7.2.1. Origine personnelle

L’enfance est tout un monde que nous portons en nous et auquel nous restons tous, sans exception, attachés d’une manière ou d’une autre, même si elle n’est pas toujours joyeuse. Elle ne peut donc être une simple période de notre vie, oubliée et dépassée avec l’âge. Quelle que soit cette enfance nous avons envers elle une certaine nostalgie permanente, pour un premier contact avec le monde tout autour de nous, un contact qui est primitif et innocent à la fois, dans le sens de l’inexistence de préjugés mais d’un regard tout à fait neuf et évolutif, non figé. Frénaud explique l’ambiguïté du sentiment de la nostalgie pour notre enfance, qu’il nomme « lieu d’origine », un sentiment qui existe chez tout un chacun. Pour lui, contrairement à Guillevic par exemple, il a une tendresse pour l’enfance plutôt que pour le pays :

‘Je pense que, poète ou pas, tout homme, quelles que soient les conditions où il est né et le lieu où il a vécu ses premières années, ne peut pas ne pas avoir à l’égard de son enfance et de ce lieu d’origine un sentiment ambivalent. Même si c’est la nostalgie qui domine, le sentiment d’un pays enchanté qui s’est perdu, il s’y mêle trop de douleurs, de mauvais souvenirs…53

Il est évident que l’accent est mis ici sur la douleur qu’on en garde plutôt que la nostalgie pour le « pays enchanté ». Or, Frénaud précise en ajoutant que bien qu’il y ait eu souffrance, il nous reste difficile de nous en détacher définitivement. Car il s’agit bien d’une confrontation incessante entre des sentiments contradictoires qui créent le « sentiment ambivalent » dont il parle. Il ajoute alors que

‘ …le cœur est attaché à ce lieu natal ; derrière la haine, il y a du regret et de la déception, donc de l’amour.54 ’

Paradoxe parfait qui explique très bienle désir de détruire, voire de brûler totalement l’enfance à laquelle nous sommes, en revanche, très étroitement liés. Ainsi, nous pouvons lire dans les derniers vers du poème « le lieu commun des morts » tiré de Depuis toujours déjà :

‘Brûlez, brûlez l’enfance.
O qu’il n’en reste rien s’il faut demeurer là
O qu’on la fasse taire, qu’elle soit morte. (DTD, p.143)’

Nous sommes donc devant un vif désir de tout brûler qui révèle, si l’on fait appel à la psychanalyse, un fort amour pour ce que l’on brûle contrairement à ce que l’on croirait. Brûlée, l’« enfance (est) perdue » à jamais dans l’adulte qui ne verra plus et ne reconnaîtra plus en lui l’enfant qu’il a été, cet autre qui lui est désormais étranger. Écoutons la voix de l’enfant puis celle de l’adulte Frénaud qui ne se reconnaissent plus. Il s’agit bien de deux voix différentes, de deux personnes différentes :

‘J’ai laissé mon enfance dans les sentiers.
Je l’ai cachée de buisson en buisson.
Petit rêveur qui voulait se perdre peut-être,
pour que, toujours enfant, il retrouvât un jour
en jouant avec les pierres
toute l’émotion tapie.

Mais c’est un homme qui revient…Il regarde les touffes, en vain il respire les fumées… en vain le même gravier dans les allées, le papillon qui tremble fidèle au bord des choux, toutes les haies d’autrefois, (…) Ce sont les traces d’un mort trop violemment vivant pour qu’il puisse maintenant s’y reconnaître.(…)
J’ai perdu mon enfance par les sentiers de ce pays ancien. (IPP., p.102)’

La coupure qui sépare catégoriquement l’enfance de l’âge adulte est marquée dans ce poème par l’usage du « je » et du « il ». Et par les « mais » et « en vain » qui déçoivent les intentions enfantines et les cachotteries que l’adulte qu’il sera ne saura retrouver ou localiser. Comme si l’enfant se cachait dans les buissons et attendait cet autre qu’il croit être lui-même, un enfant, mais à sa surprise, il voit apparaître à partir de ses buissons « un homme » qui « revient » mais comme un étranger au monde. Évidemment, le pays de l’enfance s’éloigne avec le temps et rien ne peut être gardé. Il sera perdu à jamais.

