7.1.1. Guillevic : violence/bonheur-solidarité

La vie n’est pas un paradis où l’on est exempté de souffrances, de douleurs et de malheurs. Elle est un combat entre notre aveuglement, notre oubli de nous-mêmes, dans lesquels nous nous livrons à notre méchanceté et au mal le plus sombre, le plus misérable, dont on est inimaginablement capables, et entre une lumière qui s’entête à se faire une place, même toute petite, elle la réclame et espère pouvoir s’étendre partout jusque dans les endroits les plus déplorables, les plus désespérants.

Nous développerons ici deux idées qui apparaissent très claires chez Guillevic, d’après quelques poèmes de Terre à Bonheur et de Terraqué (Exécutoire). D’un côté, on traitera l’idée de la violence et de la cruauté de l’homme à travers les poèmes de « Les charniers » et « Bretagne » dans Terraqué, « De profundis », « Quoi, fleur ? », dans Terre à Bonheur, violence et agressivité contre les hommes et les choses. Et d’un autre côté, l’idée de la « douceur » dont on est aussi capables, à travers des poèmes tirés de Terre à bonheur comme « Raymonde Dien », « Agir »,…

Ainsi, dans un premier temps il sera question d’une agressivité dans laquelle nous sommes impliqués directement avec l’utilisation du pronom « nous ». Une agression que l’on verse sur un arbre (chose), sur un prochain qui se voit attribué à tort ou à raison le mot ennemi. Ou nous serons en quelque sorte des témoins d’histoires relatées par des victimes comme dans le poème « Bretagne », et où l’ennemi n’est ni « moi » ni celui qui parle, mais celui dont il est question. Désigné par un « il » absent, présent cependant de par des propos rapportés et qui aurait pu ou pourrait être n’importe qui ! Le même cas est pour le poème « Les Charniers », où les assassins et tueurs sont connus par tous, présents désormais dans la mémoire de l’Histoire, sans être directement et manifestement nommés. Phénomène tragique mais hélas pas unique puisque c’est le cas de toute attaque et injustice face aux minorités quelles qu’elles soient, où qu’elles soient et qui que soit celui ou ceux qui se positionnent en tant que l’ennemi.

Ensuite, dans un deuxième temps, il ne s’agira plus de l’agressivité elle-même, mais de l’étape suivante, qui est celle de la compassion, de l’aide, de la douceur, de l’homme envers son prochain, humain ou chose. Cela par rapport à des gens qui ont su dépasser la haine, résister, et ont ainsi refusé de s’impliquer dans l’agression et l’assassinat, courant même au secours des autres agressés. Or, si Guillevic parle d’une résistance qui prône la douceur, il est surtout question d’hommes et de femmes unis sous la résistance et non d’individus qui feraient face à la puissance destructrice de la haine.

Guillevic nous parle de l’entêtement humain qui n’est d’ailleurs pas spécifique à l’homme seulement selon lui, mais il l’est dans son intensité incomparable. Nous pouvons lire ici quelques extraits du prochain poème tiré du recueil Terre à bonheur :

‘Têtus, têtus,
Comme un banc ou cet arbre qui est là
Et pour l’empêcher de grandir c’est l’abattre qu’il faudra,

(…)
Têtus,
Mais rien
N’est si têtu que nous. (T.à B., pp.38-39)’

La formule (Têtus comme…) revenant tout au long du poème montre une certaine égalité entre la personne du pluriel, désignée par l’adjectif « têtus », et les objets (« le banc »), le végétal (« l’arbre »), l’animal (« le chat »), les outils (« la scie »), les éléments de l’univers (« le ciel »), les métaux (« cuivre, fer »), la science et les hommes (« chercheurs, le vieil homme, celui qui attend l’amour… ») Or la dernière strophe bascule tout le poème, tout l’ordre créé, vers après vers et strophe après strophe, du côté du « nous » à la fin du poème qui s’avère plus têtu que tout. Or que cache le pronom, « nous » ? Qui est-il ? Et à quoi s’entête-t-il ?

Quant à la violence, il suffit à l’homme de se tracer, de marquer, un terrain qu’il fait sien pour se fixer alors un ennemi sur lequel il versera tout le mal possible. Un tel mal dont le but est de provoquer la mort de son soi-disant ennemi, qui est véritablement un bouc-émissaire. Guillevic choisit d’intituler un de ses poèmes « L’ennemi » dans lequel il décrit bien tout le mal qu’on lui veut :

‘« L’ennemi »
Son corps, à l’ennemi,
N’est bien qu’horizontal
Et tout vidé
De pouvoir faire.

Tel on le veut,
Tel on pardonne,
A moins qu’on crache.

