6.5. Végétal/ Ville

Guillevic avoue avoir écrit son recueil intitulé Ville parce qu’il lui était difficile de vivre dans la ville, celle-ci étant lieu de bruits, de manque d’espace et de nature. Il confie ainsi dans Vivre en poésie : « si je n’avais pas écrit Ville, je ne pourrais plus vivre à Paris. Ce livre je l’ai écrit parce que je ne supportais plus la ville40 ». Nous nous y arrêterons à la couleur dominante, associée à la ville, qui est le rouge ; une couleur contrastant avec le vert que l’on a rencontré plus haut dans un poème où il est question de la verdure de la forêt. Nous trouvons la référence à la ville « rouge » par exemple dans les deux extraits suivants:

‘Il y avait une lueur un peu rouge… (V., p.9), et plus loin :
Coagulée, la ville,
(…)
A tel point que le mot
Même d’hémoglobine
Me fait penser à toi. (V., p.20)’

Le paradoxe est éminent rien que sur le plan de la couleur qu’il offre. Ville/végétal, rouge/vert, c’est déjà très révélateur même si l’on peut se dire que le rouge n’est pas forcément porteur de sens négatif. Ainsi en est-il du rapport ambivalent qu’entretient le poète avec la ville puisqu’il a beaucoup vécu à Paris. Il a pu y jouir d’un environnement humain, important pour lui, mais sa préférence se faisait toujours en faveur de la campagne, de sa Bretagne d’avant, certes, et non pas celle des villas qui ont poussé comme des champignons et changé l’aspect du paysage de Carnac tant aimé par Guillevic.

Dans le recueil, Ville, Guillevic, qui n’use pas d’adjectifs dans son écriture poétique, accuse la ville d’adjectifs tels que :

‘Tourbillonnante, gigantesque, tentaculaire,- (V., p.10)’

Double sens car pour lui l’adjectif n’est-il pas en soi un mot qui détourne de l’essence, de ce qui est réellement et simplement, un mot qui habille, déguise plus exactement, ou trompe ? Ainsi, dans la suite du poème que nous avons cité, Guillevic précise que de tels adjectifs tout comme la ville qu’ils qualifient « ont l’air de (nous) accueillir » mais en réalité ils nous « diluent » (V., p.10). Or, non seulement la ville dilue les hommes qui y habitent, pour Guillevic, mais elle les tue, elle pollue l’air et les eaux qu’ils respirent et boivent. Le poète voit dans tout cela un désir chez la ville de se diluer elle-même, il la voit « S’auréoler d’usure. » (V., p.19) :

‘Elle voudrait partir,
La ville, se quitter,

En montant dans le noir,
En se dilapidant parmi les mille vents,
Les eaux qu’elle salit, les cadavres des hommes.

Elle voudrait partir
En brouillard, en poussière,
En sanglots, en hoquets, en linge abandonné. (V., p.12)’

Plus loin, la ville est traitée de boursouflure, ce qui est loin d’être un éloge, et ne contient aucun accueil, ne serait-il que maquillé. Ainsi, la ville paraîtrait-elle comme un coup porté au visage du monde et de l’homme. Cependant, malgré les images de sang, de boursouflure, de poussière, de cadavres, de bruits et d’isolement, de densité, de coagulation, quitte à ce que la ville reste pour Guillevic moins aimée que la campagne, nous ne pouvons pas négliger un autre sens, le revers de ces images-là, des mêmes adjectifs, car l’hémoglobine n’est-elle pas aussi le mouvement, l’action, la circulation. Bref, il y a quelque chose de positif que Guillevic soulignera à la fin de son recueil ; nous l’évoquerons plus bas.

Guillevic nous livre un détail qu’il attribue à la ville et que l’on trouvera également chez Gaspar, celui des chiffres, des comptes, jusque dans les bruits qu’elle produit (le premier souvenir que Guillevic garde de la ville est son « bruit terrifiant » (V., p.50)) et qui cachent quelque chose de malheureux ou de regrettable.

