11. Solitude choisie ou subie : un tremplin ou un dépassement vers la compagnie de l’Autre

La solitude est un thème majeur dans l’univers poétique de nos trois poètes, nous pouvons voir à quel point il y est présent et important. Toutefois, nos poètes ne le considèrent pas de la même façon car si chez Gaspar la solitude est tout à fait naturelle, voire indispensable à sa quête et si pour Guillevic elle est le résultat en quelque sorte du rejet des autres mais reste néanmoins essentielle à nos retrouvailles avec l’Autre, chez Frénaud il en est différemment car la solitude est une tragédie humaine insurmontable. La solitude est peut-être considérée par Frénaud comme étant l’une des pires tragédies que l’homme subisse pour ne pas dire la pire. Nous nous proposons ici de commencer notre étude avec Gaspar. Nous nous consacrerons à l’étude de quelques poèmes qui traitent de la solitude parmi les immenses étendues, solitude du marcheur dans le désert, celle face à la mer, celle du malade face à sa douleur et à sa maladie. Nous proposons d’entamer le sujet avec un poème tiré du recueil Égée Judée dans lequel le poète est à bord d’un bateau, seul, dans une étendue d’eau :

‘A l’aube, sur les eaux, ce premier appel
qui frissonne d’avoir d’un coup débondé l’étendue.
Et toi tu radotes en radoubant ta barque,
tu marmonnes des choses que ne peut comprendre
la Huppe Yafoûr du roi Salomon,
sur la solitude des eaux et l’inconstance des hommes,
sur la peur quand soudain s’obscurcissent les portes,
tu remâches encore ces plantes amères du cœur,
comme si tu ne savais pas que la faute, la seule
est de n’avoir pas su aimer assez, que cette douleur…

Ici finissent les œuvres de la mer, les œuvres de l’amour. (E.J., p.51)

Dans ce poème qui s’ouvre sur un appel de la mer et se clôture également avec la fin d’un appel qui n’est autre que celui de la mer « Ici finissent les œuvres de la mer… », la solitude prend une place importante, d’abord à travers le pronom « tu » qui accentue la solitude face à cet appel, face à la vie. Le thème de la solitude dans l’étendue de la mer et la « solitude des eaux » est vite relié à la peur dans « frissonne », « radotes », « la peur », « s’obscurcissent »  mais surtout dans l’incompréhension, dans « la faute ». Et qu’entre le premier appel qui s’élève, la naissance et la fin, l’homme s’acharne à comprendre («  tu radotes », « tu marmonnes », « tu remâches ») et les portes se ferment devant sa peur et devant son incompréhension. Or la clé, le secret, sont à notre portée, c’est tout simplement d’aimer.

Ce premier appel était un appel à l’amour, à l’Autre, à l’échange, une invitation à vivre à même la vie « les œuvres de la mer, les œuvres de l’amour ». Mais l’on s’entête à y trouver une pensée de la vie, à radoter, à remâcher, dans notre inconstance notre peur et notre solitude. Il voulait que l’on conçoive la vie dans et à travers l’amour, que nous procédions non pas en philosophant et en répétant des mots que la huppe ne comprendrait pas mais en utilisant plutôt notre « cœur », l’amour : langage qu’il est plus facile pour tous de comprendre. Il faut surtout souligner dans ce poème notre ouverture au monde, au commencement du monde à l’aube ; ouverture à l’Autre, à la parole de l’Autre dans le dernier vers (puisque rappelons que le vers avec lequel Gaspar clôture son poème est une citation de Séféris qu’il met en italique). La solitude n’est donc pas définitive, elle nous mène vers l’Autre, une compagnie qui se révèle à nous et nous révèle à l’amour et à l’ouverture.

