9. Guillevic : s’ouvrir à l’Autre pour un « bourgeonnement du tout »

‘Tout reste ouvert, c’est-à-dire devient : ce que tu
as couché en ce lit est déjà autre. (App.P., p.143)’

Il s’agit chez Guillevic d’un faire corps avec l’Autre - qui peut être tout particulièrement un arbre comme dans le poème que nous allons voir ici - où la multiplicité se rejoint, se joint, pour former un tout, où le « je » et le « tu » deviennent un « nous », un lieu de rencontre. Et c’est à travers ce « tout » que se glorifient, s’élèvent, les parties intégrantes, les parties composantes. Il ne faut pas oublier que le rapport spécial qu’entretenait notre poète avec les choses tout autour de lui, pendant son plus tendre âge surtout, lui a fait découvrir au fil du temps une sorte d’intimité avec l’Autre ainsi que le désir et l’importance du partage auquel il n’a pas eu droit, du moins dûment, avec les hommes.

‘Arbre, je fais
Corps avec toi,
(…)
Avec toi,
Je nous glorifie (M., p.150)’

Et c’est pour cela que les éléments se demandent, dans le contexte d’un « tout », à quoi ils servent. Or, il semble que l’existence de chaque élément, rien que le fait d’être, compte plus que tout. Et il n’est aucunement question d’utilité :

‘À quoi je sers
Se chante l’alouette ?

(…)
Mais je suis, je suis.
Je fais vibrer avec moi
Ce qui m’entoure.  (M., p.101) ’

La répétition du verbe « être » sans attribut, suivi d’un point (« Mais je suis, je suis. ») ne vient pas désigner une solitude, ni une réalité ou une quelconque volonté d’isolement. Il ne s’agit pas non plus d'être en soi, par soi, sans les autres ou au milieu des autres mais isolé, séparé d’eux. Bien au contraire, car le vers qui suit explique qu’il s’agit en effet d’exister parmi et surtout avec les autres, avec tout ce qui nous entoure. Exister parmi et avec se traduit, se concrétise dans un « faire vibrer » l’autre avec moi, ce qui crée et noue en quelque sorte un lien, voire des liens, avec l’altérité entière. C’est dans cette perspective que les pronoms se mélangent, s’emmêlent ; nous ne sommes pas « tout court », mais nous sommes quelque chose ou quelqu’un situé dans le nous-mêmes et dans l’Autre à la fois. Nous sommes, en d’autres termes, avec l’Autre.

C’est dans un tel rapport d’intimité, de partage, que chacun rejoint les autres dans une seule vibration de l’ensemble, où tout participe à l’éclosion d’une même et seule fleur, celle de la vie :

‘Je-
Qui a dit : je ?

Je ne suis
Ni je, ni l’autre,

Mais à la fois
Je et l’autre

Et quelque chose de plus :
Le bourgeonnement du tout.  (M., p.80)’

Après le « « je » est un autre » de Rimbaud, Guillevic nous mène encore plus loin dans la même réflexion sur l’identité du sujet : « qui est le je ? ». Jadis, le sujet affichait son « moi » et son identité, vient alors un jour où cela est remis en question et le sujet s’est retrouvé projeté en dehors du centre narcissique qu’est le « moi ». Avec Guillevic, c’est encore plus compliqué ou plus complexe puisque pour lui ce n’est pas seulement être à la fois « je » et l’autre, sujet et altérité, mais être aussi ce dont nous avons parlé plus haut, c’est-à-dire le bourgeonnement, l’éclosion du tout. Signe d’une ouverture au tout, du plus profond de soi, à l’Autre, à l’univers entier, tout autour de nous.

Nous ressentons ainsi une volonté chez le poète d’embrasser le monde dans toute sa variété, sa diversité, sa richesse. Et c’est aussi, en même temps, le refus de se voir lever ou dresser des barrières et des frontières entre ce qui relève de notre intimité, ce qui est nôtre, et un extérieur :

‘De tout ce qui est en toi
Qu’est-ce qui est à toi ?

