7.1.3. Frenaud : souffrance, séparation et mort/bonheur-fraternité

7.1.3.1. Séparation et solitude/fraternité et amour

Face à toutes les souffrances et dures épreuves que l’homme subit tout au long de sa vie, il existe un moyen pour connaître la joie, des moments de douceur. La compagnie des autres est capable de semer, à elle seule, une belle et joyeuse ambiance. Dans le poème suivant, Frénaud parle d’une fête organisée pour les noces d’un riche, mais il pointe surtout la nature du rapport qui se tisse entre les invités présents, à travers leurs yeux, leurs regards les uns les autres, une fraternité qui s’y lit, c’est ce qui apporte la joie. La présence des fleurs paraît anodine mais c’est le contact entre les mains des enfants et des fleurs qui y est accentué :

‘La plainte du roi mage :
Le secret levait et se nourrissait comme une pâte…
Un jeune homme se marie aujourd’hui, de haut lignage.
Il rétablira le domaine. Tout son peuple est en marche vers sa joie.
Les enfants avaient des fleurs dans les mains. Les hommes
Trouvaient dans les yeux des hommes un accueil fraternel. (R.M., p.134)’

Joie d’être accueilli par les autres et de les accueillir pareillement à notre tour, il s’agit ici de fraternité mais aussi et tout simplement d’être, de se trouver avec les autres, parmi eux, en tant qu’ami non seulement des gens que l’on côtoie, mais amis de l’humanité, « de tous les hommes de la terre ». Amis dans ce qui nous est commun et dans le plaisir que l’on sait vivre, apprécier et déguster en compagnie :

‘O joie d’être avec l’autre, les mêmes fleurs et les fruits
Et de déborder d’être !

Tous les bergers chantaient. Nous étions leurs amis
Et de tous les hommes de la terre.
Nous buvions le vin apporté et d’autres,
Et les pierreries couraient sur les doigts. (R.M., p.136)’

Nous signalons que Frénaud est originaire de Bourgogne et qu’il est un connaisseur des vins et aimait partager les bons moments et les bons vins avec ses amis (la « joie d’être avec l’autre », être « leurs amis », l’ « accueil fraternel »). Et c’est pour ainsi dire la raison de la récurrence de l’ivresse et du vin dans ses poèmes. Or, il faut dire que le vin et le plaisir de boire ne se fait, bien sûr, jamais dans la solitude mais avec les autres et dans la joie :

‘14 juillet
À Jean Lescure

Et l’ivresse de fraternité des hommes dans les rues,… (IPP, p.32)

Je bois à la joie du peuple, au droit de l’homme
De croire à la joie au moins une fois l’an.
A l’iris tricolore de l’œil apparaissant
Entre les grandes paupières de l’angoisse.
A la douceur précaire, à l’illusion de l’amour. (IPP, p.33) ’

A travers tous ces moments de fête, de rassemblement, de joie, de rapport fraternel, de partage, le « droit de croire à la joie au moins une fois l’an » révèle le côté sombre du poète avec l’apparition de « l’angoisse », de la précarité et l’instantanéité de la joie, et « l’illusion de l’amour. ») Dans son rapport à l’autre, plus que l’échange, connaître la fusion passionnelle, pour Frénaud, reste une solution à la solitude et au sentiment de séparation d’avec les autres, une guérison. En effet, car l’amour annule les frontières entre les deux amoureux :

‘L’amour invente le bonheur.
De nous deux, il n’en reste plus.
Ainsi la vie s’est consolée. (IPP, p.57)’

Et il annule aussi la souffrance. L’amour, que Frénaud appelle merveilleusement « …pays où nous avons su nous perdre. » (IPP, p.60) et où les deux amoureux sont « compagnons », réunit donc deux personnes jusqu’à la fusion totale, au point de les annuler comme l’indique le titre « L’amour nous annule » des poèmes que nous citerons maintenant. Mais qu’en est-il de cette fusion, qu’apporte-t-elle ou que retire-t-elle aux deux amoureux ?

‘« A force de s’aimer »
A force de s’aimer l’on ne se connaît plus,
parce qu’il n’existe plus de toi ni de moi
mais un oiseau aveugle immobile sur le vide,
ne chantant pas, irréprochable, rajeunisseur.
L’éclat de son silence répare les fêlures.
Mon amour, mais toi et moi nous devenons vierges !