Horizontal
Il nous fait place. (T., p.215)’

Nous nous arrêterons ici à quelques termes comme : « corps », « horizontal » et aux deux derniers vers qui sont une sorte d’explication à la nature du rapport qui nous lie avec l’ennemi. En effet, si le poème commence par évoquer le corps de l’ennemi c’est que, pour nous, il n’est considéré que comme un obstacle et non comme un égal à nous, qui aurait donc son existence, ses désirs, ses droits, …etc. Et le seul fait de nommer l’autre comme « ennemi » le réduit ou montre qu’il est d’avance condamné à n’être qu’un corps et un obstacle « vertical » parce que nous le voyons barrer notre chemin, nos ambitions et nos intérêts. Et dès lors, notre seule préoccupation devient celle de renverser un tel mur, de l’éliminer. L’obstacle, une fois abattu, nous donne la sensation qu’il y a plus de place pour nous alors que c’est - c’était - celle d’un autre. Et c’est ainsi que le mal aveugle, bien sûr, pris dans les ambitions inhumaines les plus égoïstes, se répercute jusqu’à exterminer des millions d’hommes.

Détruire une famille, c’est détruire un foyer qui s’est bâti par des liens forts d’amour pour l’autre, de sacrifice. C’est faire exploser une unité, une union si profondément « humaine », qui s’est faite pendant des années avec labeur, pour la réduire inhumainement, et en un instant, à des épaves, à des débris. Et tout ce qui a été fait brique par brique avec de l’espoir, de l’amour et de la patience, part en fumée et en poussière. Dans une autre scène de violence, le poème « Bretagne » relate les paroles de la mère de la maison (les mots du poète) qui révèlent la psychologie d’une femme touchée, sidérée, par l’injustice incompréhensible.

‘« Bretagne »
Il y a beaucoup de vaisselle,
Des morceaux blancs sur le bois cassé,

Des morceaux de bol, des morceaux d’assiette
Et quelques dents de mon enfant
Sur un morceau de bol blanc.

Mon mari aussi a fini,
Vers la prairie, les bras levés,
Il est parti, il a fini.


Il y a tant de morceaux blancs,
De la vaisselle, de la cervelle
Et quelques dents de mon enfant.

Il y a beaucoup de bols blancs,
Des yeux, des poings, des hurlements,

Beaucoup de rire et tant de sang
Qui ont quitté les innocents. (T., p.233)’

On remarque que même les paroles de la femme qui essaie de reconstituer l’image ou les faits auxquels elle a été confrontée et dont elle a été témoin sont syncopés, comme des éléments détachés, collés les uns à côté des autres sans liens. L’image qui nous en reste n’est que morceaux (idée récurrente) : la vaisselle cassée mais aussi les dents de son enfant et la cervelle de son mari. Le poème refait à partir de ces morcellements l’histoire de la femme telle qu’elle l’aurait d’ailleurs racontée elle-même. Même la terrible scène de l’exécution de son mari, parce qu’incompréhensible et inhumaine, n’est plus que « des yeux, des poings, des hurlements ». Les articles indéfinis et partitifs appuient ici l’idée de la description (« il y a ») d’une scène morcelée, éclatée. Est-ce le prix à payer alors même que l’on est innocent ? On nous ôte la joie, le rire, et on nous ôte la vie. L’innocence en question traverse le poème à travers la couleur blanche (« blanc » répété quatre fois et rimant avec « enfant » aux quatrième et onzième vers, et « innocents » au dernier vers).

Cette « inhumanité humaine » est une réalité qui mérite d’être vue, montrée, entendue, approchée… Tel nous le dit Guillevic parlant du réel : ce que tu vois, ce que tu touches, ce que tu entends, ce que tu sens et même ce qui échappe à tout cela, c’est le réel :

‘Tout ce qui est réel
Mérite d’être vu

Tout ce qui est réel
Mérite qu’on l’approche. (T.à B., p.41)’

C’est le cas de tous les gens qui ont réalisé, compris, bien que tard, que c’était non seulement important de ne pas empêcher le réel de se montrer, de s’exprimer, mais qu’ils avaient manqué à leur devoir. Le poète a sa place et ne manque pas de se lever et de protester, de montrer de son doigt l’injustice et la barbarie de l’homme.

L’innocence tuée que l’on a vue dans le poème « Bretagne » nous la retrouvons aussi « entre les fleurs », « au bout du pré » (T., p.241). Innocence devenue charnier dans un poème émouvant que Guillevic intitule « Les charniers », parlant des horribles massacres nazis contre les juifs.