Nous pouvons retrouver les mêmes éléments de l’étendue ou l’ampleur, la solitude, l’incompréhension, l’aube ou la nuit, le cœur, dans un autre texte de Gaspar. Nous proposons de nous y arrêter ici :

‘Je cherche un endroit abrité où étendre mon sac, et j’attaque mes provisions, tandis que pierres et ciel hésitent entre crépuscule et nuit. Puis le noir s’installe d’un coup, immense, omniprésent, sans cesse approfondi par le crible des étoiles. Nuits du désert où l’on s’endort les yeux grands ouverts, fasciné par la solitude d’une ampleur qui ne se brise pas, où l’on écoute le rien entrer dans les battements de son cœur. Et la pensée court, vérifie et ne comprend pas. Comme elles sont trouées ces nuits où tout est soudain familier !

Levé avant l’aube, impossible de dormir plus longtemps. Air pur et froid. Les étoiles pulsent avec une telle intensité, le silence et tel que tu veux crier, mais tu n’entends que cette pulsation, au-dedans, au-dehors. Puis le vent se dresse dans les caves de la terre.[...]
(E.J., pp.119-120)’

Cette fois-ci, nous nous retrouvons non pas face à la mer mais face à l’immensité et à l’étendue du désert. Le texte, ou le décor si l’on puit dire, s’ouvre sur un affairement de la personne en question qui est dans les deux cas seule, à radouber la barque dans le premier, et seule à la recherche d’un endroit pour prendre son repas dans le deuxième. Il s’agit ici de la solitude d’une ampleur qui est celle du désert où, face au silence, notre raison peine à comprendre. Il y a un sentiment de familiarité malgré des trous dans la nuit par lesquels fuit une possible compréhension. Le sentiment de familiarité est ressenti et il retentit dans les pulsations et les battements de notre cœur en quelque sorte. D’un autre côté, peut-être est-ce une peur qui se manifeste devant notre incompréhension face au silence à un tel point qu’on voudrait déchirer l’impalpable silence par nos cris (« le noir… approfondi sans cesse par le crible… », « les yeux grands ouverts », « fasciné »). On y voit aussi l’échec en quelque sorte du mot, de la pensée, de ce désir de philosopher face à l’amour, aux sentiments.

L’épreuve ou l’expérience de la solitude nous la retrouvons surtout dans les traversées du désert où il est rare de rencontrer d’autres personnes et où nous sommes dans la majeure partie du temps face à nous-mêmes et face à une immensité dans laquelle nous peinons à être vus. Ce contraste criant est illustré dans le poème que nous proposons de lire ici :

‘Dans chaque jour ma voix seule
(n’est-ce pas étonnant de pouvoir dire même seul, à la façon de l’éblouissement qui nous érode les yeux)
Des routes du Sud plus larges que nos nuits
Mar’ib, Shibam, Yatreb, Socotra,
Poivres, gingembres et béryls
Rarement le brun poreux d’une tente
ou la peau d’olivine mate d’une femme
Qui pèse le silence de ses yeux en face de l’étranger. (G., p.37)’

Contraste illustré donc par la « voix seule » du poète face au silence des espaces infinis mais aussi face au silence dont sont chargés les yeux d’une femme du désert à la vue d’un étranger. Le contact par l’intermédiaire des yeux est très révélateur, très chargé de mots, de sensations peut-être, mais surtout de silence. Dans ses yeux, le poète ne semble pas trouver de parole mais un silence pesé. A travers cette image, nous comprenons que dans sa solitude, Gaspar n’est pas vraiment seul ou du moins, il ne se sent pas ainsi. Il est en compagnie de cette femme au regard qui communique le silence ou communique beaucoup avec le silence. Et si l’on revient au premier vers où « ma voix seule» s’oppose à « silence », nous remarquons que même si dans de tels lieux, il n’existe que la voix du poète qui se perd dans l’immensité, dans l’illimité, et qu’il n’existe que le poète, Gaspar lui-même ne peut s’empêcher d’expliquer ou de commenter entre parenthèses ce que provoque en lui le mot « seule ». Nous y retrouvons un parallélisme entre « dire seul » et « l’éblouissement qui nous érode les yeux » ; il y a une action qui opère dans les deux cas et on a l’impression qu’un rapport entre deux existe ici, donc plus de solitude réelle. Il y a la récurrence du regard et des yeux qui sont des symboles de la réciprocité et de l’échange. L’impact et l’effet de l’Autre sur nous, en nous, sont marqués jusque dans nos yeux. Signalons que c’est face à des espaces étrangers et face à la femme brune à la peau mate, qui lui est étrangère et pour qui il est lui aussi étranger, comme nous l’avons indiqué plus haut, que Gaspar connaît le paradoxe solitude/ compagnie. C’est face à une altérité étrangère, dans le rapport qu’il connaît avec l’autre, que la solitude dans sa quête et dans son cheminement est transformée.

