7.2.2. Origine commune

Après avoir étudié l’origine en tant qu’enfance personnelle, l’autre (qui n’est autre que nous-même ici) qui a été, chez nos trois poètes, nous venons maintenant à notre deuxième genre d’origine qui traite des autres qui ont été, idée éminente chez Gaspar. Nous proposons d’aborder notre étude sur l’origine collective chez Guillevic d’abord puisqu’il s’oppose à nos deux autres poètes, dans le sens que son œuvre poétique s’ancre plutôt dans le présent et manifeste une certaine horreur du retour au passé. Même s’il venait à évoquer le passé ce n’est surtout pas pour énoncer et exprimer sa nostalgie. Le passé est spécialement individuel pour lui. Or, lorsqu’il s’agit de l’état de Carnac, telle qu’elle était et telle qu’elle est devenue aujourd’hui, Guillevic ne s’empêche pas d’exprimer une certaine déception de la modernité qui a envahi et enlaidi le paysage de cette plage qu’il aimait tant. Nostalgie, certes, mais pour les choses telles qu’elles se présentent, telles qu’elles sont, pour les lieux aussi où s’inscrit l’aventure au présent, et non pas une nostalgie pour le passé. Nous pouvons résumer que l’origine ou la primitivité ainsi attribuée, et qui l’est justement, à la parole poétique même de Guillevic et à sa vie quotidienne se traduit dans son attachement au concret, au matériel. Car c’est un monde, une altérité, qu’il peut toucher ou avec lesquels il peut dialoguer. Attachement aussi à son lieu natal qu’il explique lui-même par sa détestation pour le déplacement et le voyage en dehors du travail et de l’utilité.

Par contre l’on peut dire par comparaison que Frénaud et Gaspar sont habités par l’aventure et la découverte de l’inconnu, de l’autre, par le voyage. Nous ajouterons que l’origine que l’on cherche par tous les moyens est une source éternelle ou totale donc impossible à atteindre. Cependant, approcher la source et la comprendre ou essayer d’en saisir quelque chose nécessite naturellement une remontée du temps, un percement des surfaces, des vernis du présent, de la modernité, pour arriver à toucher le fond de chaque chose mais aussi de toutes les choses dans l’Unité que l’on pourrait appeler la Source. Pour donner un exemple chez Frénaud, lorsqu’il visite l’Italie ce n’est pas en simple touriste qui se contente de regarder le monument tel qu’il se présente, dans son état actuel, qu’il agit. Il s’attarde à le pénétrer et pénétrer sa surface apparente pour tenter d’en saisir le passé. Il cherche au-delà du présent ce qui, selon R. Munier, « fonda, ne cesse de fonder ce présent de la ville et qui n’y est plus ou, plus exactement, l’habite encore et toujours, mais comme absence.64 » En effet, pour Frénaud le temps est brouillé et le passé, le présent, le futur se mêlent l’un l’autre et se trouvent l’un dans l’autre. Ainsi, le présent s’évanouit devant l’émergence du passé que le poète ne peut s’empêcher de percevoir. Voici ce qu’il écrit dans « leSilence de Genova » :

‘Sauras-tu pressentir encore le rêve inscrit,
Ressassé dans ces pierres ?(S.F., p.183)’

Du passé recherché et rejoint à travers le présent, Frénaud fait revivre les figures des fameux mythes comme celui des rois mages, qu’il donne comme titre à un de ses recueils, celui de la vierge Marie et surtout de l’enfant Jésus. Or, les mythes du passé se revêtent chez lui d’un nouvel habit comme dans l’exemple des rois mages qui ne cherchent plus l’étoile en tant que but final. Et le souci est déplacé car la lumière est plutôt focalisée sur le trajet et le parcours plus que sur le but de la quête, ce qui est compatible avec la quête de la poésie moderne et contemporaine, notamment avec celle du poète. Quant à l’enfant Jésus ou à l’enfant Moïse, il s’agit toujours d’une nouvelle naissance au monde et, dans un de ses poèmes, c’est le poète lui-même qui renaît à travers la naissance de Moïse et son aventure dans le berceau voguant sur l’eau du fleuve.