‘Chiffres, chiffres, la ville
Est quelque chose qui se compte, qui recompte
Qui fait des comptes. (V., p.14)

La ville fait du bruit, des bruits,
Reconnaissables, reconnus, catalogués,

Pour en masquer de moins tranchés,
De moins criards, d’indéfinis,

Qui viennent en catimini
Et font en nous semblant de jouer au silence. (V., p.15)’

Toujours dans son amour pour les comptes, la ville se veut plus vieille que le temps, étendant ses racines jusque dans les origines, elle se veut éternelle, (« C’est peut-être bien/Un de ces calculs auxquels tu te livres/A longueur de siècles,//Comme celui des toits,/Des ministres, des lits,/Des vols de marchandises. » (V., p.21)).

Une autre idée caractérisant la ville apparaît chez Guillevic, de même que chez Gaspar, celle de l’absence de lumière, et il ne s’agit pas ici des lumières artificielles mais de la lumière du jour (« Le jour va revenir/ …//Quand l’aube aura craché/ La ville dans le jour. » (V., p.18))

Décidément le poète n’aime pas la ville (« Elle ressemblerait/ A du lilas pas bien valide) » (V., p.32)), elle restera pour lui à la fin du recueil quelque chose qui ne lui est pas familier « La ville est comme un mot/que je ne connais pas. » (V., p.33) Toutefois, Guillevic tente de percer cette présence qu’est la ville bien qu’elle ne puisse jamais jouir de l’amour, ni de l’affection qu’il voue à la campagne. Ainsi, le poète se fait complice des choses qui perdent leurs noms dans la ville : celle-ci est impersonnelle et tout ce qui y réside perd en quelque sorte son identité, sa couleur, au profit de la sienne qui envahit, tait, tout. La ville n’est rien qu’un lieu, « un contenant, comme une boîte » (V., p.101), cependant « Elle est notre ouvrage,/Quand même.//Apprends-toi/Dans la ville. » (V., p.139) Un lieu où l’on est confronté au quotidien  à maintes et différentes questions; elle est tourbillonnante et grouillante en cela aussi la ville. C’est justement pour cette « qualité » que Frénaud est plus proche de la ville, davantage, il s’y retrouve.

Frénaud, lui, aurait cru, en découvrant des villes importantes comme Paris, Rome,…etc., préférer les villes à la campagne (Bourgogne) ; il aurait même cru détester ou ne plus aimer la campagne. Or la réalité s’avère tout autre. Écoutons ce qu’il en dit lui-même lors de son entretien avec B. Pingaud :

‘…pendant de longues années, curieusement, j’ai cessé d’aimer la campagne. Ou, du moins, je feignais de le croire, j’avais découvert la fascination des grandes villes. (…) Cherchant à m’y perdre - à m’y débarrasser de l’insupportable moi-, je finissais par m’y reconnaître, à travers ces formes inconnues, au miroir de l’étranger
Je n’avais pas cessé d’aimer la campagne, en réalité.41

Il n’a donc jamais cessé, à son insu, d’aimer la campagne. Cependant, intéressons-nous ici plutôt à la fascination que la ville opérait sur lui. Nous aimerions souligner les expressions suivantes : « Cherchant à m’y perdre - à m’y débarrasser de l’insupportable moi-, je finissais par m’y reconnaître, à travers ces formes inconnues, au miroir de l’étranger… » Se sentir étranger va de paire avec le désir de se perdre physiquement, réellement, dans les rues des villes mais aussi psychologiquement dans le désir d’en finir avec le poids de son « moi ». Le « moi » semble déboussolé, désorienté, mis à mal par le poète, il perd pied, il se perd ; cependant cela n’engendre qu’un sentiment de liberté chez le poète. En se défaisant de ce « moi » qui pèse sur lui, il se retrouvait en même temps qu’il découvrait, regardait, écoutait, la ville et se reconnaissait en quelque sorte et paradoxalement dans le miroir de l’étranger, dans l’altérité. La ville, la marche à travers ses ruelles et quartiers, contribue ainsi à un rapprochement de soi, à un meilleur contact.