Par ailleurs, dans le métier que Gaspar a pratiqué, à Jérusalem surtout, c’est d’une autre figure de l’altérité dans et face à sa solitude que le poète nous parle dans ses « feuilles d’observations » dont voici un passage :

‘J’aurai passé le plus clair de mon temps en ces lieux où se concentre la douleur des hommes. Mes yeux se seront remplis journellement des images de cette décomposition de la forme humaine, de sa défaite inévitable. La nécessité d’essayer de comprendre tant bien que mal et d’agir ne laisse pas beaucoup de place au déploiement des sentiments. On se ramasse dans l’amour obstiné de la vie, le désir de guérir- sans cesse déjoué, déçu- qui est aussi désir de se guérir. Sur ce fil tendu il faut pourtant marcher.
Parmi ces bouches bâillonnées j’apprends chaque jour une nouvelle composition du regard, corrosion de l’espoir et de la nuit, chimie de l’intensité, de la solitude, de l’extrême solitude. Autre chose parfois. D’infrangible, comme si une lueur ou une pulsation pouvaient être infrangibles.
(F.O., pp.173-174)’

Il est clair ici combien Gaspar a appris devant la solitude que lui communiquaient les yeux et les visages des blessés en Palestine, pays où la douleur et la mort sont présentes à longueur de journées. Dans ce passage, il nous parle de son expérience de médecin face à la douleur, au mal, continuels. Un état d’urgence de la vie qui occupe presque la totalité de son temps, de son esprit ; de ce fait, il ne reste pas de place pour l’expression, ni pour la manifestation des sentiments.

C’est un apprentissage que Gaspar reçoit devant la dure et intense expérience de la solitude. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle solitude, celle-ci est la solitude par excellence, « l’extrême solitude », celle qu’il qualifie de « chimie de l’intensité », de « corrosion de l’espoir ». Tout cela est perçu profondément dans le regard, « une nouvelle composition du regard ». Dans la douleur et la solitude nous percevons l’obscurité noire du désespoir et de la mort, pourtant Gaspar ouvre le passage sur « j’aurai passé le plus clair de mon temps… », ce temps-là, passé dans une zone d’urgence, est pour lui le plus clair. Il y a devant la solitude, l’implacable douleur, le désir de guérir l’autre, l’amour de la vie que porte le blessé autant que le médecin. Il y a la solitude du blessé dans son état, dans son regard mais il y a le regard du médecin, cette présence de l’accompagnement, de la compagnie : présence par son amour à l’égard de la vie et par les soins qu’il apporte à l’Autre.

Nous pouvons dire que c’est en cheminant dans la solitude et avec elle que l’on rencontre l’Autre. C’est aussi comme cela que Guillevic, ayant choisi de rompre très tôt dans son enfance avec les hommes, avec les siens, qui l’ont exclu (dans une réaction de protection contre la violence, contre l’injustice et la méchanceté des autres), alla se réfugier dans une solitude qui le mit face aux choses et qu’il devint depuis leur ami. Choses qui, sans aucune surprise, jalonnent abondamment ses poèmes. Les poèmes que nous choisirons de citer et d’analyser ici parleront du rocher qui se dérobe et abandonne le poète à la solitude et le provoque également ; dans un autre poème, nous verrons comment certains ne supportent pas de se retrouver sans spectateurs, délaissés dans la solitude, et comment chez le poète les mêmes éléments qui faisaient le décor de sa solitude devinrent une compagnie pour lui tels que le temps, les murs, le bol, …etc. Ensuite, nous verrons aussi le lien qui existe entre Guillevic et les choses et qu’il souligne toujours dans ses poèmes comme un rappel du lien fort qui nous noue à l’Autre dans sa présence avec et en nous.