‘Et une cuisse
Une vraie, (T., p.242)’

Les deux vers montrent l’incroyable réel. Et nous passons de la description d’une telle horreur, du charnier, qui se prête à l’œil, aux questions qui se précipitent dans notre tête : pourquoi ? Non seulement le pourquoi que nous nous posons, nous, mais le poète pense aussi à tous les morts, à leur pourquoi, à leur conscience de ce qui leur arrivait alors. Ils ne sont désormais plus que corps, décomposés, charognes auxquelles nous ne pouvons plus nous identifier :

‘Nous n’avons rien à voir
Avec leur pourriture (T., p.243)’

Car ils sont déjà loin de nous de l’autre côté de la mort ou de la vie :

‘Il y a des endroits où l’on ne sait plus
Si c’est la terre glaise ou si c’est la chair (T., p.244) ’

Une telle pourriture nous ferait-elle oublier ? Elle est un remords qui nous suivra :

‘Et l’on est peureux que la terre, partout,
Soit pareille et colle. (T., p.244)’

Mettre chaque corps dans un trou pour qu’ils se réclament, qu’ils réclament le droit de chacun de vivre, d’exister, de chaque individu dans son intégrité et non celui de tout un groupe, de toute une masse. Peut-être, serait-ce aussi plus facile de les séparer, ça ne pèserait plus sur nous, sur nos consciences, de la même façon :

‘Parce qu’ensemble
Ils font trop de silence contre le bruit (T., p.243)

Encore s’ils devenaient aussitôt
Des squelettes, (T., p.244)

Et pas cette masse
Avec la boue (T., p.245)’

Et le poète cherche une plaie à cela, une plaie que l’on peut voir et toucher pour la montrer et la guérir, pour s’emparer du remords pesant de n’avoir rien fait, de ne plus pouvoir beaucoup. « Où est la plaie pour (…) qu’on la guérisse ». Les morts que l’on a déplacés dans des trous séparés et auxquels on a rendu hommage ne sont pas tranquilles, ni nous, car de chaque trou s’élève une voix réclamant la vie, protestant contre le meurtre. Ainsi, même si les restes des corps reposent ici matériellement - ce qui n’est pas le cas de toutes les victimes - ceux-ci n’ont pas le véritable repos de l’âme et ne l’auront pas.

Dans un autre poème, il s’agit d’ « un homme au fond d’un trou » et non de charniers, ni de corps entassés. Le poème est intitulé « de profundis », une voix qui nous appelle du fond obscur d’un gouffre et s’il nous appelle c’est qu’ « il a besoin de nous » et que nous pouvons faire quelque chose pour lui si nous le voulons bien :

‘Et c’est de nous que dépend
Qu’il voie le jour et s’alarme

De ce gouffre de lumière. (T.à B., p.73)’

Cet homme, des hommes, beaucoup d’entre nous, trop, n’ont pas pu vivre comme des humains et ne le pourront pas à cause d’autres hommes. C’est de là que Guillevic reproche à la fleur qui, elle, n’a pas à se plaindre car elle « n’es(t) pas maltraitée, pas écrasée /Par d’autres fleurs » (T.à B., p.67) et il ajoute :

‘Tu n’es pas reléguée
Dans le manque à vivre

Comme le sont des hommes
Par d’autres hommes. (T. à B., p.68)’

Devant les violences humaines, tandis que quelques-uns baissent les bras, taisent leur voix et feignent de ne rien voir, d’autres y participent y trouvant partie et d’autres se voient prêts à sacrifier leur vie pour faire face au mal et dénoncer les injustices. Ces derniers prêchent la douceur, celle qui nous rajeunit et rajeunit le monde avec nous, celle capable de se lever contre tant de violence. La violence qui nous fait vieillir et le monde avec nous. Apprécions le poème guillevicien suivant qui semble écarter le voile obscur qui enveloppe notre vie pour montrer qu’un voile de douceur existe bel et bien et a besoin qu’on en prenne conscience, qu’on le cultive :

‘Douceur,
Je dis : douceur.

Je dis : douceur des mots
Quand tu rentres le soir du travail harassant
Et que des mots t’accueillent
Qui te donnent du temps.

Car on tue dans le monde
Et tout massacre nous vieillit.

Je dis : douceur,
Pensant aussi
A des feuilles en voie de sortir du bourgeon.
A des cieux, à de l’eau dans les journées d’été,
A des poignées de main.

Je dis : douceur, pensant aux heures d’amitié,
A ces moments qui disent
Le temps de la douceur venant pour tout de bon.