Nous allons nous pencher sur l’image de la ville natale de Frénaud dans son poème « Port du canal à Montceau-les mines », puis sur celle de Paris dans différents poèmes, pour enfin nous intéresser à certaines villes italiennes. Nous tenterons de relever ce qu’évoquent tous ces lieux pour lui. Bien que ce soit une ville en premier lieu et qu’elle soit, de plus, le lieu de sa naissance et de son enfance, Montceau-les mines n’est pas dotée d’une belle image, elle n’est pas non plus porteuse de bons souvenirs pour Frénaud. Voici comment elle est restée dans l’esprit de l’enfant Frénaud, devenu adulte, poète :

‘Ville natale exécrée dès l’enfance. 
Oh, de longtemps si noire ici l’eau
Que prend la glace, aujourd’hui,
Qui fond comme je m’en vais. (IPP, p.129)’

Les éléments présents dans le poème sont ceux de la ville natale, de l’enfance, de l’eau, qui pourraient tous être signaux de bonheurs, de nostalgie, de souvenirs. Or nous voyons qu’ils sont liés, reliés à d’autres signaux plutôt négatifs ceux-là et qui, en tous les cas, établissent ou tiennent le poème dans le paradoxe et le contraste. Nous avons, par exemple, dès le premier vers un adjectif qui colle à cette ville et qui révèle un état inchangeable, durable, avec le détail circonstanciel « dès » auquel répond dans le second vers « de longtemps » qui maintient une ambiance morose, noire comme cette eau (« si noire »). Tout est décidément dans le noir et semblerait ne plus en sortir. Une situation aggravée par l’absence d’action et l’absence de verbe. Les deux vers qui suivent amènent un temps différent qui est celui du présent («  aujourd’hui ») et des verbes d’action tels que dans « fond », «je m’en vais ». Or nous remarquons que l’action, le mouvement, apportés ne sont pas destinés à changer la situation peinte plus haut et qui est celle de la ville natale de l’enfant, au contraire, ces verbes placent ou, plus exactement, déplacent déjà l’action, à peine créée, ailleurs, laissant derrière dans le temps et le lieu (aussi bien dans le lieu concret qu’est la ville que dans l’image que l’enfant emportera avec lui, ses souvenirs, et surtout dans cette dernière) une ville à jamais exécrée, à jamais noire !

Frénaud s’en va vers d’autres horizons ; d’autres villes comme Paris, Rome, Venise, etc. s’offriront à lui, à sa quête. Elles seront bien différentes de sa ville natale. Nous nous arrêterons à deux poèmes qui parlent de Paris dans Il n’y a pas de paradis et Depuis toujours déjà puis nous verrons ce que dit le poète dans la bouche d’un turc à Venise dans Il n’y a pas de paradis.

Dans le poème « Paris trente ans après », Paris est vu, vécu, à travers le temps avec ses ambiguïtés, ses paradoxes : Paris au passé, au présent et au futur, dirions-nous, cela dans les temps des verbes utilisés bien sûr. Frénaud se fond dans le paysage de la ville grise et très peu verte. Mais que va-t-il y chercher et qu’espère-t-il y trouver ?

‘Tes branches grises il n’y a pas de souvenir pour reverdir assez (DTD, p.84)’

Ces souvenirs capables de reverdir Paris et ses branches sont-ils ceux du poète, de sa vie antérieure, ceux qu’il a de Paris lui-même ou bien ceux que Paris a de son propre passé ? Peut-être est-ce le peu de souvenirs ou, plus exactement, le désir de se détourner de son passé personnel qui pousse le poète, marchant dans la ville, à être attentif à la ville, à ses voix et rumeurs profondes, à chaque détail jusqu’à entrer dans une intimité avec elle ? Les lieux chantés, devenus écho de son propre corps, de chacun de ses membres, …tout cela est fêté même dans l’illusion de l’amour. Voyager ou errer dans la ville pour redécouvrir ces façades « ravalées », écouter, entendre dans sa rumeur le passé « sinueux » remonter à la surface, ces voix qui se font entendre « prononce(r )… (des) instants de l’aventure » et le poète qui conseille ainsi le marcheur qu’il est :

