8. Gaspar et le dépouillement : une rupture avec le confort du refuge pour mieux rencontrer l’Autre

‘Pas plus seul qu’un autre
Au sein de ta masse,
Devant ta masse,
Pas plus veuf qu’un autre,

Mais sans programme,
Sans ouvrage.  (C., p.109) 

Il est certain que dans un univers où le désert est un thème majeur, en l’occurrence l’œuvre de Gaspar, le dépouillement et la nécessité de faire table rase pour se débarrasser de toutes les idées reçues sont des caractéristiques majeures de la quête du poète à la rencontre de l’Autre.

Nous proposons ici d’étudier principalement trois poèmes de Gaspar tirés de son recueil Gisements ainsi que de celui d’Égée Judée. Ressortira de notre analyse l’importance du dépouillement, du débarras de tout ce qui empêche l’ouverture à l’Autre et à une véritable rencontre. Le dépouillement forme, en effet, la première condition pour l’établissement d’un pas solide dans la quête de l’Autre. Nous débuterons ici par le poème suivant :

‘Quelqu’un venait à travers la brèche de l’aube, de plus loin que l’ouverture. Me traversait avec des membres d’une souplesse confondante et pourtant assez fermes pour me démêler et pour rompre la rigueur du refuge.
Curieusement, le regard ne glisse, ni ne palpe, ni ne mesure.
Il est exact, à l’heure, à la fraction de seconde plutôt, il coïncide, se déplie à cette dimension armée, certain, autant que l’est un poumon plongé dans l’air pur.
Ouverture, fraîcheur, circulation. Et l’amplitude très vite dénudée.
D’où venais-tu venant de nulle part ? (G., p.33)’

L’arrivée de l’Autre vers moi à l’aube manifeste un désir de rencontre et, plus que cela, un désir de me traverser, de franchir ce qui me sépare de l’extérieur. Il est aussi un désir de me connaître, de démêler ce qui en moi empêche toute ouverture et de détruire ainsi, menacer ou mettre à mal un refuge que je me suis fait et que je persiste à garder malgré tout. Un refuge qui s’impose, devenant malgré moi le refuge idéal pour me couper du monde et m’éloigner de l’Autre. À travers cette question de refuge, apparaît un contraste entre la souplesse de l’Autre et la pesanteur du « moi », comme celui de l’ouverture, espace favori de l’Autre, alors que ce qui est mien n’est que fermeture, immobilité et obscurité. Car le refuge est l’équivalent de l’isolement, de la clôture, de la rupture avec le monde entier. Coupés alors du monde, nous nous retrouvons avec des idées fixées d’avance, jamais susceptibles d’un quelconque changement ou d’une quelconque évolution. Or, pour se débarrasser du refuge qui n’est autre qu’une habitude d’isolement dans l’individualisme, la souplesse ne suffit pas, il y a besoin de fermeté également. À travers et grâce à notre ouverture à l’Autre, à une respiration possible dans l’air pur, à une circulation et à un mouvement dans l’ouverture, dans le « dénudement » et dans le dépouillement, le regard perçoit ou, dirions-nous, touche une réalité de l’Autre, il respire. Et le dialogue avec lui s’avère alors familier et possible. De quel pays venais-tu ? Quel est cet endroit où l’air est pur, où le « dénudement », où la souplesse, et le mouvement, l’ouverture, la fraîcheur… ? Et, l’on a plutôt envie de demander, ayant sillonné dans l’univers poétique gasparien : de quel désert venais-tu ?

Si une brèche ou une ouverture s’effectue, elle s’effectue en moi, permettant à l’Autre de me traverser, de connaître la tombée des frontières et de franchir des barrières qui sont miennes et qui m’isolent et me séparent des autres et du monde. C’est la souplesse qui, rejoignant le dénudement, crée le mystère et la joie d’un espace ouvert, d’un espace de circulation, de respiration et de fraîcheur. Cette ouverture sans fond, nous avons inconsciemment tendance à la rabattre sur un lieu, sur un fond quelconque, seulement pour nous rassurer. D’où la question figurant à la fin du poème « Quelqu’un venait… D’où venais-tu… ? » Le « nulle part » est-il quelque part ? En tout cas, il nous dépasse et notre entendement. La parole, manifestée dans la dernière question, rompt le silence que nous craignons et est donc de ce fait rassurante pour nous. L’aube, dans le poème précédent, était au rendez-vous et voici venir maintenant, dans le poème que nous proposons d’étudier ici, la nuit ; et le poème commence par une prise de parole :

