10. Frénaud et la modestie, pour un contact vrai : la bourgeoisie, les partis, son père

‘Je suis pris, je n’ai pas fini la longue marche.
(…) Je poursuis, je nourris,
(…) ma fécondante déperdition. 
(R.M., p.140-141)’

Frénaud rompt avec le préétabli. Il va dans le sens d’une annulation de la séparation, d’une modestie, lorsqu’il compatit avec le sort des ouvrières de mines qu’il voit barbouillées de noir. Il est contre les partis et idéologies qui utilisent les hommes pour les diviser en ennemis. Pour Frénaud, l’homme doit être modeste, il doit s’ouvrir aux autres, faire tomber les barrières érigées entre les hommes car si ennemi il y a, celui-ci est en nous-mêmes. Se remettre constamment en question est un signe, une preuve, de modestie, ce qui est strictement impossible lorsque nous sommes emportés dans des idéologies prétentieuses et extravagantes qui s’attribuent de grands slogans et le devoir de combattre pour de grandes causes telles que le salut du monde. Nous traiterons d’images allant de sa relation avec son père au regard qu’il porte aux victimes des partis et à un regard fraternel qu’il a pour tous ses semblables sans exception. Tout cela s’inscrit dans le cadre d’un renouement avec l’Autre, d’une véritable rencontre.

C’est à partir de sa rupture avec la classe sociale de sa famille que Frénaud se retrouva en dehors de la lignée ancestrale, en rupture avec sa famille et son père surtout. Est-ce pour cela que le rapport entre notre poète et son père fut difficile ? Comme si tout ce qui les rassemblait jusqu’ici ou devait le faire se retourna contre eux pour les séparer, les éloigner l’un de l’autre. Il s’agit d’une vraie déchirure qui ne fut pas sans souffrance des deux côtés et notre poète en était bien conscient. Voici comment nous en parle G.E. Clancier dans Poètes d’aujourd’hui :

‘De cette différence, de ce divorce entre une lignée ancestrale et son rejeton, le père aussi bien que le fils souffriront d’autant plus qu’en deçà ou au-delà de leurs divergences l’un et l’autre sans doute ont reconnu leur intime ressemblance. La conscience douloureuse de cette déchirure hantera longtemps sous bien des masques le poète.66 ’

Pendant que s’opéraient et s’aggravaient la séparation, la fêlure entre lui et son père, Frénaud se lance à la recherche d’une autre rencontre avec l’autre, avec ce même autre, ce même père. Il y arrivera mais ce n’est que difficilement et c’est d’autant plus difficile lorsqu’il s’agit d’un père ou d’une mère, d’un être cher et proche. Il lui faudra bien des années pour réussir à mettre des mots sur cette relation complexe. Mais est-il jamais tard ? Car son père sera déjà mort. C’est en effet à partir d’un manque, d’une brèche, d’un éloignement que va naître et se présenter avec insistance la quête de l’autre, celle du rapprochement. Mais si Frénaud a mis aussi longtemps pour réussir à extérioriser le conflit et par conséquent à le détourner pour ne pas dire à le résoudre, c’est que, bien qu’il existe une volonté de découvrir et connaître l’autre et un désir d’aller vers lui, à sa rencontre, la frayeur du monde et de s’y voir étranger, de s’y sentir perdu, ne nous quittent pas. À l’image de cet homme qui, de l’ombre, de sa peur, de sa solitude, s’avance dans une forêt immense :

‘les arbres bien taillés en ce temps-là et tout était si haut et si distant l’un de l’autre que je ne pouvais avancer qu’en tremblant d’un recoin végétal à l’ombre d’un mur.  (IPP, p.100)’