Cet air tout neuf,
Qui pour durer s’installera. (T.à B., p.33)’

Seuls les hommes peuvent protéger le monde, leurs semblables, en faisant régner la douceur partout, tout autour d’eux. Ils sont dotés de conscience, d’intelligence, de liberté et de pouvoir leur permettant d’agir alors qu’ils n’y recourent malheureusement que très peu et si déjà c’était dans le but de protéger les autres, ce qui n’est qu’une protection de soi-même finalement. Guillevic intitule un de ses poèmes « Agir », mettant ainsi l’accent sur ce dont il dispose pour sauvegarder la vie d’une rose que personne, hormis l’homme, ne pourra protéger, pas même la nuit qui n’est que « du noir et cet espace/ Entre le clair du soir et le clair du matin ? » (T. à B., p.77) Les hommes ont le pouvoir d’agir mais, selon Guillevic, il faut miser sur leur volonté, leur décision d’agir. Telle est la situation entre des hommes et d’autres hommes.

‘Rose, il n’est que les hommes
Pour décider d’agir et pour te garder, toi,
Du froid qui va venir,
Pour mettre autour de toi
Ce qui protégera ton espoir de durer. (T. à B., p.77)’

Il en est ainsi de l’« espoir de durer » qui est propre à tout être et qui le pousse à combattre et à se défendre. Or, dans le monde des hommes, la situation est plus que jamais en urgence. Guillevic crie au secours, crie urgence… ; peut-être, y a-t-il encore à sauver ?

‘« Urgence »
C’est urgent, c’est urgent, il y a trop de sang
Qui se perd ou qui va se perdre, trop de sang

Trop de misère, trop de faim
Et la mort… (T. à B., p.94)’

Beaucoup répondent à l’urgence, décidant alors d’agir même dépourvus de tous moyens, seuls, par leur simple corps fragile parce que seuls, délaissés dans leur combat contre une catastrophe cruelle et aveugle. C’est l’exemple de tant d’hommes et de femmes à travers les siècles et parmi eux Raymonde Dien que nous ne connaissons peut-être pas aujourd’hui mais qui, grâce à Guillevic et à son poème portant son nom « R.Dien », est sauvée de l’oubli et rappellera aux générations futures ce que fut le combat et la résistance de cette femme, un exemple, pour la cause de l’Autre en souffrance et contre tout ce qui détruit la vie :

‘Qui ne voulait pas de la guerre
(…)
Pour l’arrêter avec son corps.

Qui n’acceptait pas que la guerre
Soit plus forte que ce corps-là.

Qui voulait comme on peut vouloir
Quand c’est le peuple qui le veut,

Agissant comme on peut agir
Quand c’est le peuple qui combat.

Qui ne voulait pas de la guerre
Et contre elle jouait sa vie, (T. à B., p.93)’

Que peut un corps, de femme ou même d’homme n’importe, devant la machine infernale du mal … (« Le regard bien sûr, mais si l’assassin/ Ne regarde pas ou s’il a perdu/ Ce qui fait qu’on voit ? » (T. à B., p.104)) qui n’a plus le sens de la fragilité ni la conscience de ce que porte ce corps, sa volonté, son entêtement, au-delà de tout, à faire triompher l’espoir ? Vouloir et agir, certes, mais lorsqu’on est seul à combattre, qu’est-ce qu’on peut faire ? Combien de temps pouvons-nous résister, seul, face à l’assassin avec toutes ses armes, avec sa volonté de tuer qui est la plus forte et la plus cruelle des armes ? Guillevic montre combien la résistance de tout un peuple, dans la solidarité, unit contre le mal, ferait sombrer toutes les tentatives des assassins :

‘Un arbre, on peut le casser,
Qu’est-ce qu’il ferait ?
(…)
Un homme aussi,
On peut le descendre autant qu’un oiseau
Et de bien plus près.
(…)
Mais nous tous, mes amis,
Qu’est-ce qu’ils feront
Contre nous tous ?

Qu’est-ce qu’ils peuvent
Contre les peuples qui résistent ? (T. à B., p.105)’

Nous devons nous assembler, nous unir, nous et les autres, nous tous contre la souffrance, celle de tout un chacun, contre l’injustice et le crime pour que puisse survivre une étincelle d’espoir, le droit de vivre et de vivre libre. La liberté est espérance, car elle est à la source d’un combat contre les souffrances, les nôtres comme celles de nos prochains, nos semblables.

Lorand Gaspar, lui aussi, met l’accent sur la liberté, mais quel espoir avoir, comment aimer les autres, aimer la vie avec tout ce que nous y vivons, toutes les terreurs, les crimes et les misères commis par l’homme contre l’homme et qui ne peuvent que générer de la haine ? Une haine qui est cause de tant de guerres, d’abus et de souffrances dans le monde. Nous proposons, pour traiter ces questions, une analyse de textes en prose de Feuilles d’hôpital, de Feuilles d’observations et de quelques poèmes tirés du recueil Patmos et autres poèmes, dans lesquels nous entendrons la voix du médecin surtout, ainsi que celle du nomade qui nous livre un mode de vie pour ne pas dire une philosophie de vie dont le paradoxe est au cœur.