Il faut tout de même dire que l’enfance du poète issu d’une famille bourgeoise n’a pas été pauvre, ni misérable. Cependant, Frénaud ne manque pas de préciser que le sentiment négatif vis-à-vis de son enfance provenait d’un sentiment de révolte - qui est à notre sens plutôt légitime et fréquent - contre le milieu et la famille. Il se pliait ainsi difficilement aux conditions et aux contraintes ; et l’on comprend que le mauvais élève qu’il a été alors ait causé de l’insatisfaction chez ses parents, surtout chez son père qu’il respectait d’ailleurs beaucoup. De ce fait, Frénaud se vit longtemps poursuivi par une sorte de culpabilité avant de pouvoir prouver sa réussite mais hélas le père aura déjà quitté le monde. Du mélange hétérogène d’amour et de haine, de révolte et de respect, naîtra son poème « Tombeau de mon père » qu’il a eu du mal à achever sans larmes.

Dans une telle situation, le présent s’avère être pour le poète un remède ou le comblement d’une fissure qui a eu lieu dans le passé. On peut dire également qu’il s’agit peut-être d’une sorte de rectification ou de rattrapage qui a aidé le poète à se justifier devant son père, devant son tombeau, tout en lui rendant hommage. D’ailleurs, Frénaud emploie le verbe « justifier » dans le poème que nous avons déjà cité plus haut55.

Frénaud reconnaît une difficulté dans l’écriture du poème « Tombeau de mon père » : « je l’ai commencé dès 1939, et (…) je l’ai terminé seulement en 1952, m’interrompant, y revenant, incapable de le poursuivre, comme je le confesse dans le poème, « à cause des larmes »56 ». Son enfance habitée par des sentiments de rancune, de révolte et quelquefois de vengeance doit, selon Frénaud, jouir d’une réconciliation qui l’élèverait au-dessus des crises. Des crises qui ne lui sont pas étrangères mais qui la rendent plus solide et plus rayonnante. Frénaud intitule un de ses poèmes que l’on propose de voir ici « Pour réconcilier » :

‘Pour réconcilier ton enfance avec ta révolte,
le matin, l’île intacte,
avec les traces du sort sur toi et ta rage.
Pour en faire ta vie comme un marronnier resplendit.

L’accord donné dans les réserves intraitables de l’enfance.

L’horloge innocente dorée,
qui ne sonne jamais quand on est tout petit
parce que le songe bat le pouls de l’avenir
et défait le temps.
Les resserres tâtonnantes de la nostalgie sont-elles préalables
à la tendresse qui se retrouve et s’accomplit
Quand la montagne auprès de la maison comblait l’attente,

comme une chose toujours au-delà, soudain captée.
Comme la vie fragile est conquérante.
Miroir où l’on se voit tel que l’on veut.
Il faudra t’efforcer de ressembler à cette image.
Mais pourquoi rougissais-tu, qui n’as jamais eu peur ? (IPP, p.62)’

L’enfance et le beau sentiment que l’on garde à l’égard de notre passé priment face à tous les sentiments contradictoires et surtout négatifs, colère, haine ou révolte. L’enfance semble échapper à la tyrannie du temps du moins dans le sentiment intérieur, dans la façon de vivre de l’enfant. Et du mélange de contradictions qui traverse notre vie d’enfant s’élève un splendide arbre vert et prometteur car il nous suivra à travers le temps comme sur l’« île mouvante » qu’est l’enfance. Il n’est pas insensé que l’enfance ait tout ce pouvoir sur nous car, en effet, malgré sa fragilité en tous les sens, c’est à ce moment de la vie que l’homme encore enfant arrive malgré son inexpérience et son innocence à capter certaines vérités, à « conquérir » le monde, à le saisir grâce à un éveil et une attention aigus et remarquables. Un monde que l’on « voit tel que l’on veut » tout naturellement alors que l’adulte « s’efforce », lui, de retrouver cette image du monde et de lui-même. Et c’est pourquoi le monde merveilleux ne cesse de fasciner les poètes, de nous fasciner tous ; et nous hante alors une envie de remonter le temps, l’envie d’un retour en arrière jusqu’à cette origine qui est aussi une source parfaite et éternelle :

‘« Source totale »
Je veux remonter à la source.
Je passerai la frontière.
J’irai où se fait le grand vent (IPP, p.64)’

C’est bien d’une volonté que le poète parle ici lorsqu’il dit « je veux », car qui ne voudrait pouvoir accéder à cette source ? Il faudrait rappeler que la source évoquée est située dans le passé pour Frénaud ainsi que pour Gaspar tandis que chez Guillevic même si elle est originelle et primitive, elle s’inscrit plutôt dans l’instant, dans le présent le plus quotidien et, dirions-nous, primitif. D’où l’idée propre à Guillevic d’un présent qui vient non seulement remédier mais également effacer le passé.

