6.2. L’arbre, une altérité généreuse

A la lumière des données qui caractérisent cet élément végétal pilier, l’arbre en l’occurrence, que nous présenterons ici même, nous irons à travers trois points. D’abord le temps puis l’espace et enfin le langage. Faisant appel à l’imaginaire, nous tissons selon Gaspar des mythes à travers des siècles et des siècles, et chez Guillevic, nous verrons comment s’établit dans un de ses poèmes le parallélisme entre un vieil homme et un vieil arbre, tous deux ayant tracé un chemin de vie dans le temps. Voila pour ce qui est du rapport avec le temps.

Il s’agira aussi de l’espace puisque Gaspar parle de la réalité physique et matérielle de l’arbre qui, avec tous ses éléments, le tronc, les racines, le feuillage, n’est pas pour nous une simple image abstraite. L’arbre symbolise également la stabilité, la fixation, c’est ce que l’on verra chez Frénaud.

Notre troisième point sera celui du langage à travers le chant commun, le dialogue entre le poète et l’arbre, mais aussi dans ce qui dépasse le langage car dans l’inconscient, dans notre rapport à l’autre-arbre, nous savons son importance vitale pour nous et notre perduration.

Nous commencerons ici par la grande importance que revêt l’arbre chez Gaspar qui n’a pu être indifférent à toutes les connotations dans toutes ses parties au point d’y consacrer un texte entier intitulé « Méditations arborescentes». En effet, l’arbre est chez Gaspar une figure très présente et importante qui participe de l’univers de nos mythes. Il dit à ce propos dans le même texte :

‘…nos sens, notre sensibilité, notre imagination, notre pensée, notre besoin de créer des mythes, d’établir des symboles, se voient de tant de façons attachés à l’arbre, à sa réalité physique… (Appr., p.292)’

Si l’arbre par sa réalité physique nourrit notre imagination et notre monde mythique c’est parce qu’il « nous paraît paisible et généreux…il est un repos pour l’œil » (Appr., p.293)

Dans la poésie contemporaine, l’arbre comme tout autre élément n’est pas un simple décor et son évocation n’est en aucun cas l’objet d’une simple description du paysage. Il y a entre nous ou le poète et l’arbre un lien particulier, non de sujet à objet mais d’être à être. Cette idée et ce genre de rapport nous les retrouverons chez Guillevic dans le poème suivant :

‘« Suppose »
Que le chêne refuse
Nos corps contre son tronc

Et que je te demande
Que nous lui chantions

Le chœur de ses racines
Étouffé dans ses feuilles. (Aut., p.50) ’

Le lien, tel que le poète l’imagine, pourrait être un lien de refus de l’Autre, de nous. Et si le chêne dans ce poème se refuse à tout contact extérieur (« notre corps contre son tronc »), à tout lien matériel, au langage des mots, c’est justement pour que s’élève le chant commun comme s’élève la sève. Ce chant n’est-il pas celui de la vie et de l’existence de tout être dans l’univers ?

Mais on peut lire ailleurs, dans un autre poème un rapport tout autre entre le poète et l’arbre. Voyons de près ce qu’il y est dit :

‘Un vieil homme

Est passé sous un arbre,
Un très vieil arbre.

Le vieil homme a souri,

S’est arrêté quelques secondes,
N’a rien dit. (Pr., p.49)’

Il s’agit de deux êtres, « un vieil homme » et « un vieil arbre », nous gardons ici l’article indéfini pour souligner comme le souhaiterait le poème que les deux personnages sont à pied d’égalité. Nous sommes devant deux éléments indéfinis faisant partie de notre monde et seul l’adjectif « vieil » les qualifie tous deux également. Le poème montre bien que même si c’est l’homme qui sourit et qui ne dit rien et que rien n’est évoqué du côté de l’arbre, il y a eu un sourire, un dialogue, la conscience de l’homme est interpellée dès qu’il passe sous l’arbre. Il n’a pas seulement remarqué l’arbre, ni l’a observé mais il lui a souri sans rien dire et à nous d’imaginer ce qu’il en fut de l’arbre. En effet, le dialogue entre eux ne passe pas par les mots, il est plus profond et plus éternel. Cela pourrait nous sembler contradictoire avec la réalité logique, d’un point de vue scientifique ou rationnel, car comment le poète prétend-il communiquer avec l’arbre, avec l’univers, dépourvus de toute capacité à parler ou à sentir ? Gaspar, qui est poète mais également un scientifique qui s’est consacré au domaine de la recherche et l’est encore aujourd’hui, écrit, toujours dans « Méditations arborescentes » :