‘…
 Parce qu’il est juste que la joie fasse naître un petit enfant
-et le berceau humide est encore si petit,
recouvert de feuillage et d’herbe douce-
avant que n’aillent se pelotonner dans l’osier les membres criards,
c’est moi qui m’introduis maintenant
dans ce berceau premier,
après tant de détours vagues et d’évanouis parages,
pour la première fois,
pour m’y faire naître dans l’eau pâle
et m’y réconcilier avec ma vie,
pour la première fois,… (IPP, p.55) ’

Ainsi, nous revenons à l’idée qui évoque la présence des autres qui ont été. Leur cas est très particulier chez notre troisième poète, Gaspar, comme nous l’avons mentionné depuis le début. Gaspar est intéressé, voire fasciné, par l’Histoire de l’alphabet et des langues65, par l’Histoire des autres, avec leur vécu et leur disparition. Il va à la recherche de l’Histoire du passé des peuples, ceux du désert en particulier, et passe un long temps à reconstituer à partir de fragments le secret perdu. Mais aussi à travers une écoute très attentionnée du passé :

‘Parfois, […] j’écoutais le travail de sape minutieux des millénaires. Je touchais à quelque chose d’infiniment perdu, d’à jamais inguérissable, un lieu saint. (E.J., p.110)’

Gaspar a en effet participé à des fouilles, il a connu les traditions populaires d’un nombre de peuples, à travers des lectures comme celle de la Bible, du Coran, de l’histoire de la Palestine, mais aussi à travers des traditions orales grâce à son contact direct avec les bédouins de certaines régions. Nous pouvons d’ailleurs remarquer, pour nous intéresser plus précisément ici au contact direct qu’il privilégie avec le monde, la récurrence du toucher, de la présence et de l’importance de la main dans ses poèmes. Pour lui, la main « suit », « redit », « épelle » quelque chose, un nom, un rythme, un fait, qui n’est plus aussi vigoureux mais elle le fait revivre en le découvrant et sait en même temps que c’est une émergence éphémère qui bientôt replongera dans l’oubli. Nous proposons de suivre un instant les courbes que redessine la main gasparienne, rêveuse de déchiffrer le monde, de tenter de le redire, de redonner sens à ce qui n’en a plus :

‘La main épelle au sommeil des roches
des noms et des rythmes pour une incantation.
Et si claire est cette voix tirée de l’opaque,
(…)
que la main frissonne sur les pentes évidées.
(…)
elle suit une ligne encore inconnue dans le monde,
(…)
elle redit la ligne déjà inconnue dans le monde,
dans la chaleur du même ravage oublié. (E.J., p.22)

Cueilleurs de safran,
(…)
la soif des fleurs sous le poids des morts
courbe la main aux flancs du vase- (E.J., p.23)

(…)
et je rêve à cette main entre milliards
de mains, étonnée, heureuse-
et je ne sais quoi, un pigment
qui fait que l’âme respire,
que voit la vie, ces choses qui
viennent à mes doigts
et mourront une fois encore- (E.J., p.24)’

Cette plongée dans l’inconnu du monde, de ce qui fut (les « flancs » généreux et amples « du vase », « du même ravage oublié »), et qui a disparu, ne laissant qu’inconnaissance et ignorance (« les pentes évidées », « du même ravage oublié », « et mourront une fois encore-»), n’est-elle pas une descente, une fouille dans le fin fond - si vraiment il en existe un - de soi, de l’être individuel ? Et entre des descentes et des remontées incessantes, entre le sens retrouvé ou reconstitué et sa perte, une euphorie s’installe et trouve chemin dans « cette main » « étonnée, heureuse » et dans l’âme qui, dans le mouvement même paradoxal, revit et respire.

Comme il a vécu lui-même certains événements délicats pendant son travail, en tant que médecin à Jérusalem, et grâce à ses différentes et diverses recherches, à ses lectures, à ses enquêtes et à une large documentation, en plus du vécu qui reste primordial, Gaspar ne pouvait être qu’ouvert à une altérité très riche et vaste, très souffrante et si heureuse. Le titre de son recueil Sol absolu témoigne de sa fascination pour le désert et pour ses habitants.