Commençons d’abord par ce que signifie l’enfance pour Guillevic en dehors de ce qu’elle peut contenir de douloureux ou de joyeux. En effet, comme on l’a déjà mentionné pour Frénaud, l’importance de l’enfance n’est pas restreinte aux poètes mais concerne toute personne. Il est normal dans ce cas qu’elle prenne une place essentielle dans l’œuvre de tout auteur, écrivain, poète ou autre. Malgré une enfance difficile, Guillevic garde pourtant un grand souvenir de son enfance à l’école, comme en témoigne la forme du poème puisque c’est en sonnet que notre poète a choisi de nous en parler sous le titre de « L’école publique » :

‘A Saint-Jean-Brévelay notre école publique
Était petite et très, très pauvre : des carreaux
(…)
- Pourtant j’ai bien appris dans cette pauvre école :

Orthographe, calcul, histoire des Français,
Le quatorze juillet, Valmy, la carmagnole,
Le progrès, ses reculs, et, toujours, son succès. (20 fév. 1954) (31S., p.61)’

Malgré tout, l’enfance et ses souvenirs tiennent un rôle essentiel dans l’œuvre et la vie de  Guillevic tel qu’il en fait part à Erhel lors d’un entretien:

‘Je crois que l’enfance a une très grande importance dans l’œuvre de tous les poètes. C’est pendant l’enfance, surtout, qu’on reçoit les impressions du monde. C’est à cet âge-là qu’on se forme, qu’on se nourrit (…) Mon paysage intérieur reste quand même formé par ce que j’ai vécu dans mon enfance (…)57

Paroles justes mais qui demandent à être bien étudiées chez Guillevic, car lorsqu’il dit « impressions du monde », et plus loin « paysage intérieur » il nous faut comprendre le monde comme étant celui des choses et des objets qui ont peuplé son quotidien et non pas celui des gens qui l’ont accompagné durant son enfance. Parce que de telles gens et plus particulièrement sa mère lui ont été des tyrans et la vie lui a été difficile puisque c’était, contrairement à Frénaud, une enfance très pauvre à l’image de son école qu’il qualifie deux fois dans le poème précédent de « pauvre » et de « très, très pauvre ». Il dit à ce sujet que s’il avait été fils de bourgeois, il n’aurait jamais eu « ce rapport avec la terre et avec les choses »58. Il paraît difficile et même incrédible de parler ainsi de ses parents, de sa mère surtout, mais quand c’est la réalité des choses les séquelles en parlent elles-mêmes parce qu’on ne peut pas en sortir indemne. D’ailleurs, Guillevic a été marqué par la maltraitance qu’il a subie durant des années, bien plus longtemps qu’on ne le croit. Lorsque, concernant l’enfance, J.-Y. Debreuille59 parle d’une confiance avec laquelle on contemple le monde, on n’oublie pas que la confiance en soi et en l’autre (qui est ici par excellence sa mère) n’existait plus ou souffrait d’énormes troubles. Voici ce qu’il dit à propos de son enfance, de ses parents et de son attachement aux choses :

‘Je n’étais pas « gâté », si l’on pense à la pauvreté de mon milieu, à la dureté de ma mère, à l’indifférence de mon père. De là ce besoin d’être dans la solitude, avec les choses, dans les choses.60

La culpabilité est un sentiment douloureux comme on a pu le voir chez Frénaud mais qui a été, dans le cas de Guillevic, inculqué injustement et tyranniquement par sa mère, cette femme aux yeux bleus, d’un « bleu glacial et au nez pointu »61 comme il la décrit lui-même. Ce genre d’injustice a poussé Guillevic à tout laisser tomber, sauf pour l’écriture qui lui a été le seul refuge possible pour s’en sortir.

Pour connaître un peu plus la situation de l’enfant Guillevic qui n’avait que le choix d’obéir, voyons comment il la décrit par lui-même dans son poème intitulé « garçon » :

‘C’était en un temps
Où le journal était un carré blanc
Tenu par la mère au-dessus du seuil
Où jouait l’enfant.
(…)
C’était bien pour sa rançon
Qu’il lui apportait le pain.