‘Va plus loin, il te faut découvrir d’autres paroles. (DTD, p.82)’

Déchiffrer non seulement ce que veulent bien lui montrer les façades mais pénétrer également jusque dans les secrets de ce qu’elles ne dévoilent pas au touriste pressé. D’autant plus que ce qui est caché n’est pas non plus facilement lu, compris, accessible, une fois qu’on s’est donné la peine de le découvrir car comme l’écrit Frénaud, il s’agit bien de :

‘épeler ce que cachent les lignes de ce grave texte à déchiffrer. (DTD, p.82)’

Il y a ici un réapprentissage, il apprend à connaître, à reconnaître les visages de la ville, ce qu’elle nous dit, ses paroles, et au poète de se (re)questionner sur les siens (son ou ses visages et ses paroles) à travers ceux de la ville. Paroles, mots qui ne viennent pas d’ailleurs mais qui surgissent du lieu-même, qui s’articulent profondément dans l’ici-même de la ville et ce qu’elle recèle et cache. Pour Frénaud,

‘Ce n’est (donc) pas l’enjouement du matin par la ville (DTD, p.85)
Ni la courtoisie
Du mouvement du ciel floconneux sur les pilastres,
Ni l’imprévue douceur des grands rectangles clairs.
Ce qui t’emporta surgissait hors de la vue
Parmi les signes incertains, à force d’attente. (DTD, p.85)’

Nous pouvons nous poser la question ici : si ce n’est pour rien de tout cela, pourquoi s’acharne-t-il alors ? Le poète se demande lui aussi pour terminer avec un vers portant une note humoristique, qui peut bien tout autant être ironique :

‘S’il n’est plus rien ici, pourquoi t’acharner,
Si tu n’apportes rien ici, pourquoi
Retourner sur les degrés obscurs
Parce qu’un rat soudain a passé la tête ? (DTD, p.85)’

La question reste toutefois posée. Elle le restera probablement toujours. Pourquoi cette marche quand bien même de voix il n’y en a pas ou plus, que « l’espoir acharné » est menteur, que les fruits qu’il porte ne sont plus qu’  « ombres perdues » et que lorsque la seule envie qu’il a en lui est celle de ne pas être ?

‘Pourquoi parmi tes pas ajouter d’autres pas ? (DTD, p.86)’

Dans notre deuxième poème, intitulé « Paris », la redondance des « O » en début de chaque strophe marque une ambiance d’une certaine nostalgie, de rêve… d’un rapport plutôt plaisant, chargé de souvenirs, de la ville. Il nous semble alors que Paris et le poète se confondent, conversent :

‘…O Paris
…mon secret réchauffé
dans tes yeux.

O ma Seine arrimée
dans tes eaux printanières,

O ta neige en mon âme
…O manteau
pour briller dans l’hiver
de mon âge, (IPP, p.29)

Mes blessures
sont couleur de ton ciel. (IPP, p.30)’

Nous remarquons un grand nombre d’adjectifs possessifs faisant cohabiter le poète et la ville, le poète dans la ville. Et dans le poème et chacune des strophes reviennent ces deux présences, marquées par « ma Seine », « mon secret », « tes yeux » / « ta neige », « mon âme » / « mes blessures », « ton ciel ». Nous y voyons apparaître non seulement des lieux précis de Paris : les arènes de Paris deviennent, par exemple, lieux de combat entre le poète et ses bêtes intérieures et « (s)es ponts-neufs pour passer (s)es abîmes » mais aussi des traits qui le personnifient, Paris a des yeux, alors que, d’un autre côté, la Seine devient celle du poète («  ma Seine »).

