6.3. La fleur et le fruit, un accueil chaleureux

‘Il n’aura pas,
Mon poème,
La force des explosifs.

Il aidera chacun
A se sentir vivre
A son niveau de fleur en travail,
A se voir
Comme il voit la fleur.  (Art p., p.175)’

Notre rapport à la fleur et au fruit se manifeste d’abord par une ouverture, un accueil chaleureux, de verdure et de couleur qui s’offrent à nous, tel que nous pouvons le voir chez Frénaud et Gaspar. Chez Guillevic, il s’agit plus précisément de dialogue entretenu avec la fleur mais surtout par elle. La fleur nous accueille, nous adresse la parole ; avec elle le poète est frère. Nous remarquons la familiarité du dialogue avec l’utilisation du pronom « tu » ; une fraternité qui unit cette fille du végétal avec le poète.

Quant au fruit, il sera amande tant chez Gaspar que chez Frénaud et sera également pomme. Si la fleur chez Gaspar est une « présence sans mot» (Pat., p.120), elle est aussi feu ; « feu d’une très jeune rose sous l’enveloppe verte » (G., p.29). Feu qui est également une sorte de langage. La présence des figures végétales, comme la rose, chez Gaspar, est, en effet, une présence silencieuse ou même muette : « La présence sans mot de la rose » (Pat, p.120), la rose n’émet ainsi aucun mot, car seuls les hommes usent du langage verbal, de la langue. Mais il est question ici de présence, d’un langage de la rose qui n’est certes pas verbal mais qui est, donc a sa valeur et devrait nous rappeler que tant de présences autour de nous attendent ou méritent notre attention. Ce feu, cette enveloppe verte, - tant sur le plan de la couleur attrayante, accueillante, que sur la chaleur de l’accueil, comme les fleurs, dans la campagne frénaldienne où « tout est pour tous puisque rien ne reste à aucun » (IPP, p.134), savent nous accueillir dans leur manteau de couleurs :

‘Tricolores t’accueillent avec le bleuet l’églantine,
le coquelicot parmi le seigle barbu.
La feuille filigranée par la nature végétale
tremble menue au vent léger avec les clochettes,
toutes les fleurs des champs, les cendrillons. (IPP, p.134) ’

Elles sont le symbole de la participation à une vie, une ; participation de l’univers à l’aventure humaine ou de l’homme à l’aventure de la vie qui est, chez Frénaud, l’instant où l’on comprend notre lien intime avec le monde. Un lien qui, comme la fleur, ne cesse de s’épanouir :

‘Au moment où les contradictions deviennent vécues comme des correspondances de l’être du monde qui se fait, l’univers dont je ne suis plus séparé surgit comme un violent bouton de fleur qui n’en finirait pas de s’ouvrir39. ’

Ici, apparaissent trois éléments ou protagonistes de l’histoire de la vie, le monde, le poète, le bouton de fleur, nous y ajoutons les contradictions et le temps, facteurs déterminants dans l’avancée et l’évolution du monde. Le monde se fait ; les contradictions sont comprises, acceptées, comme telles ; le poète prend conscience des racines qui le lient au monde ; et cette fleur qui n’arrête pas de fleurir, de s’épanouir. De ces éléments et devant une telle phrase frénaldienne, apparaît alors à notre esprit le mot Osmose où tout semble suivre son cours dans une même et unique expérience. Une fois que nous saisissons notre lien intime avec le monde, nous ne nous sentons plus séparés - la séparation est un sentiment qui est bel et bien présent chez lui - nous comprenons les paradoxes qui font notre monde, qui font de lui ce qu’il est. Ce serait comme accepter la « violence » de l’apparition des contradictions et aller plus loin jusqu’à en avoir un point de vue de haut, où le pour et le contre, les composantes du paradoxe, s’assument et donnent sens à une vie qui continue, comme la fleur qui ne cessera de s’ouvrir à l’infini.

Il s’agit d’apprendre la vie, de vivre, d’être toujours en rapport avec l’Autre. Ce vivre « avec » est manifesté chez Guillevic par un véritable dialogue entre la fleur et le poète, la fleur qui lui parle de sa vie, de son témoignage, de son être-là avec lui. Dans l’exemple de l’œillet, il s’agit d’un dialogue verbal que le poète reconstitue avec son propre langage, traduisant tant bien que mal ce qu’il a vécu avec l’Autre. Alors que l’on est conscient que le « vivre » dépasse le « dire de la vie » et lui échappe. Chez notre poète, il s’agirait, plutôt que d’un rapport unilatéral de la fleur au poète, d’une réciprocité. Ainsi, les fleurs ne tiennent pas seulement un langage d’hospitalité et de générosité dans leur accueil mais nous parlent aussi du temps comme nous pouvons le lire dans le poème suivant :

‘Œillet, tu me parles
Et c’est, je crois, de mon enfance,
Du temps où tu longeais
Les pourtours du jardin,
Du temps où l’espace
Était l’avenir,
La profondeur de l’instant,
La promesse. (Pr., p.99)’

Un temps qui s’avère ne pas être uniquement le nôtre, mais celui de la fleur comme de toute altérité, compagnon dans notre cheminement ou chemin de la vie. Un temps rattaché au présent, au passé, à l’avenir mais aussi à l’espace, à la profondeur de l’instant que nous retrouvons dans l’intitulé du recueil Présent. C’est en effet, dans une vérité que s’ancre notre rapport au monde et à l’Autre, une vérité éternelle à jamais vraie, ancrée dans le vrai, le toujours, dans la profondeur du présent. On remarque alors, à travers le dialogue entre Guillevic et l’œillet, que ce dernier ne lui parle pas seulement du temps, de son passé, de son enfance, mais cette enfance-là, il en fait aussi partie puisqu’ils étaient compagnons dans leur aventure. D’ailleurs, ils le sont toujours à l’heure où ils se parlent et le resteront tant que le temps restera un espace ouvert vers un avenir, vers une promesse. Le rapport de familiarité avec l’Autre, avec la fleur, est d’amitié et, davantage, de fraternité. Un rapport qui naît avec l’enfance et va jusqu’à la mort :