Pour notre poète, la modernité nous fait perdre, avec toute la complexité qu’elle apporte, le contact simple et direct avec le monde. Il dénonce ainsi ouvertement un système de codes, en faveur d’un mode de vie plus à l’écoute du monde, de nous-mêmes par conséquent, celui des hommes du désert qui vivent de peu dans le dépouillement et le dénudement presque total. Il semble alors évident que le retour au passé apporte beaucoup de clés et nous ouvre plus à la compréhension de l’autre, des autres, de nous-mêmes, du monde et de tout ce qui nous accompagne dans notre aventure commune. Il s’agit bien de chercher et de parvenir à toucher la « racine commune » (Ar., p.141) qui est notre unité avec le monde et de remonter jusqu’à la source qui nous nourrit et nourrit le monde entier. Lorsqu’on parle de source ou d’origine universelle ou collective chez Gaspar, il s’agit plus précisément de profondeur.

La quête de la profondeur, qui peut s’opérer dans le temps (le passé), ou dans l’eau vers une possibilité ou impossibilité de trouver la source, ou dans la nuit dans une volonté pleine d’espoir pour connaître la clarté, ou au fond des pierres (des choses) pour y toucher la substance et les secrets de l’être, rend très récurrents dans son écriture les termes de « fond des ténèbres », de la nuit, des pierres, « profondeur », « puits »,« ensevelie », et par opposition « surface » ; « remonter » ou « monter », « millénaires ». (Ces derniers termes désignant la remontée des temps ou du temps). Car, il faut bien le signaler, pour Gaspar c’est dans l’origine, source qui forme un miroir, que le monde se reflète et c’est là qu’il faut aller pour que l’obscurité s’évanouisse et que, par conséquent, on arrive à une meilleure compréhension de nous-mêmes et des autres.

Pour conclure, nous pouvons dire que manifester un penchement pour l’origine individuelle et/ou l’origine collective, qui sont, à notre sens, liées entre elles, est le résultat d’un tiraillement sentimental entre amour et haine pour notre enfance. D’après ce que l’enfance nous a apporté de beau ou de douloureux, nous sommes amenés à entretenir un rapport particulier avec l’origine, avec le passé en général. Quelqu’un qui a vécu une enfance riche et heureuse se verra ressentir la nostalgie pour ce qu’il a vécu mais il aura aussi un goût et peut-être une préférence pour le passé qui est pour lui l’origine, source du temps et source de compréhension et d’ouverture. Et il est clair que nous désignons ici Frénaud et Gaspar même s’il y a de quoi les différencier. Alors que dans le cas de Guillevic c’est une sorte de haine qui prime et qui va finalement le détourner de tout passé qui n’est que douleur, souffrance, injustice et oppression. Sa préférence pour le présent aura été un choix pour ne pas succomber, une sorte d’évasion et de préoccupation pour oublier. Et derrière la prédominance du présent, il faut entendre sa rencontre, sa décision de pénétrer les choses, loin des hommes, mais dans lesquelles il placera un côté humain qu’il n’a peut-être pas toujours trouvé chez les hommes. L’origine prend alors chez lui le sens du primitif, simple et élémentaire. Toutefois, et paradoxalement, c’est en s’investissant dans les choses et en questionnant les éléments de la nature que l’origine chez lui acquiert une dimension cosmologique. Nous retrouvons avec l’image de la mer qui cogne contre les rochers, le dialogue entre les éléments de la Nature existant déjà avant les hommes et les questionnements que ces derniers auront, depuis toujours, face à la Nature et ses forces. Ainsi, la nature de notre rapport au temps universel et collectif dépendra de celui que l’on a eu avec notre temps personnel. N’est-il pas évident qu’en allant fouiller dans l’origine collective, à la recherche de l’Autre, nous sommes en même temps en quête de notre propre passé qui y est inscrit et dont il fait partie ?