Paris est chantée comme le serait une bien-aimée. Est-ce le cas des autres villes ? Nous trouvons intéressant le poème du « Turc à Venise » auquel nous nous arrêterons un moment. Intéressant dans le choix du personnage et de la ville, car, premièrement, il ne s’agit pas de Frénaud, nous voyons là une tentative du poète de se dégager du premier plan de son poème, en plaçant un étranger dans une ville étrangère au turc lui-même mais aussi étrangère au poète qui s’y intéresse, et en fait un poème. Frénaud, n’est-il pas un grand étranger dans sa démarche même pour découvrir les villes ? Placer ainsi ses paroles dans la bouche d’un autre, lui-même étranger, faire défiler la ville devant le regard de cet autre et sous ses pas, n’est-ce pas un moyen de retrouver, de rejoindre, cette part étrangère, de l’étranger en lui, pour un meilleur regard, plus spontané, libre, un regard neuf ? N’est-ce pas également une efficace approche de la ville, de l’altérité, lieu qui nous contient et que Frénaud tente de pénétrer, de déchiffrer, pour entendre les voix, les secrets des couches successives du temps qui s’y inscrit ?

‘« Le turc à Venise »
C’est toujours la fête. Serait-ce vrai ?
Songerait-il à pénétrer un secret ?
Que va-t-il apparaître où s’édifie l’incroyable ?
Un sang profond irrigue la cité, la soutient.
La scène ne s’enfonce pas encore. (IPP, p.223)

Quel pouvoir oriente le voyageur ? Où va-t-il ?
Quel chemin le conduit mieux qu’un autre ?

la beauté sans répit surgie, de quoi connaître
la détresse où se confond l’excès de joie… (IPP, p.224)’

Ce qui intéresse le poète c’est ce lieu des jonctions, des passages, des successions, où le paradoxe, porté par la ville, est à son paroxysme (l’excès de joie est confondu avec la détresse). Il cherche à être guidé par les voix multiples de la ville et de ses rumeurs plutôt que par un plan touristique qui ne s’intéresserait qu’à l’aspect façade, apparent, de la ville qui ne révèle que la fête (« c’est toujours la fête »), la beauté. Tandis que ce qu’il cherche, lui, c’est le « vrai » et celui-ci se trouve derrière ou en dessous. Il ne cherche donc pas ce qui attire le regard ni dans la beauté, la joie dansante sur les façades, ni la « grandeur » ou puissance, il serait plutôt attiré par les lieux cachés, secrets, où il n’y a a priori que du banal, car s’il y a une clarté ou une lumière à atteindre, elle se trouve bien dans ce lieu d’obscurité ou que celui-ci le mène au centre irradiant du secret, du « vrai » :

‘Il entre dans (…) l’ombre.
Il avance, attiré par le centre irradiant… (IPP, p.225)’

En conclusion, la ville pour Frénaud est le lieu où l’on se trouve face à des remuements, des rumeurs, des voix multiples, différentes, venant d’époques lointaines et d’autres plus récentes, qui s’entrechoquent, s’opposent, mais se succèdent, se superposent et font du présent de la ville, de la ville telle qu’elle s’offre au poète, telle qu’il la découvre, une réelle énigme qui ne manque ni de l’intriguer, ni de le fasciner. Tout cela Frénaud va le chercher non dans une visite superficielle mais dans un contact, un regard, qui creuse jusque dans les profondeurs de la ville. Le poète s’ouvre à ces voix multiples, profondes, intérieures, il tente de les accueillir, de les écouter et de les faire entendre à son tour. La ville semble chez Frénaud être le lieu qui entretient le paradoxe des profondeurs et de la surface, d’un éventail de toutes les époques qui l’ont forgée ou détruite y laissant quelque part une trace. Elle est également le lieu où se manifeste, quelquefois très clairement, plus qu’un changement ou un passage, un bouleversement historique. Ainsi, la mort et la vie se mêlent, cohabitent, s’enchevêtrent, à travers les visages de la ville que ses feuilles veulent bien nous livrer parfois (« S’il est venu par ici jamais, qui le dira ? » (IPP, p.226)).

