détenir et avoir acquis jusqu’ici, car de certitude il n’y en a point et rien n’est acquis : tout est à « revisiter », à redécouvrir et à réapprendre.

Apparaissent avec la pierre des questionnements de grande importance, comme celui sur l’origine, sur le commencement et la fin du monde, sur le sens, le poids de l’empreinte humaine, sur la mémoire, sur l’héritage. Un parallélisme se tient ici entre la figure de l’altérité minérale et le poème, que nous exprimerons sous forme de questions telles que : que nous dit la pierre ? Et que nous dit le poème ? Est-on sûr du message que l’on croit y (dans la pierre ainsi que dans les mots du poème) lire, y entendre ? Est-ce le message originel, original ? Ce thème demande et mérite, en effet, une étude plus approfondie dans la poésie moderne.

Quant à nos poètes, il convient de préciser d’avance que le minéral n’est pas un thème majeur chez Frénaud en comparaison avec nos deux autres poètes Guillevic et Gaspar, la pierre est toutefois présente dans l’univers poétique frénaldien. Nous nous intéresserons ainsi à l’étude d’un de ses poèmes où l’on repérera quelques caractéristiques de l’élément minéral. Nous nous proposons ici de souligner les points éminents de cette figure chez nos trois poètes à travers un ou plusieurs de leurs poèmes.

Les pierres sont habitat de fossiles et nous révèlent des secrets sur le passé, cela parle à notre poète Gaspar qui fut intéressé par des fouilles archéologiques dans des pays riches d’histoires. La pierre ou le minéral en général se révèle ainsi chez notre poète un lieu du désir où l’unifiant, la totalité, sont trahis par le fragmenté32, fragmentaire. Une sorte de découverte que connaissent les archéologues et avec laquelle ils composent. Nous pensons tout particulièrement à l’image du désert, un « sol absolu » dont Gaspar imagine le passé comme ayant été un jardin verdoyant, un jardin de pierre33 nous dira Gaspar. Se crée un parallélisme entre le désert contenant en quelque sorte des jardins, du végétal, et la pierre contenant du vivant, du végétal, de l’animal, donc de l’eau bien sûr («  Pour cette eau qui monte/ dans la clarté des pierres » (SA, p.165)) Nous choisissons de citer ici un poème (« lapidaire » tant dans sa concision que dans sa référence à la pierre) qui s’ouvre sur la présence de la pierre et qui ne passe pas inaperçu dans Sol absolu :

‘PIERRE PIERRE
encore une
PIERRE
sable
illimité
RIEN (S.a., p.93)’

La recherche qui se fait dans le désert avec son étendue de sable à perte de vue, s’opère aussi dans le minéral :

‘Je cherche une respiration au fond des pierres
Une fraîcheur qui monte dans la citerne des yeux
Une dernière eau où s’agenouille la clarté (S.a., p.187)’

De pierre en pierre, le poète fait des découvertes qui, dans l’incessant et infini cheminement, ne lui livreront que du rien, du silence (« énorme pays de vies muettes34 »). Ce creusement incessant s’avère sans fond à toucher, il est ouverture sur et dans l’immense et l’illimité. Nous pouvons remarquer que pour Gaspar, le désert, la pierre et le minéral en général, sont un espace et un élément de dénudement et d’étendue, ils ne sont jamais du néant pour lui. Il nous faut alors comprendre le vide, le rien, le silence, dans un sens particulier : une invitation à se doter d’un regard neuf pour les choses ainsi que pour les mots et le langage. Car il existe un rapport important entre le minéral et la parole, tel qu’on peut le voir dans le poème suivant :

‘Granits
porphyres
calcaires
pitons volcaniques
rivières de laves
HARRA
amas de souffre
minerais de fer
cuivre
argent
parole (S.a., p.96)’

La pierre est un corps pur et essentiel qui se fait espace de nomination, de naissance ou de renaissance pour la parole. Nous accueille dans le désert cet espace ouvert du vide, du rien, où tout est à redécouvrir, à nommer, à épeler de nouveau et à nouveau avec toutes sortes de pierres que Gaspar nomme, énumère et fait paraître sur la page comme des strates (dans le terrain, domaine du géologue mais aussi dans la langue, domaine du poète). Chaque pierre se révèle dans sa spécificité, dans ce qui la distingue de l’identique, à travers la parole car c’est la langue qui nous permet une proximité et une ouverture à l’Autre finalement. Chaque pierre rend compte aussi de la diversité du réel. Les éléments minéraux sont ainsi révélés par la parole et celle-ci les rejoint dans une « familiarité du vide », dans le vivant que porte la carapace dure et froide de la pierre. La langue se révèle être ainsi telles ces pierres un espace de dénudement fertile, c’est-à-dire vaste et ouvert à toutes les possibilités.