Nous avons dans la première partie traité de deux questions majeures qui sont les suivantes comment se positionne l’identité, le « je », face à l’altérité ? Quelles sont les figures de l’altérité les plus importantes chez nos trois poètes ? Nous avons pu voir que dans le rapport à l’Autre, il ne s’agit pas, si l’on schématise, d’un rapport unilatéral allant d’un « je » vers une forme de l’altérité. Ce n’est donc pas une flèche allant d’un point à un autre, mais d’un cercle ou d’une boucle qui serait si l’on regarde de plus près une sorte de toile où les rapports reliant le « je » à l’altérité constituent plutôt une multitude de liens complexes allant et venant d’une composante à une autre, y compris le « je ». Nous ne sommes donc pas devant des entités préétablies, fixées, bien déterminées. Et le sujet n’est pas sûr de lui-même, il se cherche à travers un faisceau immense qu’il n’arrivera pas à saisir dans sa totalité mais qu’il ne se lassera jamais d’approcher. Nous comprenons ainsi que nous n’avons pas affaire à des frontières nous séparant de l’Autre mais si celles-ci existaient elles seraient alors floues et amovibles devant les pas du poète qui poursuit son cheminement. Car le poète ne se présente pas comme un savant qui se voit supérieur, ni se présente comme extérieur et juge du phénomène qu’il étudie mais c’est quelqu’un qui ne sait pas, sauf qu’il se sait partie d’un tout qui l’entoure et dans lequel il baigne comme tout autre élément. Il dialogue avec l’Autre, il n’est pas au centre de tout, ni même celui qui détient le jugement ni une vue panoramique sur le tout.

Concernant les différentes figures de l’altérité que nous avons choisi de traiter comme les choses, le minéral, le végétal et l’humain, on a pu voir que Guillevic est plutôt interpelé par sa région natale, la mer, les choses quotidiennes, les menhirs, le végétal même s’il a passé quelques années de sa vie à Paris. Frénaud, quant à lui, reste malgré tout tenté par les villes et l’histoire des hommes à travers le temps et les époques. Gaspar, de son côté, s’intéresse au végétal au cœur du désert, paradoxe parfait, ce qui n’est pas étranger à son univers poétique. Le « rien » étant, comme les « simples choses » de la vie, dignes de notre plus grand intérêt dans un monde où le progrès technologique ne voit plus que « grand » et « gros ». C’est à travers de telles figures de l’altérité que le poète se voit confronté à sa propre altérité et à la souffrance, à la solitude et à la mort qui le menacent et le nient mais qui sont également une partie de l’immense tissu qui fonde la vie, depuis son origine. Nos poètes trouvent l’équation, malgré l’apparence et le visage de désespoir, comme chez Frénaud face au monstre de la solitude tragique des hommes, de la violence et de la méchanceté des hommes chez Guillevic, et de la maladie et de la guerre chez Gaspar, la solidarité, la fraternité et le bonheur sont tout autant des visages de la vie, bel et bien présents et dont les poètes rendent compte.

Parce que la frontière entre le « je » et l’Autre est floue, non déterminée, et que le rapport reste indéfini par sa richesse et donc toujours à découvrir de nouveau, la notion, l’idée ou la réalité de la quête s’impose. Car il s’agit bien d’une quête infinie que le poète s’entête, s’obstine, à suivre pour comprendre l’Autre, et parvenir par conséquent à mieux se comprendre lui-même.

Ainsi, nous intéresserons-nous maintenant aux figures de la quête que mènent nos poètes à la rencontre de l’Autre. Car, en effet, aller à la rencontre de l’Autre, pénétrer dans son univers, constituent toute une recherche qui n’est pas sans difficultés, ni échecs. Y a-t-il des conditions pour que la quête opère et donne ses fruits ? Nous verrons cela en détail dans notre deuxième partie qui traite de la rencontre avec l’Autre dans une quête entre pertes et retrouvailles.

Notes
64.

Roger Munier, L’être et son poème, Encre marine, 1993, pp.37-38.

65.

Nous tenons à noter que figure dans Sol absolu une page où Gaspar transcrit le mot désert dans différentes langues anciennes parmi lesquelles le cunéiforme, l’hébreu, l’arabe,…réf. (S.a., p.114).