Contrairement à ce que l’on peut croire, ce même paradoxe (Ville/végétal) existe bel et bien chez Gaspar même si la deuxième composante n’est plus la campagne mais le désert. Confusion totale ! Peut-être, puisque le désert est loin de donner une quelconque image de fraîcheur, de couleur,… que nous offre la campagne. Or, pour Gaspar, le désert est bien à l’opposé de la ville, et a peut-être la même valeur que la campagne, même davantage. Cela en tant que mode de vie exemplaire à suivre : la simplicité, la modestie (poussées jusqu’au dépouillement et au dénudement dans le désert), le dialogue permanent avec l’altérité…

Par conséquent, même si cette idée de paradoxes calque le désert sur la campagne, on dira qu’ils sont loin d’être similaires de point de vue de la présence de la couche végétale. On est dans les deux pôles extrêmes d’une abondance d’un côté et d’une absence presque parfaite de l’autre.

De nombreuses villes apparaissent dans Arabie heureuse qui - certes différentes des villes occidentales - sont encore chargées de tout un passé relaté par les conteurs, les mythes, les livres saints aussi. Contes et légendes rapportés également par des voyageurs, écrivains ou autres, des temps modernes ou de temps plus anciens, qui ont été attirés par des cités antiques et modernes. Gaspar en mentionne d’ailleurs quelques-uns dans son ouvrage comme Hérodote, Michaux, De Nerval…

Et il y a également, bien sûr,toute la dimension historique qui se manifeste, nous présentant maintes versions selon les sources dans lesquelles celles-ci ont puisé, mais aussi toutes les influences entre ces mêmes sources anciennes et des événements advenus plus tard à travers les siècles.

A travers les descriptions, nous nous retrouvons comme emportés par l’image et les odeurs que véhiculent les caravaniers commerçants et voyageurs qui, allant à la découverte de nouvelles merveilles dans ces pays et contrées lointains, revenaient chargés d’arômes et d’encens, ainsi que de bien d’histoires et de sensations exceptionnelles. Le Yémen, contrée de Saba, San’a, ainsi que des cités antiques érigées dans des vallées fertiles mais non loin des déserts en même temps comme Ma’rib, Yathrill, Qarnaw et qui sont, présentement rendues à de simples villages, à moitié détruites. Gaspar s’arrête, dans sa promenade au cœur de ces villes grouillantes du désert, sur l’architecture, la vieille ville et ses vieilles maisons traditionnelles, les fenêtres et il écrit : « …la simple joie du regard est déjà une lecture. » (Ar., p.81) Des villes, certaines d’entre elles, sont entretenues par des associations occidentales, par l’Unesco, qui portent le rêve et le merveilleux d’un passé chargé d’histoires et témoignent du rapport à l’Autre : de ces hommes, de ces peuples, entre eux, mais aussi de leur rapport à leur ville, à leur environnement difficile, ses contraintes et ses beautés, au monde.

Puis Gaspar vient à nommer d’autres villes comme Alep, Antioche, Kaboul, et il exprime une vérité ou réalité que tout un chacun ayant connu de tels milieux ne saurait que sentir profondément le plaisir et partager avec le poète la beauté et la vivacité olfactives de ces lieux :

‘Que ce soit à Alep, à Antioche, à Kaboul ou à San’a, il y a toujours comme une ville enfouie au cœur de la ville, un organe de fermentation, de circulation et d’échange où l’on palpe le pouls et la chimie de la vie quotidienne : le souk.  (Ar., p.83)’

Le souk, en effet, est l’artère ou le nerf central, le cœur battant de toute ville où l’on peut comprendre quelque chose, beaucoup, sur la ville, ses habitants et leur vie.