Et pour éteindre son œil
Qu’il n’abusait pas du lait.

_Il y avait des épaves de pain
Qu’il n’arrivait pas à manger - tellement
Il leur contait de choses.


On fait semblant d’être à la table
Et d’écouter.

Mais on a glissé
Parmi les feuilles mortes,
Et l’on couve la terre.
(…)
A la voix qui gronde
On en sort mouillé, pour obéir.

Mieux valait faire la petite guerre dans les champs
Que s’angoisser au soleil couchant,
A cause de son sourire peut-être, à elle,
Ou à cause de tout. (T., pp. 129-130) ’

Les termes que notre poète utilise dans ce poème sont très révélateurs. Si nous nous arrêtons par exemple aux articles définis de la première strophe « la mère », « l’enfant », il est clair que l’article défini dote la mère d’une autorité et fait d’elle une force ou une présence infaillible. Alors que tout sentiment de tendresse et de maternité est écarté avec l’enfant qui est sans doute le sien mais qui paraît ne pas l’être. Et la nature du rapport mère-enfant vient s’aggraver aux yeux de l’enfant pour lequel acheter le pain à sa mère devenait carrément une rançon. Une rançon qui lui permettrait d’« éteindre son œil » maternel qui lançait des flammes, des flèches, de menace et de méchanceté, et d’être à l’abri de sa « voix qui gronde » comme un tonnerre et de son sourire qui n’est capable que de porter l’angoisse. Voilà que le portrait est dessiné.

Il ne reste plus au petit enfant qu’à se soumettre, à « faire semblant », mais un monde tout près de lui, à sa portée, gagnait sa compagnie et se liait d’amitié au fur et à mesure qu’il se détachait de sa mère. Ce monde-là, Guillevic lui prête véritablement toute son attention et il peut enfin entretenir un vrai dialogue avec l’Autre, avec les choses, tout autour de lui. Nous proposons de citer ici le poème du bol dans lequel l’enfant se dit :

‘(…)
Dis-lui que tu l’entends,

Qu’il est ton compagnon,
Ton petit frère. (M., p.144)’

Face à la méchanceté des autres, nous noterons la réaction de l’enfant Guillevic bien exprimée dans les trois poèmes que nous choisissons de lire maintenant et qui sont tirés du recueil Autres. D’abord, il décrit son indifférence vis-à-vis des autres, sentiment qu’il feigne vraisemblablement d’avoir envers eux. Ayant été confronté à l’hostilité extérieure, il se crée chez lui une distanciation suivie d’un repli sur soi et un recours ensuite à ce qui est différent, voire un meilleur refuge que les hommes pour lui. Ce fut un refuge auprès des choses, d’un objet qui se trouve si près de lui, dans sa poche :

‘Moi, ça m’est bien égal,
Ce qu’ils font.

J’ai un cheval dans ma poche
Et d’ailleurs c’est une girafe.

Alors, quand c’est à moi
Qu’on veut s’en prendre, hop là !

On est loin,
Ma girafe et moi.

Et eux
N’y comprennent rien.  (Aut., p.11)’

Un rapport intime qui unit le poète à la chose qui le réconforte, lui redonne confiance et sécurité, ce que son entourage et sa famille n’a pas pu lui donner ou lui a carrément refusé. La chose l’éloigne (« on est loin ») alors même qu’il continue d’être entouré de personnes qui ne sont pas aimables avec lui. Un espace de protection semble être créé du lien qui s’est tissé et existe désormais entre les objets et Guillevic. Un tel rapport avec les choses reste incompréhensible pour ces autres-là, mais il est salutaire pour le poète qui a décidé que ce qu’ils faisaient lui était égal. Car son attention se dirigeait ailleurs que sur la violence et l’injuste traitement que ceux-ci lui réservaient. Il répond ainsi à cette méchanceté dans le second poème que voici :

‘Chacun son tour,
Disait-il.

Maintenant,
C’est eux qui me punissent.

Mais dans l’éternité
C’est moi
Qui leur tiendrai
La dragée haute.