Les choses chez Guillevic, comme le rocher dans le poème suivant parmi tant d’autres, tiennent une place tout aussi importante que le regard plein de silence que Gaspar reçut de la femme à la peau d’olivine tel que nous l’avons vu plus haut :

‘Au moins toi, rocher,
Tu ne m’attaques pas.

C’est que tu te donnes
A autre chose,

Mais te dérober à moi
N’est-ce pas me provoquer ?72

Pascal Rannou, dans son livre Du menhir au poème, étudie la place qu’occupent les choses chez Guillevic et, en comparaison, celle de l’humain. Il conclut que « Il est peu question sans doute des êtres humains, sauf dans la section « garçon » de Terraqué… Mais étrangement, cette séquence ne met en scène aucun visage précis, et les actions accomplies…semblent compter bien plus que les acteurs qui les mènent». Il ajoute que l’enfant Guillevic ne semble se vouer qu’à une seule activité, celle de communier avec l’inanimé ou l’animal. Et il continue en disant que la présence des hommes « semblerait presque parasitaire, dans ces textes où minéral, végétal et animal s’affrontent et n’offrent que leur mutisme aux questions du poète.73 »

Si nous revenons à notre poème sur le rocher nous remarquons que le poète cite clairement pourquoi il préfère le rocher. Voilà les deux raisons qu’il nous livre :

Premièrement, le rocher n’attaque pas par opposition à sa mère qui fut tyrannique avec lui.

Deuxièmement, il y a un lien réciproque entre lui et le rocher dans la provocation justement, cela dans le dernier vers, dans le va et vient entre se donner à l’autre et se dérober à lui. Et nous pouvons voir que l’enfant, qui jadis s’isola parce qu’exclu et chassé en quelque sorte, ne reste pas dans la solitude mais gagne la compagnie des choses. Une compagnie qui fut pour lui une compensation lorsqu’il se retrouva seul, délaissé, même haï, et que les yeux se sont détournés de lui à cause, par exemple, de sa ressemblance avec son père et à cause de ses défaillances au niveau physique. Quoi de plus frustrant pour un enfant que de se trouver rejeté par les siens, privé des regards qui nous cherchent et veillent sur nous ? Voyons ce que dit le poème suivant à ce sujet :

‘On y est.

On ne sait pas où,
Mais on y est,

Bien encerclé,
Bien enfoncé,

Tout à fait cerné
Même par l’espoir
D’en sortir.

Il y en a peu
Qui crient,

Beaucoup s’y font
Et certains

Exhibent leur triomphe-
Et tombent

Quand ils se retrouvent seuls
Sans spectateurs. (M., p.11)’

Ce poème souligne que la chute arrive lorsqu’il n’y a plus de spectateurs et que l’on se retrouve seul face à sa solitude. Le poète vivait une situation difficile, il n’était plus le centre d’intérêt, ni d’attention. Exclu, il n’avait plus en quelque sorte de spectateurs. Tombé, à cause des hommes, dans la solitude et l’isolement, dans la haine de soi tellement les doigts le pointaient méchamment, il découvre alors l’amitié, la compagnie, des choses et s’oublie dans les choses. C’est ce que nous dit aussi le poème suivant où Guillevic se pose une série de questions : 

‘Que faut-il donc faire
Pour que ce jour

Devienne un lieu où le temps
Se comporte en ami,

Où même les murs
Donnent de l’ouverture,

Où l’on se régale de l’espace
Comme d’une pomme

Où les angles se plaisent
À célébrer la sphère,

Où la source peut jaillir
Partout, à tout instant,

Où tout, sauf toi,
A comme souci de toi

Qui t’oublies
Dans la profusion ?  (M., p.15) ’

Attardons-nous quelque peu sur la question qui ouvre le poème ci-dessus : « que faut-il donc faire… ? » Donne-t-il la réponse ? Y a-t-il une réponse ? Le monde nous paraît transfiguré, transformé, dans le poème avec le temps qui devient ami, les murs qui deviennent ouverture, l’espace, un régal, la source jaillissant de partout, où tout se soucie de toi, se tourne vers toi et toi tu t’oublies dans le tout et tu te tournes vers le tout.