Nous nous trouvons ici en pleine angoisse du poète, angoisse à hauteur d’arbres « bien taillés », devant lesquels on se trouve petit, si bas et pas du tout à la hauteur de la perfection. L’angoisse du poète est tellement grande que les seuls endroits où il peut se réfugier pour atténuer cette présence impressionnante qui l’attaque du dehors, pour atténuer un monstre d’angoisse qui le ronge du dedans, qui est sa peur, sont les recoins et l’ombre. Ce sont les déchirures extérieures de la séparation et intérieures des angoisses qui ressemblent un peu aux interdits car elles laissent un mystère et une rage dans l’envie de comprendre, de découvrir le sens, le pourquoi, le comment, de tout. Face à l’incompréhension, la solitude s’impose, s’installe, et s’élève alors la voix d’un appel de l’inconnu, du mystère. Est alors exigé un retour où tous les compteurs sont remis à zéro, (« Ici, il n’y a plus d’autrefois » (R.M., p.49)), les années écoulées passées au peigne fin. Tout cela pour arriver ensuite à une meilleure ouverture à l’Autre, qui ne peut s’opérer que grâce à des moments de solitude et de réflexion, et à l’humilité devant le monde et les autres, devant ce qui nous échappe – car tout nous échappe – c’est du moins le sentiment que Frénaud a lorsqu’il écrit :

‘Et toujours me revenait le sentiment d’avoir encore laissé échapper l’indispensable qui était pourtant à portée.  (IPP, p.101) ’

Ne faut-il pas être humble, avoir suffisamment de modestie pour se rendre à l’évidence, à ce qu’on ne cesse carrément de manquer et de rater dans la vie ?

Frénaud sait très bien que le rapport que l’on entretient avec l’autre, difficile ou pas, est le reflet de notre rapport à nous-mêmes. Et qu’en se séparant des autres, il se séparait de lui-même. (« Je me suis inacceptable » (R.M., p.32)). Il se révolte contre les autres et contre leurs modes de vie. Il s’éloigne, rompt avec eux et il se voit aussitôt rejeté de leur part, par conséquent, il rompt avec lui-même. Or, c’est avec cette double rupture qu’il va tenter de voir plus clair, de tout revoir avec un œil neuf. Une fois tout balayé, commence ou recommence alors une découverte ou redécouverte, un réapprentissage, de l’autre et de soi. Après la destruction de tout établi, vient la construction d’un nouveau, d’un renouveau. Même si chez Frénaud tout est toujours guetté par une lucidité de nos limites un peu noire. À travers l’éternelle quête, ne s’agit-il pas de démasquer ce qui est insaisissable, inacceptable, en soi, « Où m’atteindre qui ne sais où je suis ?…67 » (R.M., p.28) ? Mais il faut dire aussi que se déclarer et se dénoncer inacceptable à soi c’est reconnaître son refus de l’ordre établi.

Frénaud reste toutefois très modeste quant à ce à quoi tend la poésie, car si l’insaisissable demeurera à jamais insaisissable, il reste un domaine extraordinaire, magique, et de par ce fait, très cher aux poètes, qui est celui de l’origine de la poésie. Une origine qui est pour lui : « un surgissement, une irruption, une explosion du tout dans la parcelle vivante qu’est l’homme.68 »

Nous soulignons ici la définition de l’homme comme une parcelle vivante. Il n’est qu’une parcelle mais vivante ; et plus important est ce fait que le tout dans son immensité intervienne dans cette parcelle humaine non comme un écoulement, en douceur et dans la durée mais comme une détonation. « Surgissement », « irruption », « explosion », des termes explosifs eux-mêmes car dans la poésie c’est toute une dynamique, un renouveau, qui ne laisse aucune place aux a priori. Ces derniers qui, avec le temps, s’ancrent en nous et minent tout dynamisme et toute curiosité. Tout se retrouve facilement et très rapidement « casé », plus rien ne nous semble alors inconnu. Et c’est ainsi que tout désir de renouveau, de redécouverte et tout étonnement se voient disparaître. Comme si le monde devenait alors plat, ramené, rabattu, à une seule dimension.