Je les priverai
De leur souffre-douleur.  (Aut., p.17)’

Son rapport et rapprochement avec les choses avait rendu l’enfant plus fort devant la maltraitance dont il était victime. On peut lire ici un désir de vengeance qui se ferait simplement et naturellement grâce à un renversement de situation. Il s’agirait là de croire à une justice plus forte que tout et qui doit s’établir tôt ou tard, cela est traduit dans l’usage temporel de deux mots qui s’opposent «  Maintenant » et « l’éternité ». C’est aussi dans la séparation et la distanciation marquées par l’opposition entre « moi » et « eux » que Guillevic a décidé de ne plus être leur souffre-douleur ou de ne plus jouer le rôle du souffre-douleur. Et plus loin dans le même recueil il revient à sa girafe :

‘Il l’avait eue, cette girafe
Qui l’emportait loin du malheur.

C’était bien là le signe.

Et c’était ce qui lui permettait
de ne pas baisser le pavillon,
Qui lui donnait la force,
Maintenant,

De se défendre
Et d’attaquer.  (Aut., p .23)’

La girafe a été pour lui une aide, un tremplin vers un changement en lui qui lui a permis de ne plus subir mais de reprendre confiance et force pour se défendre désormais, mieux, pour attaquer même. Elle l’a emporté loin du malheur et lui a fait découvrir un univers riche et lui a permis dans le même temps un retour plus fort à une réalité qui lui était jadis difficile, voire impossible, un retour à la vie.

Guillevic a eu dès sa plus petite enfance un contact avec les menhirs, c’est parmi ces pierres qu’il a appris à faire ses premiers pas. De plus, les défaillances de l’odorat et de la vue dont il souffrait l’avaient poussé à privilégier le contact concret et matériel avec les choses. D’où son amour pour les objets concrets du quotidien, et la pierre en fait partie, lorsqu’il dit :

‘Je suis enraciné dans l’élémentaire. La pierre me donne une émotion, réelle, première.62

Dans « élémentaire », « première » ne lit-on pas, en effet, origine ? L’origine demeure donc un mot primordial dans le vocabulaire de Guillevic qui se désigne comme primitif et ancré dans l’élémentaire. Ainsi dit-il encore dans son rapport à la pierre :

‘Comme tout le monde, je donne une grande importance aux souvenirs d’enfance, et il est certain que les menhirs ont tenu dans ma vie une place plus grande que l’avenue de l’Opéra.63

L’enfance de Guillevic, sombre et solitaire, sauvée par l’amour des choses, ne pouvait retrouver ou prendre sa beauté qu’après un long parcours qui viendrait en quelque sorte passer l’éponge sur le passé. Et grâce aussi à une sorte de fuite, bien particulière, qui ne s’opérait donc pas dans un ailleurs mais dans le présent, dans ce qui est touché et perçu ici même. Signalons tout de même que l’enfance de Guillevic fut partagée entre les deux régions bretonne et lorraine démarquées par deux éléments que Guillevic appréhende différemment et qui sont respectivement la pierre et l’étang. L’étang est, plus que la pierre, une présence effrayante chez Guillevic. La pierre a tenu, elle, une grande place, plutôt positive comme nous avons pu remarquer plus haut (Cf. chapitre II, 5. Le minéral : la pierre).

La poésie gasparienne est de même très sensible aux choses « très simples » de notre vie quotidienne et aux petits gestes de tous les jours. Les choses du quotidien liées à l’enfance font appel non seulement à la présence chaleureuse de la mère de Gaspar mais aussi au passage du temps, au mouvement qui est tissé dans les mailles du monde, de nous-mêmes et de tout ce qui nous entoure.

‘J’ai seulement des choses très simples
Le soleil s’est découpé peu à peu comme
Ma mère découpait le pain
Nous mettons la soupe sur la table
(ces choses au-dehors qui tombent lentement,
le jasmin, la neige, l’enfance)
goût de piments rouges et de dents heureuses
nos corps nous tiennent encore chaud quelques temps
dans l’âge avancé de la nuit. (S.a., p.62)’

L’enfance, source et origine de joie, est comparée au jasmin qui tombe et se fâne, à la neige qui tombe et fond, à une chaleur que l’on perdra à mesure qu’on avance dans la nuit froide du temps, dans l’âge qui vieillit. Le poème est tout entier traversé par un sourire, une certaine quiétude, à commencer par les choses simples qui peuplent l’enfance, les objets quotidiens comme on a vu chez Guillevic, la chaleur maternelle du foyer (présence de la mère mais aussi tout ce qui lui est lié, le pain découpé par ses mains, la soupe préparée pour le repas). Le rapprochement que Gaspar effectue entre les différents éléments cités les assemble dans une aventure unique, ils font par conséquent partie intégrante de toute la scène ou du paysage de l’enfance. Son enfance est active et vive (« goût de piments rouges ») au goût de la joie (« dents heureuses »).