‘… nous sommes convaincus que l’arbre dépourvu de système nerveux ne souffre pas - c’est nous qui souffrons de son absence et en souffrirons peut-être gravement un jour. (Appr., p.293) ’

Ainsi, nous projetons nos idées et nos sensations sur l’arbre, car une réciprocité existe effectivement entre nous et l’arbre comme avec tout autre élément dans la nature. Or, il est important de comprendre que si l’homme n’a pas recouru à son propre langage, c’est qu’il a appris à être en dehors de lui-même et qu’il est déjà dans la logique profonde de l’arbre. C’est probablement ce que Gaspar désigne par le « bonheur d’entendre le vent au-dedans » ou par « les sèves du vivre » dans le poème suivant :

‘Tous ces bruits, gestes et pensées
Tous ces membres, couleurs et rêves
Doucement posées sous les arbres-

Dans les sèves sans bornes du vivre
La fureur de la vie déchirant la vie-

D’une voix jadis fraîcheur sous les feuilles
Trouée de tant de choses incomprises
Bonheur d’entendre le vent au-dedans- (Pat., p.109)’

Ce poème plonge dans le monde de l’arbre et témoigne d’une envie et d’une forte volonté de pénétrer au-dedans de l’Autre. Du monde de l’Autre, nous sortons avec une meilleure compréhension de l’Autre et par conséquent de nous-mêmes et de notre rapport à cet élément, cette altérité, (notre cohabitant du monde). Nous en sortons avec un bonheur de découverte, un vivre avec, profonds. Il y a effectivement un dialogue (« entendre ») mais qui est un dialogue non verbal de « vent », « d’une voix » de « fraîcheur » qui émane de l’intérieur de l’arbre.

L’arbre apparaît chez Frénaud, comme l’écrivait bien Pierre Masson dans Lire Frénaud (« Il n’y a pas de paradis. Mais… »), telle une sorte de « maison végétale » dans laquelle habite le poète : « Dans l’arbre ténébreux où je suis agité,… » (IPP, p.140) et auquel il s’apparente ou dont il commence à emprunter le comportement si l’on peut dire ainsi, enracinement et ascension : « Dans l’île où je vais pousser comme un peuplier verdit » (IPP, p.53). Et si pour André Frénaud être l’arbre, c’est « …rester fixé sur cette place », détail spatial, c’est également s’opposer en quelque sorte au temps dans une sorte de révolte contre un certain ennemi, ce « temps qui ne m’a jamais aimé ». Vivre l’arbre, pousser, verdir, croître, végéter… Voici ce que le poète voudrait : « je veux rester fixé » parce qu’il « savai(t) devoir mourir si(il) n’étai(t) pas cet arbre ». Il choisit alors d’être n’importe quel objet qui lui donne la sensation d’être fixé, bien planté, ancré (« qu’on m’attache »). Une sensation de dureté, de solidité, sans pourtant négliger que les objets, telle la cheminée, sont conscience aussi : (« la cheminée qui regarde ») (IPP, « Dans l’île », p.53) 

L’arbre est également le lieu où la mort et la vie se rejoignent et cohabitent ensemble, et le poète semble comme dans la vie être pris dans la métaphore de l’ « arbre ténébreux » qui s’agite et agite le poète dans un long voyage chaotique et douloureux :

‘Dans l’arbre ténébreux où je suis agité,
la mort qui circule avec la vie
se tient si calme où je suis parmi elle. (IPP, p.140)’

Nous ne pouvons pas passer outre l’interférence entre le poète et l’arbre, entre leurs deux corps, pour ainsi dire, dans ce poème. Dans le premier vers, le « je » est identifié et bien délimité, il est agité dans l’arbre. Mais commence alors un certain mouvement de va et vient qui finit avec le troisième et dernier vers dans une certaine relation ou circulation entre vie et mort et le poète se trouve plus que concerné, il est « parmi elle », fait partie d’elle, de cette mort liée à la vie. Il se fond dans l’arbre sans se perdre complètement, il s’y retrouve dans un même rapport existant, tant pour lui que pour l’arbre, avec la vie et la mort. Comme deux compagnons dans une même expérience de vie.