S’ouvrir à l’Autre, célébrer l’Autre, s’oublier dans l’Autre : voilà des clés qui ont contourné le problème et remédié à l’exclusion que Guillevic a subie. De là, il a pu connaître l’Autre à travers la présence et la compagnie des choses. Tel est l’exemple du fameux bol dont il parle dans le poème suivant :

‘Ce bol devant toi
Qu’est-ce qu’il veut ?

Mais d’abord,
Est-ce qu’il veut ?

Il te semble que oui.
Il te semble qu’il te parle,

Qu’il a besoin que tu fasses
Quelque chose pour lui.

Il te semble
Et tu en es presque sûr.

Pourtant, si c’était toi
Qui te parlais à travers lui ?

Mais peu importe,
Dis-lui que tu l’entends,

Qu’il est ton compagnon,
Ton petit frère.  (M., p.144)’

S’interroger sur un bol c’est déjà une marque d’ouverture à l’Autre, d’une attention portée à sa volonté dans «  Qu’est-ce qu’il veut ? Est-ce qu’il veut ? ». Et en pensant ou en disant « oui », le poète entre en relation avec le bol « il te parle », « que tu fasses quelque chose pour lui », dans une relation réciproque (boltu). Guillevic va même jusqu’à douter de la réalité de cette compagnie, il va du moins s’interroger. Mais il répond que ce ne sont pas seulement des semblants mais que c’est presque sûr. Et de toute façon, peu importe qui de toi ou de lui parle : tu n’es pas seul et tu sais que l’autre est là, alors témoigne-lui ta compagnie et ta fraternité.

Partant de l’image d’un homme face à son bol qui pourrait sembler être celle d’un homme seul, on arrive à une tout autre image qui est celle de deux êtres compagnons et davantage, frères. Ainsi lorsque Guillevic parle des choses, il parle toujours d’une relation, d’un lien de réciprocité, d’une association et d’un partage avec la chose. Comme nous pouvons voir dans ce petit poème :

‘La coccinelle posée sur ma main
Écoutait avec moi
Le silence des planètes.  (M., p.122) ’

Nous remarquons la récurrence du mot « avec » dans les poèmes de Guillevic et qui est aussi le titre d’un recueil. Il s’agit bien du témoignage de l’expérience commune entre les hommes et les choses, ici entre Guillevic et la coccinelle, dans la vie. C’est une leçon à apprendre et que le rossignol, lui-même, dans le poème suivant, nous livre. Il la livre en tout cas à qui veut l’entendre :

‘Rossignol,
Tu n’oublies jamais.

Tu chantes le monde
À lui-même,

Tu rappelles aux choses
Qu’elles font partie d’un tout

Que tu sens se chercher,
S’affirmer. (M., p.135)’

Nous sommes une partie de ce tout, et nous participons à sa quête. Et entre nous et le monde, entre nous et les autres dans ce monde, il y a une même réalité, un même désir, un même besoin. Je me retrouve dans l’Autre, dans son regard  et ma quête se clarifie à travers lui. Tout passe par l’échange. Et quel symbole plus fort que le regard pour illustrer cela ? Regardons de près comment le poème suivant en rend compte :

‘Si tu venais tout près de moi,
Belle mésange,

Et que nous nous regardions
Comme font le ciel
Et la forêt,

Sans penser à rien d’autre
Qu’à ce regard,

Alors, je trouverais peut-être
À me dire, m’entendre dire

Le secret que je cherche en moi
Depuis toujours.  (M., p.141) ’

Le poète prend exemple sur deux autres altérités, deux autres éléments du monde : la forêt et le ciel. Ce rapport à l’Autre existe alors, il nous suffit de l’appliquer sur nous-mêmes. Ainsi, le secret que l’on recherche sans cesse (éternellement) ne peut se dévoiler que par le biais de l’Autre, nous ne pouvons en saisir quelque chose que dans et grâce à notre rapport avec l’Autre comme il en est du poète avec la mésange dans notre poème.