Pour Gaspar, l’enfance est une origine considérable qui, non seulement, procure la joie de vivre, mais également l’habilité dans le mouvement, tel que l’on peut lire dans l’exemple ci-dessous :

‘Arrête-toi et regarde.
Retourne-toi dans la hâte du courant, malgré les pierres, malgré les branches qui déferlent dans l’incoercible rayonnement. Sois souple dans le mur. Enfant tu savais dénicher la truite dans le torrent. (E.J., p.110)’

Notre poète invite l’adulte à un retour vers l’enfance qui donnait au regard une grande importance, dans une sorte de pause pour renoncer à l’emportement du torrent, du temps, qui nous vole à la vie. Ce qui le dote d’une souplesse, d’un savoir-faire, que lui apprend son contact direct et proche avec les choses et la nature.

Nous pouvons retrouver, dans deux exemples que nous proposons de voir ici, la joie de l’enfance et l’accent sur le regard aigu porté sur tout ce qui est autour de nous : 

‘Sur une terre brûlée, des enfants qui jouent dans la poussière regardent avec émerveillement une paillette de mica collée à leurs doigts. (App.P, p.55)
Sur un terrain vague, jonché d’immondices, des gamins allument des grands feux de joie. (App.P, p.91)’

Des grands feux de joie sont allumés peut-être réellement mais aussi métaphoriquement dans un terrain vague sans importance, plutôt sale. Les enfants peuvent « dénicher » et créer la joie du lieu ou de l’objet le plus banal. Leur joie est surtout la possibilité de s’étonner encore devant le monde et devant les choses, de s’émerveiller des choses qui sont à portée de leurs mains, que touchent leurs doigts. Le rapport et le contact directs à travers le toucher soulignent la place accordée aux choses concrètes.

L’enfance chez Gaspar est toujours liée à la clarté, au feu, au toucher, à la lumière, comme on a pu le voir dans le poème précédent. L’enfance opère en effet une ouverture à l’Autre qui fait que l’enfant arrive à toucher et à saisir certaines vérités, certaines « lueurs » de la vérité, que Gaspar juge essentielles pour pouvoir percer toute l’obscurité qui nous fait face :

‘Toute vérité, fut-elle partielle, minuscule, est une origine. Et nous ne devons négliger aucune ouverture sur ces lueurs en nous qui nous lient à toute vie, nous ne pouvons pas vivre sans vérité. (F.O., p.47)’

Le thème du retour est primordial chez Gaspar, un retour au passé, sans oublier ni négliger l’instant dans lequel on se situe. On peut deviner, à partir de la confrontation entre le présent et le passé, une certaine nostalgie pour son enfance, pour l’enfance en général et une fascination pour le passé des collectivités et des peuples. En effet, Gaspar passe par l’enfance de l’humanité pour retrouver sa propre enfance.

Notes
53.

André Frénaud, Notre inhabileté fatale, op.cit., p.22.

54.

Ibid., p.23.

55.

Après tant d’années où je n’ai pas pu

à cause des larmes,

le jour est venu où, plus fort dans les périls,

j’ose m’avancer pour te rendre hommage,et devant toi me justifier comme j’en ai besoin. (IPP, p.196)

56.

André Frénaud, Notre inhabileté fatale, op.cit., p.47.

57.

Guillevic, Un brin d’herbe, Après tout-, Entretiens avec J.-Y. Erhel, 21 janvier-28 mars 1979, La part commune, 1998, pp.13-14.

58.

L’expérience Guillevic, Recueil fondé par J.-L. Giovannoni et Pierre Vilar, Deyrolle/Opales, 1994, p.43.

59.

Jean-Yves Debreuille, « Par l’étier de la parole l’itinéraire poétique de Guillevic », in La NRF, op.cit., p.113.

60.

L’expérience Guillevic, op.cit., p.43.

61.

Ibid., p.44.

62.

Cité par Maria Lopo, Guillevic et sa Bretagne, PU de Rennes, 2004, p.210.

63.

L’expérience Guillevic, op.cit., p.43.