7.1.2. Gaspar : douleur-maladie/bonheur, deux faces d’un même visage

‘Pourquoi est-ce si difficile pour la plupart de s’ouvrir à la misère de l’autre ? Peut-être ne pouvons-nous rien d’autre. Pourtant, pour celui qui perd pied, pouvoir être aperçu, entendu par l’autre n’est pas rien.  (F.H., p.143)’

Etre sensible et à l’écoute de l’autre, de sa douleur, est possible lorsque l’on a compris, accepter et assumer les deux faces de la vie et lorsque l’on a réalisé que cela s’appliquait autant à nous-mêmes qu’à l’autre. Car, en effet, le danger n’est pas étranger à notre monde, personne n’en est véritablement épargné. Mais celui qui accepte l’existence du risque comme indivisible de la vie, voire inévitable, y est bien préparé et vivra et réagira donc plutôt bien à toutes les situations qu’il sera amené à traverser. Sans cela l’expérience n’est que douloureuse, insupportable, insurmontable pour quelqu’un qui n’a pas une conception de la vie faite de répits et de tempêtes, de joies et de souffrances. C’est cette conception-là que Gaspar a de la vie et qui nous permet d’être ouverts à la vie, prêts à l’accueillir telle qu’elle est avec tout ce qu’elle nous apporte, et de pouvoir la vivre pleinement. Une conception qui est propre au marcheur, au nomade ; celui-là qui est à la merci des chemins non tracés, où nous sommes sûrs de nous perdre en plein désert, sous la chaleur d’un soleil accablant, sur un sable brûlant, le jour, et, dans un froid glacial, la nuit.

Si le nomade n’accepte pas sa perte il ne trouvera point son chemin. Accepter le visage réel de la vie, c’est accepter sa dureté comme nous acceptons facilement celui de son visage souriant, c’est vivre pleinement et réellement la vie. C’est la comprendre dans ses différentes facettes parce que nous n’en occultons rien.

‘Or la grande leçon fondamentale des romantiques n’est-ce pas justement d’accepter de « vivre » le drame, la souffrance comme la face complémentaire et inséparable de ce que nous appelons bonheur ? Le marin passionné trouve du plaisir à affronter la tempête, et son bateau avarié, renversé, nous avons vu qu’il lui arrivait de survivre grâce à sa patience et son calme, dictés, en partie sans doute, par une certaine confiance en ses connaissances de la mer, mais aussi par l’acceptation réelle, romantique du risque. Le marcheur passionné par les paysages et les enseignements du désert, accepte de bon cœur la brûlure du soleil, le gel nocturne et sait qu’en dépit de ses préparatifs les plus minutieux, il peut lui arriver de perdre sa piste. A l’acceptation vraie de ce risque est lié l’espoir de la retrouver. Ces souffrances, autant que les échecs d’une traversée, il le sait, font partie de son entreprise. Les accidents graves, au désert comme sur mer sont plus souvent le fait d’amateurs inconscients que de vieux passionnés qui acceptent d’avance de souffrir. Il suffit de lire les écrits de Théodore Monod pour s’en convaincre.42  ’

Le visage ou cette facette de la souffrance dans la vie est la trace de l’éphémère, de l’impossibilité de la perfection, de l’immortalité, de la totale révélation. Nous croyons pouvoir détenir le secret de la vie or, nous n’avons réellement que des morceaux, quelques fragments d’un immense puzzle qui ne se présentera jamais totalement constitué. Il s’agit non pas de rejeter certaines pièces du puzzle, de tourner ainsi le dos à certaines réalités de la vie que nous ne voulons pas affronter et dont on a peur, il nous faut au contraire les intégrer dans notre élan même vers la vie, dans la vie, comme le marin qui affronte la tempête, tout en sachant ses limites et le risque qu’il prend et tel le marcheur qui n’écarte pas qu’il puisse se perdre dans un lieu aride et dangereux. Pour Gaspar, éliminer la souffrance, éliminer l’énigme du monde, c’est impensable. Car ce serait évidemment éliminer d’un revers le sens de la vie, éliminer la vie tout court :

‘Ne rêvons pas d’éliminer un jour la maladie, la souffrance, témoins de la réalité de notre finitude inguérissable, de notre nature de « parties » d’une Vie, d’une réalité vivante sans limites, en vérité inimaginable, car tout ce que nous pouvons imaginer, insérer dans des formes est limité. (F.H., p.121) ’

Le médecin qu’il est, face aux patients souffrants tous les jours, ne peut que comprendre le paradoxe, cette vérité même de la vie. Ce que nous croyons pouvoir supprimer, ce que nous voulons voir disparaître, n’est là que pour nous rappeler nos limitations et « notre finitude inguérissable ». Ainsi, être médecin, n’est pas de rêver à la disparition ou à l’élimination de la douleur, c’est prendre soin de l’autre. C’est apprendre à être au plus près de l’autre, ce n’est pas de chercher des miracles, c’est trouver ce qu’il y a de plus simple dans le geste, dans le mot, dans la présence : se pencher, s’approcher de l’autre, être avec lui. Car dans son geste, le médecin est conscient qu’il se rend service à soi-même par le même geste attentif qu’il a envers l’autre.

Notes
42.

Lorand Gaspar, Cahier seize sous la direction de Daniel Lançon, « une nouvelle universalité », Entretien avec D. Lançon, Le temps qu’il fait, 2004, p.50