Le rapport entre la parole ou le poème et le minéral, nous le retrouvons chez Guillevic qui fut appelé poète préhistorique, brut, et sculpteur du silence, appellations toutes en relation avec la matière. Mais il est aussi le poète des menhirs, de ces immenses pierres dressées sur le sol de sa région natale, la Bretagne, qui occupent une partie considérable dans son œuvre. Pour Guillevic, les menhirs sont des poèmes « Les menhirs de Carnac/Sont autant de poèmes/Que le ciel et le vent/Cherchent à se dédier. »  (Art p., p. 212)

Le minéral est signe de dureté, de durée, de rempart contre la peur, Guillevic se réfugiait dans les objets qui, eux, ne sont pas méchants. Selon le poète, le minéral sous toutes ses formes parle (les Menhirs ne cessent de dire et redire) et sourit aussi au poète : « si un jour tu vois qu’une pierre te sourit, / iras-tu le dire ? » (T., p.29) Ouvrir le mur avec des mots, faire un mur avec les mots sont aussi des images qui reviennent chez Guillevic toujours dans un même rapport de réciprocité entre les mots et le minéral. Il écrivit même un ouvrage de tirage limité intitulé Vous, pierres 35 , comportant dix poèmes totalement consacrés à la pierre dont le poème suivant :

‘Tu es pour moi
L’éternité,

L’image
De l’éternité. ’

La pierre n’a pas besoin de s’interroger, elle ne manque pas de temps ; laquelle le poète tente d’entendre car on ne la dit pas, elle se dit elle-même et en dit sur le monde et du monde tout autour d’elle depuis l’origine. Il suffit au poète d’être attentif, de savoir entendre ce que la pierre lui livre. Avec l’altérité minérale, il y a une sorte de familiarité pour le poète «  Laissez-moi ici/ avec mes pierres », mais aussi un sentiment de protection, ou du moins de paix « Au moins, toi, rocher/ Tu ne m’attaques pas. ». Et elle fait également partie des choses pour lesquelles la vie mérite d’être vécue selon Guillevic, d’ailleurs, il ne nomme qu’elle dans un petit poème que voici :

‘Je ne regrette pas
D’avoir constaté ce monde.

Des choses le méritent :
La pierre, par exemple.’

Chez Frénaud, le minéral n’a pas la même ampleur, tel que nous l’avons noté plus haut. Cependant, écoutons ici un des poèmes frénaldiens où figure la pierre. Il nous apparaîtra alors qu’il n’est pas insensible à cette figure de l’altérité et qu’il ressort de sa confrontation ou de son contact avec la pierre des points communs avec l’expérience de nos deux poètes précédents face au minéral ; points que nous tâcherons maintenant de souligner :

‘L’immobilité sans cesse renouvelée, qui tremble.
La clarté chevelue de l’éphémère dans l’épaisseur hésitante.
Petits grouillements enfouis entre les continents miniature.
Le cheminement du sang ferrugineux dans la pierre.
Le mouvement de mon sang qui s’y reconnaît
Tous les éléments qui s’échangent font une buée
dans l’air solennel, endorment la mer. (IPP, pp. 91-92)’

Nous retrouvons ici quelques caractéristiques de la pierre qui sont doubles, paradoxales, où se croisent selon Anne Gourio « sensibilité et espace, pour mieux dégager une totalité mouvante, incessamment recomposée, retrempée dans une histoire qui dessaisit plus qu’elle ne constitue.36 » Voyons d’abord l’immobilité dans le premier vers qui est loin d’être une stabilité morte mais qui se renouvelle plutôt, voire « qui tremble ». Nous pouvons peut-être lire dans l’image du tremblement une personnalisation, la trace d’une sensibilité du poète qui se retrouve au cœur de la pierre, et pourquoi pas une sensibilité de la pierre aussi. Cette immobilité n’est perçue ainsi que grâce à un regard du poète « qui tremble » et qui est renouvelé sans cesse. L’immobilité dans le sens classique du terme disparaît et n’entre désormais plus en jeu.

