6.1. Le végétal : altérité/ temps

Commençons alors par l’étude du végétal, notre deuxième composante de l’altérité, dans le rapport que nos poètes lui attribuent avec la notion du temps. Nous pourrons remarquer d’après les poèmes choisis de quelle notion de temps précisément il est question chez chacun des poètes, serait-ce l’éternel ou le temps éphémère du quotidien qui fuit rapidement ou bien encore un temps beaucoup plus apaisé que notre propre rythme ? Il sera possible de voir également quel rapport exact lie ou relie le végétal sous toutes ses formes, qu’il soit graines, plantes, haie ou autre, au temps.

Nous proposons de commencer avec une définition de Gaspar, dans son recueil Sol absolu, des plantes et des graines. Bien que cette définition concerne les plantes au désert, elle concerne tout autant le végétal dans une définition plus générale. Écoutons ce qu’il est exactement dit des plantes et graines dans ce recueil du désert :

‘Les plantes
Seuls êtres directement bran-
chés sur l’énergie solaire, fa-
briquent assidûment des ali-
ments organiques avec un
peu d’eau et de dioxyde de
carbone ; sans elles point de vie animale- (S.a., p.122)
les
graines
certes savent quand c’est le
moment de germer. Une
juste quantité d’eau d’infil-
tration, une bonne tempéra-
ture du sol, les voilà qui se
gonflent, s’activent. Cepen-
dant, même quand toutes les
conditions favorables sont
réunies, toutes les graines ne
répondent pas à l’appel.
Chaque espèce constitue
Ainsi une réserve, prenant
Mesure des inconstances du
Ciel (S.a., p.123)’

Nous retiendrons des deux passages une définition certes scientifique mais qui présente des points importants à l’abord de notre sujet et à la bonne compréhension du rôle et de la présence du végétal dans la poésie contemporaine. Gaspar semble souligner la spécificité des plantes par les mots suivants : « seuls êtres », « assidûment » et leur rôle primordial pour les autres espèces lorsqu’il précise que « sans elles point de vie animale ». L’élément végétal n’est donc pas un objet inerte qui subit, mais un sujet ou un « agent » qui agit et qui détient également un savoir, ce qui pourrait sûrement choquer l’oreille ou l’œil de l’auditeur ou du lecteur lorsque l’on lit ou entend que : « les graines…savent ». Un savoir qui dote le végétal d’une conception du temps. Les plantes ou les graines déjà, ont donc, selon notre poète, la notion du temps, c’est ce que nous pouvons comprendre de la phrase que nous reprenons ici : elles « savent quand c’est le moment ». On peut conclure avec ce que nous rappelle le poète lorsqu’il avance que, comme nous, les plantes sont d’abord des « êtres » et sont pourvues d’une conscience.

Le « comme nous » pourrait être traduit par un poème de Guillevic où il est question pour l’un (l’homme) ou l’autre (le végétal) d’un combat commun, celui de l’ombre et de la lumière :

‘Tu regardes les haies
Couver leur plein
De secret.

En elles
C’est sans doute
Comme en toi :

Toujours
Le combat de l’ombre
Et de la lumière. (Pr., p.103)’

Nous sommes devant un parallélisme entre les haies, figures de l’altérité végétale, et le poète (« en elles…comme en toi »). La couvaison de multiples secrets dans un combat entre la lumière et l’obscurité, combat qui dure comme la couvaison à travers le temps. Ces couvées restées dans le noir (dans « l’ombre ») sont comme un secret, puis une fois qu’elles éclosent, le secret sort à la lumière. A la lumière de ce poème, nous pouvons comprendre un autre vers de Guillevic où il est dit : «  se sentir égal au pissenlit… » (Art p., p.315).

Revenons maintenant à la conception du temps que Guillevic appelle « un temps de végétal » dans un autre poème que nous citerons ici ; un temps végétal qui diverge, par contre, avec les hommes :

‘« Suppose »
Que près de toi mes jours
Aient un cours trop rapide

Et que je te demande
De faire de mon temps

Un temps de végétal
Pas pressé de fleurir. (Aut., p.45)’

Il apparaît alors clair que ce temps-là (« temps de végétal ») est différent du nôtre (« mes jours…rapide »). Le dernier vers nous l’indique clairement, car le défaut chez nous est d’être toujours pressés, de vouloir bousculer et brûler les étapes dans notre vie de telle sorte qu’on ne vit jamais les choses pleinement. Notre attention est tellement focalisée sur le but ou sur le fruit de notre recherche que nous perdons le goût de la quête elle-même, du cheminement, à travers toutes ses étapes et perdons avec le goût du fruit aussi. Le végétal en ce sens peut nous apprendre, si nous le voulons bien, à savourer chaque instant et à laisser les choses évoluer dans le temps autant qu’il leur est nécessaire.

Ce qui nous sépare du monde végétal chez notre troisième poète, Frénaud, c’est le fait que le végétal relève de l’éternel comme le cas du pin : « mais le pin est dans l’éternel » (H., p.86). Nous retrouvons ici le rythme lent et apaisé de Guillevic, attribué au monde végétal qui semblerait échapper ainsi à nos propres divisions et conception du monde. Avec l’exemple du pin, nous passons maintenant à l’arbre qui est comme chez Frénaud élément de vie, de longévité, d’éternel. Peut-être, y a-t-il dans tous ces symboles ce que garde l’arbre pendant ses longues années d’existence, car témoin d’histoires, voire de l’Histoire. Nous avons choisi d’attribuer à l’arbre la qualité de générosité, car c’est un élément riche de symboles comme l’appuiera sa présence chez nos poètes ; il est également plus qu’un compagnon pour l’homme.