Dans le rapport qui nous unit au sein d’une même expérience de vie, nous et le végétal, et qui passe par le langage, nous sommes confrontés soit au dialogue entrepris ou supposé comme dans les poèmes de Guillevic commençant par « suppose », soit au silence et dans ce cas, bien qu’elle soit muette (nous reviendrons un peu plus bas sous l’intitulé « La fleur et le fruit, un accueil chaleureux » à cette même image du mutisme chez la rose), la présence végétale chez Gaspar est sans doute une participation à l’aventure humaine. Puisque tous sur terre prenons part à une aventure universelle qui nous concerne sans exception, qui est celle de la vie et de l’existence, de notre être au monde :

‘Je sors dans la nuit
parmi de grands arbres
qui bougent les étoiles
et vais ne sais comment
dans le grondement sourd
de vagues qui se lèvent
personne ne sait où- (Pat., p.155) ’

Dans le poème précédent, nous remarquons l’apparition du sujet (« je ») : présence humaine, celle peut-être du poète lui-même, celle d’une action (« sors ») indiquant un déplacement, un mouvement qui est en recherche de quelque chose qui est aussi la quête d’un monde qui nous entoure, qui est au-dehors de nous, et d’un monde qui est le nôtre et que nous délimitons nous-mêmes avec soin. Le paradoxe dedans/dehors, intérieur/extérieur, est évoqué par le verbe « sortir ». La recherche s’effectue dans la nuit (l’obscurité, peut-être celle de l’incertitude) mais un élément important apparaît tout de suite après, dès le deuxième vers, qui est le végétal et les arbres. Le premier vers est en quelque sorte le début d’une aventure menée par le sujet, la nuit, et le deuxième précise que le poète n’est pas seul dans son aventure, les arbres sont ses compagnons et ils ne sont pas immobiles ou indifférents : leur mouvement (« qui bougent ») répond à celui du poète (« je sors »). Il s’agit bien de la quête du « je » mais ce « je » disparaît ou ne réapparaît pas dans le quatrième vers, détail qui peut passer inaperçu parce que permis et donc correct linguistiquement parlant. Pourtant c’est bien un « je » qui manque parce que c’est le verbe « vais » (ou même « sais ») conjugué avec la première personne du singulier qui figure et non pas « allons » par exemple. C’est bien ce sujet qui est encore là. Par contre, il n’est plus comme le « je » du premier vers, du début, son aventure est désormais la sienne mais avec l’autre, avec celle de l’autre, une aventure commune et universelle où tous sont égaux (« personne ne sait où »). Avec l’effacement du « je », les frontières ou la distinction d’avec l’Autre sont désormais floues, elles ne sont plus certaines.

La nature ou la campagne est à l’image du monde du poète qui serait, lui, le paysan du monde de la poésie. Dans un poème de Frénaud, l’arbre symbolise non seulement le monde du paysan, la nature, mais aussi la poésie, monde du poète, sur laquelle les feuilles qui sont les poèmes viennent s’accrocher et s’attacher. Nous proposons maintenant de voir de près le poème suivant intitulé « printemps » et tiré du recueil Les Rois mages :

‘Mon grand arbre à qui j’ai promis
Tout le miel noir de mes nuits
(…)
Aujourd’hui je suis vert et je saute.
Je m’ouvre à hauteur de mes yeux.
Je veux rire comme un jeune pommier.
Petits poèmes qui fleurissez sur mes épaules. (R.M., p.145)

Dans ce poème, un mouvement progresse avec le défilement des vers, mouvement allant du bas vers le haut dans le grand arbre, avec ce qui se fait dans l’obscurité, dans la profondeur, d’une promesse vers une ouverture, une verdure, une volonté d’être ce « jeune pommier » honoré par ses fleurs, ses fruits et des feuilles qui sont des « petits poèmes » de poésie. Le fleurissement des fleurs qui peuvent donner des fruits à l’arbre nous demanderait un regard sur la présence de la fleur, des fruits dans une poésie qui voit ses poèmes comme l’épanouissement d’efforts tant déployés, comme ceux de l’arbre. Notre prochaine figure de l’altérité végétale sera donc celle de la fleur qui laisse place par la suite au fruit. Fleur et fruit représentent tous deux un accueil chaleureux pour nos poètes.