‘Besoin de dire ta complicité
Avec les fleurs, toutes,
Depuis le moment
Où elles apparaissent
Jusqu’à celui
Où elles s’épanouissent
Et jusqu’à l’heure
Où elles sont condamnées.
Même fanées,
Tu es encore leur frère. (Pr., p.116) ’

Il s’agit donc là d’un dialogue qui grandit avec nous et avec le temps, qui se nourrit de notre besoin de l’Autre, du besoin de dire notre besoin de l’Autre : ne pas cesser de dire la fraternité qui nous lie au monde. Une fraternité qui est éternelle parce que plus forte que le temps et la vieillesse, cela est étayé par le mot « encore » dans : « Même fanées, / Tu es encore leur frère. » Continuité au-delà de la disparition, la fleur devient alors peut-être fruit, un autre visage d’une même altérité.

Fruit de l’arbre, développement de la fleur, le fruit sera, comme on le retrouve parmi les éléments végétaux chez nos trois poètes, en particulier l’amande, que l’on observera dans deux petits extraits de Gaspar et de Frénaud, et la pomme quant aux poèmes de Guillevic.

Chez Frénaud, comme chez Gaspar, l’amande est liée à la double présence d’une couleur et d’un goût, même si elle n’appartient pas chez l’un ou l’autre au même contexte. Voyons ensemble l’extrait suivant de Frénaud, tiré de Il n’y a pas de paradis :

‘O Montmartre,…
et les cris du jardin,…

O Paris, mon amande
bleue amère,… (IPP, p.30)’

L’amande est ici Paris, son amande, mais si elle est liée à l’espace - chaque ville serait alors un fruit du grand amandier qu’est le monde - l’amande frénaldienne qu’est Paris est bleue et amère. Un fruit amer ne laisse pas un bon souvenir gustatif mais c’est quand même dans l’association à la ville « bleue » - serait-ce à cause de ce côté mélancolique de Paris, de son ciel gris ?- qu’apparaît ici l’amande dans son amertume. Alors que chez Gaspar, les amandes sont vertes et il n’en précise pas le goût, bien que le mot « goût » figure dans son poème. Il faut dire que l’absence d’association du fruit garde une image plutôt intacte d’une saveur fraîche et bonne :

‘La mer
Le soir
Les corps
Parois intérieures du toucher
Cueillir au ventre crépi d’oiseaux
Le ressac déroulé et le même point bref
Goût d’amandes vertes
Et tabac amer ; (S.a., p.52)’

Gaspar laisse certainement deviner le bon goût d’une amande tendre et jeune, déplaçant ainsi l’amertume de l’amande au tabac dans le vers qui suit. Quant au contexte spatial, chez Gaspar, on est plutôt devant la mer. Il est très révélateur de lier le fruit à l’espace, non seulement il n’est pas coupé de son espace ou isolé de tout ce qui est au-dehors mais avec le peu de place que son petit volume occupe réellement, il a une grande importance. Il est le fruit de notre labeur dans notre recherche infinie, même à travers notre cheminement dans le désert gasparien. Serions-nous devant l’équivalent d’une madeleine proustienne ? L’amande est évocatrice et fait revivre toute une dimension de notre vie et expérience. Le fruit est de même l’enfant qui témoigne de la force du monde, il est notre lien avec le monde.

Une telle dimension, qui s’ouvre à nous pour nous révéler toute une profondeur riche et regorgeant de choses, part d’un fruit qui ne tient qu’une petite place à l’œil nu. Cheminer à la rencontre de l’Autre, c’est percer dans une telle profondeur et en comprendre la valeur et la nôtre aussi. Restons dans le lien qui nous rattache au fruit et regardons de près le poème suivant dans lequel Guillevic parle à une pomme reinette, et voyons ce que lui révèle le fruit :

‘Pomme reinette
Tu tiens peu de place
Dans cet univers
Qui n’a pas de limites-
Et pourtant tu révèles plus
Que n’indique ton volume
Puisque tu incarnes
La force
Qui anime le monde,
Habite notre terre,
Donne la sève à l’arbre
Qui t’a enfantée, nourrie,
Et me parle par toi. (Pr., p.121) ’

Le poème commence par situer le fruit, limité, dans le contexte illimité de l’univers. Malgré sa petite taille, la pomme a un pouvoir non négligeable car c’est à travers elle que le monde communique avec le poète. Son pouvoir de révéler et d’incarner les forces et secrets de l’univers qui la surpassent, mais qui sont inscrits dans chacune des formes de l’altérité, nous est indispensable pour comprendre le monde, la place qu’on y occupe et notre rapport à lui.

Nous nous proposons de consacrer quelque temps à l’étude des sentiments que procure l’altérité végétale chez nos trois poètes dans ce qu’elle manifeste en termes de fraîcheur, de verdure et de chaleur… liés aux sens. L’altérité nous ramène à ce qui nous unit à elle. Elle nous communique une force qui est à l’origine de l’univers.

Notes
39.

Jean-Yves Debreuille, Lire Frénaud, PUL, 1985, p.26.