6.4. Le végétal : un éveil à l’Autre

Tâchons de préciser que rien qu’à évoquer le végétal, différents éléments sont rappelés, ceux de la fraîcheur, de la couleur et des odeurs entre autres et auxquels le végétal est étroitement lié. Il est intéressant d’étudier de près comment de tels liens tiennent dans l’univers poétique de chacun de nos trois poètes. Nous proposons d’entamer notre étude par la fraîcheur qu’évoque le végétal avec par exemple le petit extrait suivant de Gaspar dans Patmos :

‘Toute la fraîcheur au sommet des branches
Tant de clarté légère… (Pat., p.133)’

La fraîcheur dont il s’agit ici est non seulement la sensation d’humidité et de froid mais aussi de jeunesse, de naissance, de nouveauté et de clarté parce qu’elle apparaît non dans la racine de l’arbre par exemple mais dans les extrémités des branches. On pense alors aux nouveaux rameaux et bourgeons exposés à la lumière et au soleil mais aussi au danger éventuel.

Le végétal peut être lié à la fraîcheur mais également à son contraire, si nous prenons la fraîcheur dans le sens de la sensation du froid, donc à la chaleur. Nous pouvons citer rapidement quelques vers de Gaspar : « Un bruit chaud bat au bout des branches de l’air. » (G., p.24) ou bien cet autre exemple que nous avons déjà cité plus haut : « On sent le soleil bomber sous l’horizon, le feu d’une très jeune rose sous l’enveloppe verte. » (G., p.29) La chaleur ici nous paraît être cachée ou à l’intérieur de la rose alors que dans l’exemple de l’arbre, plus précisément dans les branches, c’est plutôt l’extérieur qui est en question. Or nous remarquons qu’il s’agit en fait, d’un intérieur qui se livre comme un soleil caché mais que l’ « on sent » et comme une rose que l’on imagine déjà avant son éclosion et son épanouissement. « Le soleil sous… » et  la « rose sous… » sont ressentis grâce à la chaleur, ou au feu qui en émane.

De fraîcheur ou de chaleur, le végétal est aussi et avant tout verdure, une couleur (verte ou autre), qui est non seulement comme disait Gaspar « un repos pour l’œil » mais aussi une figure de l’altérité qui « n’est pas de moi », selon les paroles de Guillevic. Le végétal représente ainsi pour nous un éveil à l’Autre et à tout ce qu’il nous offre. Voilà ce qu’a ressenti Guillevic en allant à la forêt :

‘Alors j’allai dans la forêt…
Et je m’éveillai,
Et il y avait du vert,
Tellement de vert pour mes yeux,

Que j’ai pensé à l’autre,
A tout l’autre.
Car ce vert
N’est pas de moi… (Av., p.115)’

Au départ, soulignons la prédominance du vert dans le poème, par le mot « vert » répété (trois fois) mais aussi la présence de la forêt dans le premier vers. La première strophe manifeste la présence du poète dans un état d’éveil (deuxième vers), de description (« il y avait ») et de contemplation (« tellement de vert pour mes yeux ») et tout autour de lui la verdure. Dans la deuxième strophe, c’est la réflexion qui intervient avec l’apparition du verbe « penser ». Il s’agit d’une confrontation entre deux présences le « moi » et l’Autre, évoquée par la vaste présence de verdure qui révèle sans conteste une altérité qui ne peut pas être du « moi » (le sujet/ le poète).

La verdure naturelle, disons végétale, qui nous donne la fraîcheur, la chaleur (un sentiment de sûreté), une vue paisible et heureuse, est également dotée d’un élément important qui est celui de l’odeur. Nous pouvons dire ainsi que le végétal caresse tout notre système sensationnel.

Prenons pour exemple un poème de Frénaud où un certain ordre - bien dessiné dans le poème à travers les formes triangulaires et circulaire de la couronne et bien présent dans le réel où vient s’ancrer le poème - réunit fraîcheur de source et de fontaine, verdure et ombre de feuillage :

‘Nous sommes remontés de la source
par la fontaine triangulaire
où le basilic a cessé
d’avoir peur de son feuillage.
Nous ne laissons rien en souffrance.
Notre élan a couronne verte. (IPP, p. 67)’

Il faut noter qu’aucun élément ou mot ne vient signaler franchement une certaine odeur, or il suffit d’évoquer le basilic pour qu’une « odeur de fond » au poème vienne se mêler aux autres sensations que celui-ci stimule et éveille. Odeur de fond qui se pétrifie cette fois-ci dans un poème gasparien avec les doigts et les mains, odorat mêlé au toucher, comme si l’origan et le basilic habitaient notre corps et émanaient de lui à l’aube qui le mouille (couvert par la fraîche rosée de l’aube):

‘Voici des mains
Pose-les dans une brève secousse de ton corps
Avec un pot de basilic
Et l’espace fouillé d’oiseaux
Quand l’aube sur nos corps mouillés
Les doigts sentent l’origan. (S.a., p.61) ’

Le fait de s’arrêter sur la présence du végétal et son importance chez nos poètes nous amène à considérer le paradoxe non négligeable de la ville et de la campagne. Par conséquent, nous nous consacrerons ici brièvement à l’étude des deux réalités citadine et rurale chez nos trois poètes. Nous nous consacrerons notamment aux ouvrages Ville de Guillevic, Il n’y a pas de paradis et Sorcière de Rome suivi de Depuis toujours déjà de Frénaud, ainsi qu’à Arabie heureuse de Gaspar.