L’épaisseur et l’opacité de la pierre semblent tout à fait changées, une clarté volumineuse y loge, les rendant « hésitante » ; l’éphémère semble alors ébranler la forme implacable de l’épaisseur presque éternelle, immuable. Sous le regard qui perce la chose, figure de l’altérité, un monde vivant et grouillant voit le jour et apparaît de l’opacité qui n’est que le voile de notre ignorance, adhérant à notre regard. A travers le monde de cet être qu’est la pierre, le poète se reconnaît, reconnaît le sien, il voit désormais du sang dans la pierre à l’image de son corps vu du dedans. L’effet de la pierre, comme l’effet de toute autre altérité, se fait dans l’échange entre tous les éléments la constituant. Clarté, mouvement, sensibilité, mais aussi du rêve y loge « Sauras-tu pressentir encore le rêve inscrit/Ressassé dans ces pierres ? » (S.F., p.185) 

Il est clair, à travers nos trois poètes et tel que l’écrit Robert Delahaye, que « la poésie d’aujourd’hui tend à établir des rapports de plus en plus étroits et intimes entre l’homme et l’objet, à cerner ce dernier de plus en plus près, à le pénétrer toujours plus profondément, à la limite, à s’identifier avec lui.37 » Il s’agit bien chez nos trois poètes d’une envie de pénétrer les choses, de percer la façade dure, résistante, repoussante et terne des choses pour pénétrer au fond d’elles et atteindre une harmonie, la vie, la « face claire de la nuit », comme ils le disent dans leurs poèmes.

Ainsi, nous pouvons conclure avec les paroles de Léon-Gabriel Gros qui parle de la poésie et de la vie, de l’importance du rôle que peut avoir la poésie dans notre monde : « La poésie « auréole » la réalité concrète, c’est en cela qu’elle concourt à la « transformation » du monde.38 » Transformer le monde, cela ne nous rappelle-t-il pas le « changer la vie » de Rimbaud ?

Changement qui se situe aussi au niveau du rapport entre nos poètes et notre troisième composante de l’altérité qui est le végétal. Il nous faut mentionner avant tout que l’altérité végétale semblerait de prime abord ne pas concerner Gaspar vu l’ampleur et la dominance du désert dans son œuvre, en tout cas pas au même niveau que nos deux autres poètes. Par ailleurs, nous connaissons l’intérêt que porte Frénaud aux villes, et l’existence d’un recueil de Guillevic intitulé Ville, pour ne citer que ces exemples-là. En dépit de cela, le végétal étant un élément non seulement primordial mais vital de la vie, symbole du renouveau, il ne peut qu’avoir une place importante que nous tâcherons de montrer à travers toutes les figures et éléments du végétal que nous choisirons de traiter maintenant chez nos trois poètes.

Notes
30.

Anne Gourio, Chants de pierres, ellug, 2005, pp.9-10.

31.

Ibid., p.8.

32.

«Je me suis mis à écrire cette histoire- ce que je croyais être une histoire-…Et au bout d’années de patientes recherches, ces pages mitées souvent ne livraient que des mots épars, le sens perdu à jamais. » (E.J., p.111) 

33.

« Jardin de pierres. Bien différent de ceux qu’ordonne une pensée dans un Orient plus lointain. Ces pierres sont là sans ordre ni désordre, elles existent. Elles sont là un instant, immobiles, remplies de mouvements, articulées à une infinité d’autres. » (F.O., p.16)

34.

« Nous vivons dans la fraîcheur d’aller/porteurs d’images au jardin de pierres/le vaste empire répandu, éventé./ Ce qui reste au large d’années/souffles bleuis, violences calcaires/énormes pays de vies muettes/craquements verts dans les doigts de craie. » (S.a., p.77)

35.

Conf. Annexe 3.

36.

Anne Gourio, Chants de pierres, « Plateau Parcourir les pierres, explorer le divers », op. cit., p.350.

37.

La poésie des années 1960-1980 jugée par ses acteurs, par Jean-Louis Depierris, PUN, 1992, pp.154-155.

38.

Ibid., p.184.