Tout au plus
Cet espace intime et terne
Qui n’a pas de contours

Où partout tu te loges.  (M., p.71) ’

Or, lorsque nous parlons du bourgeonnement du tout, nous parlons du bourgeonnement gravé, inscrit, dans absolument tout, au cœur des choses les plus simples, les plus minimes comme au cœur des choses les plus immenses. Nous nous voyons ainsi projetés dans tout, et la question de l’intime, de ce qui est en nous, ainsi que celle de la possession, de ce qui est à nous, se trouvent alors confuses, confondues, mêlées et réunies dans l’ouverture à l’Autre. Écoutons pour cela ce que nous dit Guillevic dans un poème qui parle de l’œil du poulet - détail qui est, il faut le dire, assez original - Guillevic y lit et y voit déjà la pluralité et la diversité de ce monde :

‘L’allure de ce poulet,
Son œil océanique,
Ses coups de bec impérieux,
Sa démarche d’infant

Confirment que dans ce monde
Il y a plusieurs mondes.  (M., p.52) ’

Dans un élément de la vie, malgré maintes différences entre un élément et un autre, entre un élément et tous les autres, il y a la trace, la preuve du tout, de la multiplicité et de la diversité. Le tout est dans l’un, dans chacun. Le monde est incroyablement riche car il est fait d’un nombre infini de mondes tous divers et variés. Celui qui aura compris la réalité, la vérité, de notre monde extraordinaire, de la différence et son importance, n’aura plus rien à craindre selon notre poète puisque :

‘Celui-là qui aura
Déchiffré la différence

Entre le fond de l’œil du chat
Et le fond de l’œil du rapace,

Celui-là ne craindra plus
Qu’au-dessus de lui

Le soleil n’éclate
En milliers de fragments agonisants.  (M., p.54) ’

Il ne craindra plus la diversité, ni la multiplicité. Il sera adapté aux multiples faces d’un monde dans lequel il vit, monde qui est le sien aussi. En effet, il n’est pas facile de se voir confronté à l’inconnu, à ce qu’on ignore, surtout quand cet inconnu est immense, infini. Nous craignons tous l’inconnu devant lequel voici comment nous sommes, selon la description de Guillevic :

‘Grimaçant toujours
Vers quelque chose
Dont on ne sait rien.  (M., p.79) ’

L’éclatement (« milliers de fragments agonisants »), l’immensité, la profondeur (« le fond »), ne seront plus pour nous, même si rien ne leur enlève le mystère qu’ils renferment et la fascination qu’ils opèrent sur nous, qu’une partie du visage de notre monde, comme aimerait à dire Gaspar. Une facette de la réalité, de la vérité de l’existence et de l’univers. Pour aller avec le mouvement du monde, il faut accepter l’idée de la diversité et de la différence qui font sa magie, sa beauté et sa pérennité.

Or, pour Guillevic, il est clair que pour connaître et découvrir le monde, l’Autre, il faut l’aimer. C’est l’exemple du « sonnet dans le goût ancien », où parlant de la Brie, il écrit :

‘ …Et je sais que pour la connaître
Il faut l’aimer…  (31S., p.51)’

Tout commence, évolue, avec l’amour, ne serait-ce, à la base, que l’amour de connaître, l’amour de découvrir l’inconnu. Cependant, dans cet acte d’amour pour/de l’autre, la recherche ne se contente pas des similitudes possibles entre nous et lui, mais nous recherchons également ce qui fait la richesse du Vivant dans la différence de l’Autre. Il s’agit donc de s’ouvrir à l’Autre, de le voir comme il est et non pas de le ramener à nous dans la volonté de le calquer sur ce que nous sommes. L’un et l’autre gardent donc leur particularité, ce qui leur est propre comme dans le sonnet suivant :

‘« Matin »
L’un trempe son pain blanc dans du café au lait,
L’autre boit du thé noir et mange des tartines,
Un autre prend un peu de rouge à la cantine.
L’un s’étire et se tait. L’autre chante un couplet.

Là-bas la nuit ; ici l’on ouvre des volets.
L’un dort, l’autre déjà transpire dans l’usine.
Plus d’un mène sa fille à la classe enfantine.
L’un est blanc, l’autre est noir, chacun est comme il est.

Ils sont pourtant pareils et font le même rêve
Et le même désir est en nous qui se lève :
Nous voulons vivre plus, atteindre ce degré

De plénitude où sont les couleurs de la pomme
Et du citron que le matin vient éclairer.
Nous voulons être heureux, heureux, nous autres hommes.
1er février 1954 (31S., p.54)’

Malgré nos différences - peut-être nous faut-il plutôt dire grâce à elles, car ces différences il nous faut les préserver et non pas les balayer pour être comme les autres - un seul et même désir et une volonté commune nous rassemblent, nous réunissent, ceux d’être heureux, de mener une vie heureuse. Les deux premières strophes du sonnet marquent l’altérité dans des activités et des comportements opposés, soulignés par « l’un » et « l’autre ». La différence et la diversité sont étayées et résumées dans le dernier vers du deuxième quatrain : « chacun est comme il est ». Or, vient immédiatement se réunir des composantes de la multiplicité qui pourrait nous sembler éclatée et éparpillée, dans quelque chose d’unique et de fort. Ce ne sont plus alors simplement des cas singuliers ici et là, séparés, mais une multiplicité, une variété, une diversité réunie, rassemblée, dans un seul pronom (« nous »). Un nous où la différence de chacun est intacte : « Ils sont pourtant pareils », et dans un « même rêve », un « même désir », celui de vivre heureux.