‘Bonne nuit dis-tu.
Comme il est simple d’habiter le vide aveuglant
Nous jetons bas nos balustrades, nos garde-fous
Pour être tus. (G., p.92)’

Une parole qui se veut rassurante mais contre quoi ? Contre la nuit, moment et lieu (puisque nous habitons, selon le poète, la nuit), plutôt déstabilisante, « vide aveuglant », espace ouvert, infini, incertain, sans balustrades, sans clôtures. Nous sommes loin de nos espaces bien limités. Précisons que les garde-fous sont des balustrades qui empêchent de tomber dans le vide ; ce qui empêche les erreurs. De là, nous pouvons déduire que dresser des balustrades c’est éviter tout risque au prix de vivre enfermés dans un espace clos. Espace clos que nous prenons soin de délimiter et où la parole tient le rôle du rassurant comme le tiennent aussi nos balustrades, nos garde-fous, que Lorand Gaspar veut supprimer, optant alors pour un monde et un espace ouverts, simples parce que dénués, dénudés, dépouillés et où le silence, le mutisme, retrouvent toute leur ampleur.

L’ouverture, le silence, le vide et le dépouillement donnent toute la valeur à notre recherche, à notre réapprentissage du monde et de nous-mêmes et deviennent des conditions indispensables à notre quête de l’Autre. C’est en répondant et en remplissant de telles conditions que nous pouvons éventuellement arriver à une vie meilleure. Voyons comment se manifestent les conditions pour une véritable rencontre avec l’Autre dans le passage que nous avons choisi d’analyser maintenant :

‘Suis-moi vers les cimes, là, monte encore, déleste-toi, désentrave-toi, secoue la pesanteur qui te colle au sang. Monte encore. Défais-toi du feu sombre qui te tire à son fond, qui te baise de ses pétales et que tu nommes diversement entre lumière et obscurité, entre commencement et fin. Je t’apprendrai à percer les reflets et les ombres, à te tenir debout sur la coupole éternelle du bleu. Et là te tournant vers la vaste mer du beau, la contemplant, tu enfanteras des discours sublimes, inspirés par un amour sans bornes de la sagesse, tu atteindras la connaissance unique, connaissance de la beauté…
Voilà que tu traînes dans la pénombre des quartiers peu sûrs. Ta parole est une eau sourde aux lueurs incertaines, ton âme, nourrice obscure de cet assemblage instable de lassitudes et de fulgurations, de parfums légers et d’essences putrides. Et ta main tremble d’avoir touché le plein et le creux, ce duvet d’aile dans une pierre - (E.J.,p.35)’

Dans ce passage, nous remarquons la présence d’un double mouvement, vertical, vers le haut et un autre, résultat d’une descente vers le bas, celui-ci plutôt horizontal. Le premier est marqué par une série de verbes à l’impératif qui se suivent dans un rythme assez rapide, marquant ainsi l’insistance dans l’invitation que procure le mode impératif en général. Nous lisons une invitation à une montée dans : « suis-moi vers les cimes», « monte encore » répété deux fois, et une autre invitation à nous défaire et à nous débarrasser du poids qui nous tire vers le bas, cela dans les verbes comme : « déleste-toi », « désentrave-toi », « secoue la pesanteur », « défais-toi ». Tout cela menant à la sagesse, à l’amour, à la connaissance et à la beauté, récompenses pour une ouverture qui fait notre force et notre faiblesse à la fois puisque nous ne tardons à nous retrouver au fond de l’abîme. Mais ce qui compte c’est de vouloir, de tendre et de chercher toujours, sans découragement, à vivre le mouvement, à être dans le mouvement.