Il est toujours simple de dire qu’il faut faire tomber toutes les barrières qui nous séparent des autres et que l’on érige nous-mêmes, qu’il nous faut combattre et supprimer les a priori que toute la société construit. Mais en vérité, ce n’est pas aussi simple que cela paraisse surtout lorsque, face à l’ordre établi, il ne nous reste qu’à se résigner, à rester sous l’emprise de la tyrannie du pouvoir où il n’y a plus d’indépendance, ni même d’imagination ou de rêves en dehors de tout ce que nous dicte l’image du bourreau présent en nous et que l’on déteste («  Je maintiens les héritages, vous défends/ Contre la grivèlerie de l’étranger…// La prime vous plaira : je ne prends que les songes. » (R.M., p.46)). Mettre à bas les a priori c’est se battre contre l’ennemi de soi que nous portons en nous qu’on le veuille ou non, c’est se battre en quelque sorte contre soi, contre une part de soi, du moins. Or, il nous faut absolument mentionner qu’il ne s’agit pas malgré tout du désespoir complet chez Frénaud, même si sa poésie est qualifiée de non-espoir. Car dans cette même lutte face à soi, face à l’ennemi de soi, il y a la fraternité qui prend le dessus et réapparaît à la surface. Tel est l’exemple du général Krivitski69 à qui il a consacré le poème suivant :

‘« Agonie du général Krivitski »
La lumière joue comme le sourire de la liberté.
La mort approche, elle est là, ô ma seule lumière !
Les ouvriers de chez Poutilov ont repris les armes.
O mes frères, je suis encore avec vous.
Sur moi, camarades… En joue ! Feu !  (S.F., p.115) ’

Krivitski dépasse, à l’approche de sa mort et au-delà d’elle, les divisions, les camps, qui séparent les hommes et les entraînent à s’entretuer sous des noms et des causes à n’en pas finir. Ses « frères » lèvent leurs armes et ses « camarades » sont ses assassins qu’il appelle à tirer sur lui. Il nous semble alors que la lumière de la liberté qu’il n’a pas connue jusqu’ici devient lumière de la mort, celle de sa liberté de l’emprise des « serres » du parti. Aujourd’hui, il est condamné, il est dévoré par son « père », le parti, auquel il a voué sa vie et sa liberté. Dans ces partis-là, l’homme n’a pas le choix, il doit s’oublier en tant qu’humain. Il oublie son visage ou du moins il n’ose plus se regarder en face, ni dans les yeux, il n’est plus que deux mains « sales », pleines du sang de ses ennemis, de ses frères et de ses amis :

‘vers moi à travers mes mains rouges.

Les premières taches sur mes mains
dans un envol d’oiseaux !
O bourreau parmi les colombes
tu n’as pas le temps de regarder ton visage !  (S.F., p.98) ’

Et nous ne pouvons plus qu’être un bourreau, un assassin, tout se mêle, parti, patrie, rêve, avenir, justice,…etc. De tout cela un seul s’élève pour écraser tout le reste, ne reste que le poids du tyran appelé parti. La présence des oiseaux qui s’envolent, symbole de liberté et de légèreté, des colombes, symbole de paix, autour des bourreaux, serait-elle l’image que les partis promettent aux adhérents ? Ou est-ce une prise de conscience de l’homme qui voit désormais son vrai visage de bourreau et cherche autour de lui ses belles idées envolées ? Des hommes se donnent entièrement au parti et perdent leur vie, leurs rêves et leur avenir. Ils ne sont plus les mêmes, assassins de l’humanité, victimes d’eux-mêmes, des idéologies, victimes du parti.

‘De la patrie je n’entendais plus
que le ramage du vent dans les sureaux.
Et déjà mon rêve avait tourné et derrière moi
je le voyais monter comme un soleil noir.  (S.F., p.103)’

Et la patrie et toutes ces idées paraissent désormais vides comme des gouffres, tel un vent soufflant dans les sureaux et tous les rêves tournent au cauchemar, plongeant tout le passé dans l’obscurité d’un soleil noir. Car lorsque nous nous donnons entièrement et aveuglément, nous fondons ainsi dans une machine incroyablement despote, mais tout retombe un jour et, nous, nous n’avons plus rien, ayant ainsi perdu et étouffé tous nos rêves et ambitions propres dans l’engrenage impitoyable des partis.