Tout est ainsi beau et paraît très simple, or, pour pouvoir arriver à une telle ouverture que l’on désire tous vivre, plus que la vouloir, il nous faut lutter contre des obstacles situés tout le long de notre chemin vers l’altérité. Des obstacles qui s’opposent à l’ouverture, à notre marche. Mais nous continuons à cheminer dans notre quête, nous confrontant à chaque moment à la menace d’une fermeture qui ne nous quitte jamais car présente et ne vient, ni n’opère de l’extérieur mais en nous. Nous portons toujours en nous l’espoir de vaincre la menace qui nous guette de très près. En effet, c’est en nous que se confrontent fermeture et désir d’ouverture :

‘Tu as un corps
Qui se veut fermé sur lui-même

Et toi
Tu ne demandes qu’à t’ouvrir.  (M., p.78) ’

Nous sommes ici dans un vrai affrontement entre le désir de s’ouvrir à l’Autre et celui, bien réel aussi, d’un certain enfermement, un certain repli, inscrit dans le corps qui délimite ses propres frontières. C’est dans un tel paradoxe qu’il nous faut lutter car des limites, des frontières, il y en a partout, extérieures à nous comme à l’intérieur de nous. Et seule compte la force de notre désir d’enjamber toutes les barrières, tous les obstacles, quels qu’ils soient.

‘Il y a des limites.
Partout tu en trouveras,

Sauf dans ton désir
De les franchir. (M., p.77) ’

Franchir les obstacles pour aller à la rencontre de l’Autre, ouvrir une fenêtre en soi pour l’accueillir en nous, voilà des préludes à une réelle rencontre, où réciprocité et dialogue se font dans la connaissance, dans l’apprentissage de l’Autre. Et, en retour, dans le réapprentissage de soi-même à travers l’Autre, de sa propre langue à travers celle de l’Autre. C’est dans ce sens, et comme le veut le poème suivant, la découverte d’une altérité qui viendrait du dehors, de loin, mais qui se retrouve ou retrouve son reflet en nous. Cette altérité vient à notre rencontre, brouillant les pistes et surtout les limites bien tracées entre le « moi » et le monde tout autour. Elle se voit alors devenir l’autre moi-même :

‘Ouvre la fenêtre.

Laisse entrer
Le génie des lieux,

Cet autre toi-même.  (M., p.86)  ’

Car s’ouvrir à l’Autre et à son monde c’est créer un contact avec lui qui est dialogue mais en quelle langue ? On ne se connaît pas soi-même pour savoir l’Autre ; sa différence nous est étrangère, on l’ignorerait, pourtant ce n’est pas si sûr comme le dit si bien le poème ci-dessous :

‘Auprès de quoi
Ne t’es-tu pas assis
Pour dialoguer

Dans cette langue
Que tu connais
Sans la savoir,

Pour en toi s’ouvrir
Au contentement ?  (M., p.33)’

L’ouverture à l’Autre n’est certainement pas un refus de soi ou une totale séparation ni un parfait arrachement de soi. C’est à travers nous que l’Autre apparaît à nous et c’est à travers l’Autre que nous apparaissons à nous-mêmes. Toutefois, n’est pas résolue la question du « moi » qui nous échappe, justement pour la raison que le moi n’est pas fixé, qu’il est ouvert à l’Autre et ne délimite pas de frontières absolues avec l’Autre quel qu’il soit.

‘Choses de la terre,
Du ciel, de l’océan,

Je veux vivre avec vous,
Je veux être vous

Tout en me centrant
Sur ce que je crois être moi.