Et pour que notre être suive le mouvement et « batte » avec lui, il nous faut « s’armer » du dépouillement, en faire sa règle d’or et opter pour une ouverture totale à l’Autre. L’Autre qui pourrait être celui qui nous demande de le suivre jusqu’au sommet ou qui pourrait être la connaissance, la beauté, l’amour de la sagesse qui nous sont promesses tenues mais jamais satisfaites complètement, ni entièrement. Nous dirions qu’elles sont plutôt une promesse à cultiver sans cesse, sans cesse à mériter.

Le deuxième paragraphe où se situe le résultat d’un mouvement descendant, opéré entre les deux paragraphes avec les points de suspension, communique la suspension du premier état. La suspension est vite rattrapée par la fin de cet état et le commencement d’un autre avec le retour à la ligne pour le deuxième paragraphe. Le rythme s’y fait plus lent que dans le premier paragraphe, comme dans un constat (« voilà ») de la chute ou du déclin. Nous passons alors au mode indicatif qui souligne, étayé en plus par le verbe « traînes », un ralenti dans le plan horizontal. C’est un texte qui marque un battement, un mouvement vers le haut et vers le bas, dans le plein et dans le creux, à la surface et en profondeur. Pour connaître l’ascension, la beauté, l’amour, sans bornes, il faut se dénuer, se dénuder, se dépouiller. Mais le résultat est-il du moins rassurant ? Il s’agit d’un amour sans bornes, d’une certaine atteinte de la connaissance, éventuellement, puisqu’il s’agit du futur simple (« tu enfanteras », « tu atteindras »), comme d’une promesse récompensant notre dévouement pour le dépouillement et l’ouverture. Cependant, c’est une promesse qui est tout de suite suivie de points de suspension et nous nous retrouvons très vite, dès les premiers mots du deuxième paragraphe, dans la pénombre, non plus au sommet mais dans le fond obscur. Ainsi, succède à l’invitation insistante à l’ascension, dans le premier paragraphe, une descente dans la pénombre avec le deuxième paragraphe.

Or de tout cela, reste ce que la dernière phrase traduit joliment dans le tremblement de la main, une sensation particulièrement liée au toucher, chère à Lorand Gaspar, celle d’avoir touché, d’avoir connu, le plein et le creux.

Il faut toutefois préciser que l’expérience de la rencontre chez Gaspar est une expérience réciproque qui donne au terme « participation » toute son ampleur et toute son importance dans l’univers poétique gasparien. Une participation qui inscrit notre rapport à l’Autre et son rapport à nous au sein d’une expérience commune de la vie et de l’existence bien plus générale, dans la Nature, dans un « Tout ». C’est dans le rapport de l’un avec l’autre, de l’un avec le multiple, que nous pouvons comprendre notre participation et notre appartenance à une infinité, tout en étant nous-mêmes éphémères, mortels. En effet, Gaspar écrit avoir une « conviction profonde d’appartenir à un « tout », de faire partie d’un intertissage infiniment complexe » (F.H., p.127). Pour lui, toute chose dans le monde y a sa part, participe au monde, et en cela toute chose est unique, ce que notre poète qualifie dans la citation suivante de « inimitable ». Mais toute chose s’unit, dans sa différence et dans son caractère unique, avec toute Altérité dans un « même acte », celui de la vie, celui du vivant :

‘Tout est là, ni ordre ni désordre : le figuier, le mur de pierres sèches, tel visage, telle fauvette, tel nuage ; chaque chose dans sa poussée radicale, inimitable, tendue dans le même acte et irrévocablement différente, scintillement d’une multitude univoque  (F.O., p.14) ’

Car, selon Lorand Gaspar, nous sommes sans aucun doute et « nous restons des parties de la nature, des visages de son activité, des façons d’être de son énergie » (F.O., p.24). La notion de la participation chez Gaspar n’est pas étrangère à l’univers poétique guillevicien. Il est évident que pour tendre à ce genre de participation, à un commun qui réunit le tout, une fois le travail de dépouillement effectué sur soi, il faut être sensible à l’ouverture à l’Autre. Sinon comment l’accueillir et créer un partage qui nous réunit avec lui si nous ne nous ouvrons pas à lui et que nous ne préparons pas le terrain pour notre rencontre ? Ainsi, sera-t-il question de la deuxième condition à la quête de l’Autre, qui est celle de l’ouverture, que nous tâcherons de souligner dans certains poèmes de Guillevic de notre choix.