‘Notre création, notre père,
le Parti nous avait tout pris ;
Nos actions, nos pensées étaient dans ses commandements,
et il n’y avait rien en deçà ni au-delà.  (S.F., p.106)’

La chute et la disparition des partis, du communisme, laisse derrière elle des gens broyés, détruits. Face à des commandements auxquels ils obéissent sans contestation, ils sont effacés, réduits, dorénavant à des outils dont se servent les dirigeants et bénéficiaires des partis. Victimes de la tyrannie de leurs propres idéologies parce que c’est leur parti même qui se retournera le premier contre eux et s’acharnera contre eux comme pour se venger de ses propres enfants :

‘ …Mais le Parti était devenu un tyran barbare,
le tyran trahissait.  (S.F., p.106)’

Et ce sont ces enfants-là qui ont tout donné, se sont donnés eux-mêmes, comme à un père ou à une mère, qui finissent par haïr et perdre toute confiance, toute croyance. Après l’adhérence, l’adhésion et la fusion, la haine, la traîtrise, la trahison, ne tardent à prendre place :

‘Je n’avais emporté que le fer et le feu ;
et l’amour était mort. Le feu dans la poitrine,
et l’astuce et le verbe, c’est pour tout assaillir.
Je l’avais trop servi pour ne pas le haïr
le Parti… Et le peuple ? Peut-être,
je n’y crois plus.  (S.F., pp.109-110)’

Adieu alors aux sentiments humains et nobles ! Lesdits camarades jadis perdent la foi en tout et toute croyance. Hélas, car dans de tels engagements, l’humain, le vivant, ne comptent plus et nous ne vivons plus que dans l’abstrait des idées. Les hommes ne sont que des chiffres, des obstacles, que nous ne considérons que de loin et qui sont donc sans visages. Alors comment voulez-vous qu’ils puissent éprouver des sentiments comme la pitié. Une pitié que Frénaud demande pour quelqu’un qui s’est détaché et libéré de toutes les chaînes possibles et qui veut vivre non pour un « à venir » quelconque mais pour le présent, ce qui se déroule, ce qui est maintenant :

‘ …
Ayez pitié d’un homme qui s’est fait libre
et qui veut vivre non plus pour l’avenir
Pour sa vie !  (S.F., p.109)’

L’homme en question, en l’occurrence Frénaud, a pris distance avec tous les partis et leurs prétentions grandioses de sauver le monde et d’amener un avenir meilleur. Selon lui, il s’agit vraiment de choisir entre vivre maintenant et vivre pour un avenir qui n’existe probablement que dans les idées.

S’engager dans de telles actions politiques, pour lui, n’est pas le propre d’un poète. Frénaud fait partie d’un nombre de poètes qui ne se sont pas laissé emporter par des tendances ou mouvements comme le surréalisme et le communisme. Car pour lui, le poète doit rester lucide et au plus près des hommes dans un amour fraternel, voici ce qu’il en dit précisément : 

‘dans la mesure où il ne se reconnaît pas vocation de participer en permanence à une transformation de la société par une action politique- et encore qu’il soit des circonstances où il ne doive pas s’y soustraire – il est possible au poète et à l’artiste de transformer le désespoir d’être, sinon toujours en un espoir, du moins en un non-espoir où il peut vivre, lucide, courageux peut-être, se fiant à un amour des hommes difficile et naïf qui, à la limite, n’a pas d’autre fondement qu’en lui-même. Et le poète, comme l’artiste, peut encore trouver une justification personnelle en dehors de toute philosophie de l’histoire, dans l’authenticité d’une certaine expérience de l’être et le sentiment qu’il a de construire des objets qui médiatisent cette expérience pour les hommes ; action qui est aussi dans l’histoire et qui peut n’être pas sans portée.  (S.F., pp.121-122)’

Selon Frénaud, il existe d’autres voies salutaires et constructives. Il s’agit de vivre sa présence au monde, d’être conscient de son être-là, dans une authenticité réelle de l’expérience et de la vie ; ce qui peut avoir un rôle dans le temps et apporter aux autres non les promesses d’un monde idéal mais un vécu réel et concret.