«  L’avenir »
L’avenir n’est plus en souffrance.
Le présent nous plaît indéfiniment.
Nous transhumons de l’un à l’autre
comme des montagnes
nos paroles nées solitaires. (IPP, p.58)’

Dans le premier poème, la soudure de cette force d’aimer semble faire oublier aux amoureux qui ils sont, ils oublieraient ainsi leurs angoisses et en seraient délivrés. L’amour comble ainsi les fissures et « fêlures » de chacun, mieux, il rend les amoureux vierges, ils renaissent. Dans le deuxième poème, le poids du temps s’allège et ce qui était solitude se transforme en dialogue, en échange. Les moments et occasions de retrouvailles et d’échanges sont, il est vrai, des barrages efficaces contre la souffrance. Néanmoins, nous ne sommes jamais parfaitement à l’abri des soucis, des inquiétudes, des déceptions, - Frénaud parlait d’illusion de l’amour, de joie furtive…- parce que nous sommes tout simplement marqués dans notre existence par la vie et la mort. Et que sans la mort la vie ne serait pas vie, ne serait pas ce qu’elle est.

Dans le contexte de notre rapport à l’autre avec qui nous sommes frère, aimant- aimé, et qui est un rapport efficace contre la séparation et la solitude du poète, il convient de nous intéresser un peu à la présence du paysan dans son rapport exceptionnel avec la terre, la vie, l’effort et la mort. Frénaud prend la défense des gens pauvres surtout ceux qui passent toute leur vie dans le labeur, dans l’acharnement pour pouvoir tout juste survivre et sauver leur famille du besoin. Ainsi sont les paysans - modestes, persévérants et courageux grâce à leur contact constant avec la nature, rapport de base et de simplicité avec la vie - à qui Frénaud consacre quelques poèmes dont nous citons les vers suivants :

‘« Les paysans »
Le visage modeste n’a pas peur.  (IPP, p.73)

« Les paysans, le pays »
Acharnés sur les labours, oui mais
La récolte n’est pas engrangée, notre vie
Non plus n’est perdurable, les enfants
Périront comme les pères-grands, la mort,
Avec la terre est là, d’origine,
Pour chauffer de nouveaux épis,
Qui donneront vie,
Ceux-là cessent. (H., p.165)’

Le cycle de la pauvreté, de la vie dans le labeur infini, ne s’arrête pas. Condamnés tous de pères en fils au travail pénible qui ne leur procure que la possibilité de survivre dans des conditions modestes, les paysans se contentent de très peu. Ils vivent dans l’effort et meurent dans l’effort. Mais vie ou mort, ils ne quittent jamais la terre et elle ne les quitte pas non plus, ils sont enracinés à l’origine génératrice, à la terre. Ils sont comme du blé qui meurt et laisse (quelque chose de lui) ses quelques graines pour que la vie reprenne pour d’autres après lui.

Les conditions ne sont que mauvaises dans les champs et Frénaud n’hésite pas à en parler, utilisant à répétition le mot-clé d’une telle vie « peu ». Que peu de bonheur, que peu d’espoir, pour les ambitieux qui veulent tout du bonheur et de la joie, mais il y a quelque chose de si spécifique à la vie rurale et qui est le peu de désespoir malgré tout et l’existence d’illumination dans le regard des bergers :

‘Peu de comètes pour s’élancer de l’iris des bergers.
Peu de trèfles à porter bonheur aux champs.
Peu de désespoir ici. Peu d’espoir.

Sur la colline où le soleil de midi, rond et paisible,
tente d’abolir la forme des étendards verts,
parmi les labours du courage perpétuel,
à travers le feuillage et la brume, le gel,
en bras de chemise, en vêtements noirs,
S’étend à perte de vue en secret
la douleur mariée à la vie sans partage
pour vaincre la douleur pour pouvoir vivre,
la peine lentement commuée en la paix,
par satisfaction du devoir accompli,
bien avant l’odeur du cimetière,
pour pouvoir vivre ici à la campagne. (IPP., p.79)’

Le secret de la paix que connaissent les gens à la campagne est dû à leur courage, le sentiment et la volonté de satisfaire le sens du devoir chez eux. La vie pour eux n’a de goût, de mérite et de sens, que pétrie de sueur, de lutte incessante. L’amour annule toute souffrance et les paysans domptent la souffrance et le pénible, les marient avec la joie et la dignité de vivre, surmontant ainsi la souffrance, l’annulant presque.

Or, la vraie souffrance reste ailleurs inconcevable et immuable, celle des massacres, des guerres, où des innocents tombent toujours victimes de la cruauté de l’homme. Abasourdis ceux qui se sentent incapables devant de telles cruautés, coupables ceux qui ont le sentiment d’avoir été appelés au secours et n’arrivent que trop tard. C’est exactement dans de telles expérience et aventure que Frénaud suit les Rois mages à la recherche de la fameuse étoile, finalité qui s’effacera pour laisser toute la place à la quête elle-même, au cheminement :

‘Nous arriverons trop tard, le massacre est commencé,
Les innocents sont couchés dans l’herbe.
Et chaque jour nous remuons des flaques dans les contrées.
Et la rumeur se creuse, des morts non secourus
Qui avaient espéré en notre diligence.