Ainsi, nous allons
À travers l’espace et le temps,

Mais attaqués
Par cette espèce de hiatus

Qui toujours est là
Pour nous séparer

Comme si c’était mal
Ce qu’avec vous je fais-

Avec toi, montagne,
Avec toi, fourmi.  (M., p.28) ’

Nous sommes déjà et fortement dans une logique qui oppose à la fermeture de soi une ouverture au tout, à l’ensemble d’une altérité qui ne commence pas de l’autre côté des frontières de mon propre « moi », mais trouve son écho, naît plutôt en « moi », dans cette part intime de moi-même. Car pour pouvoir aller vers l’Autre et s’ouvrir à lui, il nous faut l’aimer mais avant tout s’aimer soi-même. Découvrir, connaître, l’Autre c’est aller à la rencontre de soi, à sa propre découverte. Or, pour nous découvrir réellement nous-même, ne procédons-nous pas à ce que nous aurions envie d’appeler un polissage de soi ? Ne devons-nous pas gratter le verni, voire tous les vernis que nous ne cessons tout au long de notre vie d’ajouter, d’appliquer, pour se protéger, se sentir, se croire, en tous cas, plus confiant, plus à l’abri des vicissitudes de la vie ? Se débarrasser de ces couches de vraisemblance, d’apparence, c’est un peu la préparation, l’aménagement, d’un terrain vierge de tout a priori, de toutes nos idées reçues. Il est un terrain propice à l’accueil de l’Autre, quitte à ce que le « moi » aggrave ou dénude sa vulnérabilité :

‘Il y a dans l’air du matin
De quoi laver l’homme
De son réveil gluant

Et puis de lui ouvrir
Un monde voué
À plus d’innocence.  (M., p.136) ’

Le poème parle bien d’un lavage qui se ferait au petit matin et avec l’air du matin ; un lavage nécessaire à l’ouverture. Le matin est la naissance du jour et il se fait également naissance de l’homme, tous les jours, au monde. Il est également la naissance du regard, repris à neuf avec cette image de l’innocence qui baigne la clôture du poème dans une ouverture renouvelable à chaque réveil. Il est question de faire table rase de tout ce qui est devenu pour nous au fil du temps des évidences, des arrières pensées, sur lesquelles nous basons nos jugements, sur toute rencontre future quelle qu’elle soit.

Il s’agit d’un débarras de ce qui traîne, du « gluant » d’hier. Le présent devient alors le temps favori et le maillon où tout se renouvelle pour reprendre à chaque fois un nouveau départ, un nouveau début. Quant au passé, « ce goût du passé » comme le dit Guillevic, il est derrière nous et en nous. Mais notre vie et notre avenir, eux, se font le regard porté vers l’horizon, vers l’avant, et non pas dans un retour au passé. Tout se fait ici et maintenant dans l’instant présent. Nous ne devons en aucun cas laisser notre passé - quel qu’il ait été - déployer son image jusqu’à couvrir ce qui est, ce que nous ne cessons d’être et de devenir toujours :

‘Il arrive encore une fois,
Il t’accapare,
Ce goût de passé.

Vient-il de toi
Ou du fond de la pièce ?

S’agit-il d’un événement
Qui t’est advenu,

D’un élément de toi
Qui se souvient avoir été autre ?

Ou bien est-ce la pièce
Qui revit quelque chose
De son passé, qui te l’impose ?

Pèse-moi ce goût,
Apprécie l’aujourd’hui.

Ne sois pas
Cette barque ballottée.  (M., p.17) ’

Refuser d’être « cette barque ballottée » s’inscrit justement dans une direction chez Guillevic, où il nous faut se refuser à céder à toute attache au passé, à tout ce qu’il nous impose, à ce que nous croyons avoir été ou avoir fait dans le passé. Prendre en main notre existence, réaliser notre présence au monde avec les autres, c’est le fruit de s’être donné la peine d’apprécier le maintenant, l’aujourd’hui. Vivre ainsi, c’est pour Guillevic une intéressante tentative de vivre le miracle à tout moment :

‘Tu n’as pas réussi
À faire de tous les instants de ta vie
Un miracle.

Essaie encore.  (M., p.37) ’

Il s’agit bien de modestie non pas dans une ambition grandiose à la base mais dans la reconnaissance de son échec et dans la persévérance dans l’essai. Modestie aussi qui va dans le sens du « faire table rase », de tout remettre en doute et de décider de tout revoir à zéro. Et d’accepter aussi de s’ouvrir à l’Autre pour l’accueillir et, profiter en même temps de l’accueil de l’Autre, en retour.

La modestie dans l’acceptation de se remettre en question est également propre à notre troisième poète Frénaud qui n’a pas manqué de courage, ni d’audace pour rompre avec la bourgeoisie à laquelle sa famille appartenait, endossant ainsi les conséquences d’une telle rupture. Nous venons donc maintenant à notre troisième condition qui est celle de la modestie après celles du dépouillement que nous avons soulignée chez Gaspar et celle de l’ouverture vue plus particulièrement chez Guillevic.