Issu d’une famille bourgeoise, Frénaud raconte le rapport qui pouvait exister entre bourgeois d’un côté et domestiques et ouvriers d’un autre. Il parle par exemple de scènes où des femmes toutes barbouillées sortaient des mines et faisaient chemin avec leur sabots dans les rues commerçantes, les commerçants se plaignaient du bruit qu’elles causaient mais Frénaud, aussi petit qu’il était alors, avait dans sa pensée une tout autre approche, un tout autre regard :

‘ Et, si petit que je fusse, j’avais, comment dire, une sorte de compassion, le sentiment qu’il n’était pas normal que des êtres humains, et surtout des femmes, se trouvent noircis de la sorte.70  ’

C’est ainsi que notre poète exprime, bien longtemps après, le sentiment de fraternité qu’il avait éprouvé alors. Le garçon qu’il a été a vu avant tout en ces femmes des humains comme lui et a été sensible à leur sort. En quelque sorte, il a été sensible à leurs causes en tant qu’êtres humains et surtout en tant que femmes.

Si ouverture vers l’autre il doit y avoir, ce n’est pas dans la conception sartrienne de « l’enfer c’est les autres » car pour Frénaud, notre ennemi (par référence à son poème intitulé « l’ennemi de soi ») c’est avant tout nous-mêmes. Voici ce qu’il confie à Bernard Pingaud lors d’un entretien : « L’enfer ce n’est pas les autres, c’est ce monde sans limites que chacun peut découvrir en lui et qui rend si difficile la reconnaissance de l’autre et si incertain le combat : on ne sait, souvent, de qui il s’agit.71 » C’est en nous qu’il faut combattre la fermeture à l’autre ; et aller vers l’Autre et à sa connaissance c’est faire l’effort de se connaître un peu soi-même afin de dissiper quelques-unes des multiples zones sombres de notre monde intérieur sans limites. Ne serait-ce pas là le combat de l’inacceptabilité de soi entre une dualité de nous-mêmes, entre soi et ennemi de soi. Un combat qui se livre dans le seul but d’atteindre l’unité (un poème intitulé « fraternité »):

‘d’être un seul être fraternel,
avant le sein froid de la nuit,
dans l’unité de notre Mère.  (R.M., p.33)

Nous pouvons tirer de la position de retrait, de recul, et de solitude choisie par le poète et affirmée dans « je ne suis pas des vôtres » et dans « je me suis inacceptable », qu’il refuse d’adhérer à l’acceptation d’un ordre établi, préétabli. C’est une réelle et profonde « révolte » que nous appellerons bien plus exactement par « rupture ». La rupture a toujours été propre aux poètes, dans leur refus des idées reçues, des a priori, qui n’aboutissent et ne génèrent qu’injustices et inégalités entre les hommes et un regard limité et borné, donc incorrect de la réalité de la vie. Il s’agit de se mettre en retrait pour un meilleur retour en force, et dans la rupture se cherche un renouement où l’on peut trouver une meilleure unité, c’est ce dont il s’agit précisément. S’interroger sur la vie, sur l’existence, sur les hommes, remettre en question tous les acquis est ce qui est à l’origine de la poésie. C’est aussi le cas de la religion, des croyances que le poète essaie de comprendre, de réexaminer si ce n’est pas d’examiner tout simplement. Croyances qui ne sont finalement - et toujours selon le poète qui durant son enfance a baigné dans les croyances catholiques - que la pure création de l’homme. Il y a déjà le refus de tout ordre préalablement établi (« Il y a si longtemps que j’ai refusé votre ordre » (IPP, p.196)) et tel est le cas aussi lorsque Frénaud écrit par exemple « J’ai repoussé la main des dieux… »(IPP, p.199). « Tous les êtres gagnés par mon regard nouveau » (RM., p.137) après avoir balayé les a priori,une place se fait pour un tout autre contact qui naît à l’instant, un tout autre regard porté à tout ce qui nous entoure et à tout ce qui nous concerne personnellement. Et après s’être ouvert à l’altérité, nous avons envie de dire que nous n’avons plus qu’à cueillir les fruits de nouvelles rencontres et gagner des pas en avant dans ce qui nous lie au monde, dans notre unité avec le tout. Bref, il s’agit d’une reconstruction dynamique ou d’un mouvement qui se fait grâce à la démolition d’un ordre comme tel, en bloc, immobile et inerte.