Et Gaspar de soulever à la fin de Arabie heureuse une question intéressante et qui mérite d’être posée lorsque nous sillonnons les quartiers et les ruelles de ces villes et de leurs souks :

‘Au milieu du souk des épices une forge à fourneau ouvert et soufflet actionné à la main. Pourquoi les gestes des artisans qui ont encore un rapport assez direct avec la matière que l’homme désire modifier selon ses besoins nous émeuvent-ils ? Simple nostalgie de temps révolus ou intuition d’une articulation plus profonde que nous perdons avec la matière, avec nos gestes, et nous-mêmes peut-être ? (Ar., p.115) ’

Notre poète souligne ici l’importance du toucher, de la matière, évidente et très présente en ces temps-là, et qui ne l’est plus de nos jours, en tous les cas, plus de la même façon. Nous perdons l’usage de nos mains selon Gaspar, nous n’entretenons plus le même rapport fort, direct et immédiat, par nos mains, par le sens du toucher, avec l’altérité, avec les choses et avec la matière. Propos que nous mentionnerons plus bas dans le rapport à la souffrance, celui du médecin chirurgien avec son patient (Conf. 7.1.2.1. Le médecin face à son patient - toucher et altérité).

‘Des routes du Sud plus larges que nos nuits
Ma’rib, Shibam, Yatreb, Socotra,
Poivres, gingembres et béryls
Rarement le brun poreux d’une tente
Ou la peau d’olivine mate d’une femme
Qui pèse le silence de ses yeux en face de l’étranger. (G., p.37)’

Qu’est-ce qui s’est perdu ?

‘Ici et là une courbe interrompue
De soif ou de trop plein… (G., p.58)’

Et la voix venant de la radio :

‘Les dégâts causés par l’inondation s’élèvent à plusieurs millions de dollars. (G., p.58)
Tout cela on peut le compter

Exactement comme on compte les jours qui restent de vacances

des banques, des capitaux et ce soleil enfoui au fond des caves

Où branchent-ils désormais leurs nerfs aveugles d’acier chromé ?
Et tous ces néons cadavériques de l’aboutissement ? (G., p.60)’

Gaspar est allé « chercher cette ville énorme sur (s)a peau » (G., p.65) loin de villes où

‘Il reste encore tant de gratte-ciel à faire
De cinéramas et de gros plans de larmes artificielles (G., p.64)’

Et où sa situation serait réduite à ceci :

‘Assis tranquillement dans nos fauteuils
Avec de longues mains paralysées. (G., p.64)’

Nos villes occidentales témoignent aujourd’hui de ce risque pour ne point dire du danger qui nous guette et qui malheureusement ravage déjà, menaçant notre contact direct avec l’Autre, avec la matière du monde dont nous faisons partie. Le retour à de telles villes mais aussi à leur passé, le retour au désert et au plus près du mode de vie des nomades ne sont pas anodins, ils révèlent toute une réflexion qui nous interpelle et nous appelle à la vigilance, et davantage, à agir. Puiser dans ces lieux lointains, les déserts, les cités orientales, primitives, comme le faisaient les caravaniers ou les explorateurs mais d’une toute autre façon aujourd’hui, aidera à retrouver ce quelque chose d’essentiel que nous perdons et qui est garant d’un « mieux vivre », d’une meilleure compréhension de l’Autre, de la vie, de nous-mêmes, privilégiant ainsi le regard, l’écoute, le contact direct avec l’Autre.

Après l’étude des choses, du minéral, du végétal, nous nous consacrerons maintenant à l’altérité humaine, donc aux autres hommes. Sensible et attentif aux objets et aux plantes, le poète l’est tout autant pour l’Autre, son semblable, surtout lorsque celui-ci subit des souffrances car c’est dans les moments de crise que notre rapport à l’Autre est plus vif et remis en question.

Notes
40.

Vivre en poésie, op.cit., p.176.

41.

Bernard Pingaud, Notre inhabileté fatale, Entretiens avec André Frénaud, Gallimard, 1979, pp.26-27.