Nous sommes perdus. On nous a fait de faux rapports.
C’est depuis le début du voyage. (R.M., p. 129)

Chemin qui ne témoigne pas toujours du bonheur mais aussi de tellement de malheur qui touche les autres, quels qu’ils soient, nos semblables, compagnons de la vie sur terre. Nous nous voyons pour cela touchés à notre tour par la même tristesse. Souffrance apaisée vraisemblablement par la nature, par l’herbe ici et la position des victimes décrite par le poète (« sont couchés »), alors que les hommes échouent et se voient perdus dans l’incessant tourbillon du sang et du crime.

Aujourd’hui, nous pouvons penser plus qu’avant que nous avons une immense part de responsabilité à l’égard des générations futures car nous créons en quelque sorte ce qui sera cause de souffrance et de difficulté pour elles. Elles viennent au monde par notre intermédiaire et le monde sur lequel elles ouvrent leurs yeux est le monde que nous avons façonné, transformé, déformé, bref, il porte notre propre empreinte. Voici un poème qui annonce la joie d’un nouveau venu et les risques qui l’attendent et qui menacent déjà sa vie et son avenir :

‘- Tous les œufs se fendaient pour qu’en sorte
un museau qui se dandinait en avançant, qui mordait…

- En s’ouvrant, quel atome ouvrira
l’univers neuf ? Le nouvel œuf. (S.R., p.72) ’

Il semble clair que l’image que présente ce poème et surtout les vers que nous venons de citer n’est pas l’image heureuse que nous attendons d’une éclosion, d’un nouveau début, d’un nouveau monde. Peter Schnyder dit à ce propos que, d’un côté, il y a un certain « déchirement de la lutte » dans l’image des œufs qui, se fendant, donnaient naissance à de nouveaux combattants, « soldat conquérant du monde » comme le dit le même poème de Frénaud. Et, d’un autre côté, il y a l’utopie d’un nouveau monde neuf. « …s’il est question d’univers neuf ? Après l’exploration de ce que renferme l’atome, avec tout ce que l’homme va pouvoir et, je le crains, va devoir, en tirer, entre l’effroi (la bombe) et l’utopie d’une société libérée, s’ouvrent des perspectives vertigineuses. 43» Pourtant une vérité est là et vient nous rappeler que malgré tout ce que nous aurons traversé, joies ou souffrances, la mort viendra nous appeler à elle.

La mort revient souvent chez Frénaud, ce qui mérite de notre part de s’y attarder quelque peu. Mais voyons d’abord le poème suivant qui présente la mort comme une «grande forme de paix » : 

‘«  Nous ne perdrons plus »
Nous ne perdrons plus notre voix éraillée.
De la fumée a germé sous nos yeux.
Sans armure contre soi sans écho,
Nous n’attendrons plus les prestiges
Et que le prisonnier devienne radieux
Comme l’eau noire.
Notre voix ne sera plus que par la terre grise
Et le silence barbelé de ressassements.
Le doux lit de la mort que je porte
Tout le long de la frontière de mon sang
S’est approché. Couche-toi.
Il est temps peut-être
D’entrer dans la grande forme de cette paix.
9 mai 1940  (R.M., p.97)

La mort comme il apparaît dans les derniers vers est toujours en nous mais un moment vient où la vie en nous se retire et la mort s’approche. Ce qui est lié à la mort est tout à fait reposant et réconfortant dans notre poème, le titre souligne le fait important que de perte il n’y en aura plus guère, et le dernier souffle s’en ira dans la douceur et non brusquement dans la violence ou dans la douleur (« doux lit », « couche-toi »).

Mais est-ce toujours cette même image que l’univers poétique frénaldien nous donne de la mort ? C’est ce que nous proposons de découvrir ensemble maintenant. Comme nous l’avons précisé, la souffrance est chez Frénaud de l’ordre du personnel, elle est métaphysique ; pour lui, il s’agit du fait qu’il se sente séparé des autres. Il s’avère, par conséquent, intéressant que nous nous attardions sur le thème de la mort qui est en toute évidence l’ultime séparation.

Notes
43.

Peter Schnyder, André Frénaud : « Vers une plénitude non révélée », l’Harmattan, 1997, p.64.