Premièrement et dans une étape préparatrice à l’accueil de l’Autre, il nous faut rejeter tous les a priori que l’on a vis-à-vis de l’autre quel qu’il soit. Faire de sorte que la connaissance de l’Autre soit basée et bâtie sur un terrain vierge de tout a priori de toutes idées reçues.

Deuxièmement, il nous faut s’ouvrir à l’Autre et à son monde dans toute la différence qu’ils présentent : accepter la différence quelle qu’elle soit.

Et enfin pouvoir s’armer d’une grande modestie dans notre expérience à la rencontre de l’Autre, d’un monde nouveau par sa différence et donc enrichissant.

Or, nous savons bien qu’aller à la rencontre et à la découverte de l’Autre, de sa différence et de son monde, est une quête qui ne cesse guère et où rien n’est jamais vraiment acquis. Cette quête qui ne débouche pas est elle-même ce qui renvoie au fait que rien n’est jamais parfaitement épuisé, ni la connaissance de l’Autre, ni notre connaissance de nous-mêmes. Jalonnent ainsi notre quête, pertes et retrouvailles, échecs et réussites, espoirs et désespoirs. Ce sont justement les obstacles qui sont des tremplins, des élans, des défis, dans la quête de l’Autre. Notre quête ne peut être efficace si elle n’est pas la jonction d’une quête intérieure qui est manifestée par un terrain préparé à l’accueil de l’Autre en nous, avec nous, et d’une quête extérieure qui s’opère dans le déplacement vers l’Autre pour pouvoir observer, découvrir et vivre ce que vit et connaît l’Autre. Déplacement qui assure l’estompement des a priori et un rapport, un contact, directs, réels et concrets avec l’Autre et son monde.

Nos deux prochains chapitres traiteront ainsi de la quête intérieure et extérieure de l’Autre. Pour ce qui est de la quête intérieure, nous procéderons par l’étude d’un nombre de paradoxes, en nous, créés au cours de notre cheminement vers l’Autre. Ce sera surtout au niveau du sentir l’Autre en nous et des paradoxes que cela crée en nous, il s’agit au fait d’un mouvement ou d’un cheminement plutôt vertical, d’une pénétration dans le monde de l’Autre. Quant à la quête extérieure, nous la consacrerons plus particulièrement au thème du voyage entrepris pour aller vers l’Autre, dans un cheminement plutôt horizontal. Ce dernier concernera plus particulièrement Gaspar, le passeur de déserts par excellence, et Frénaud. Car Guillevic reconnaît qu’il n’est pas adepte du voyage.

Notes
66.

G.-E.Clancier et J.-Y. Debreuille, André FrénaudPoètes d’aujourd’hui, Seghers, 1989, p.7.

67.

Faisons le rapprochement avec « D’où venais-tu venant de nulle part ? » de Gaspar que l’on a cité plus haut. Un rapport à l’espace qui est aussi signe de modestie et de dénudement chez les deux poètes. L’errance, le nomadisme, le fait de ne pas être fixé, de ne pas s’approprier les lieux, rester dans l’espace vaste et accepter son ignorance, tout en continuant avec acharnement sa quête de la connaissance.

68.

G.-E.Clancier et J.-Y. Debreuille, André Frénaud, op.cit., p.56.

69.

Un général, haut personnage du contre-espionnage soviétique condamné par Staline et que Frénaud a connu à Paris. Il fut assassiné aux États-Unis, où il avait fui, en 1941.

70.

André Frénaud, Notre inhabileté fatale, op.cit., p.25.

71.

Ibid., p.31.