L’expérience commune des hommes et des choses dans l’univers se fait depuis les racines selon Guillevic. Il écrit ceci par exemple dans son poème sur la tulipe :

‘Qu’est-ce que je vais dire
À cette tulipe

Qui me regarde comme si
Dans des temps très anciens

Nous nous étions connus
Quelque part dans la terre,

Bien loin de la lumière-
Mais quelle forme avions-nous ?  (M., p.166)’

Comme si cela dépassait notre conscience et que cette « racine commune » nous liait depuis fort longtemps, depuis toujours. Comme l’étoile guillevicienne qui vient lui « rappeler » leur expérience ensemble dans leur longue marche à travers le temps :

‘Cette étoile qui me regarde
Si intensément me rappelle

Que ça n’a pas
Toujours été facile

Notre longue marche
Dans le temps-

À travers le temps.  (M., p.173)’

Nous pourrions multiplier les exemples de poèmes qui traitent de notre participation au tout mais nous proposons de nous arrêter à ce dernier et beau poème :

‘Tu te vois
Au milieu de tout un ensemble
Qui te tient en vie.

Il pourra vivre sans toi,
Tu ne peux vivre sans lui.

Tu te sens assez bien
Comme le pépin d’une reinette

En train
De s’apprendre à mûrir.  (M., p.36) ’

Nous sommes là, présents, parmi tous et ce sont eux qui nous tiennent en vie, c’est à travers eux, avec eux que notre vie prend sens, que notre vie est simplement. Le système qui tient le tout est indépendant et nous sommes dépendant de lui. Cependant, malgré tout, nous nous sentons mûrir avec le tout, vivre avec le tout, à l’image du pépin dans la pomme. Se sentirait-il seul selon Guillevic ?

Quoi qu’il en soit, la solitude comme nous avons vu plus haut peut être dépassée ou transformée chez Guillevic, comme chez Gaspar. Par contre, elle prend une dimension beaucoup plus grave chez notre troisième poète, Frénaud. Voyons alors quelle place occupe la solitude dans sa poésie et comment elle est vécue par lui. Notons bien que, contrairement à Gaspar et à Guillevic chez lesquels nous pouvions voir à la solitude un sens positif, pour Frénaud, la solitude est une tragédie humaine qu’il supporte mal. Il est face à un questionnement d’ordre métaphysique et personnel. Rappelons-nous encore de son fameux « je me suis inacceptable ». Cependant, sur l’autre face de son non-espoir, la fraternité et l’amour prennent le dessus quelques fois et sembleraient sauver de la tragédie noire qu’est la solitude.

« La poésie de Frénaud est une poésie tragique de la totalité humaine : l’histoire y débouche toujours sur la solitude et un certain « réalisme » sur un horizon mystique.74 » Si tragédie il y a chez les Hommes, c’est bien celle de la solitude. Elle est d’ailleurs, sans aucun doute, bien réelle. Et même si chez Frénaud on n’oublie jamais l’importance, la valeur et le rôle des autres, de la fraternité qui nous relie absolument tous, la solitude reste néanmoins très présente. Malgré les villes, les cités, qui nous séparent les uns des autres pour mieux nous isoler, malgré le sentiment d’être seul et séparé de ses prochains, de s’être inacceptable, il s’ouvre humblement à l’autre comme à un être fraternel. Car, il est indéniable que l’essentiel, ce qui importe pour Frénaud comme pour nos deux autres poètes - tel que nous l’avons vu plus haut - c’est cette « unité où tous les hiatus de la vie se trouveraient comblés, ceux qui divisent intérieurement comme ceux qui distinguent des autres…75 » Les mots « frère » et « fraternel » reviennent fréquemment dans l’univers poétique de Frénaud ; ce n’est pas par hasard qu’il est appelé, paradoxalement, le poète de la solitude fraternelle. Il cherche dans sa solitude et celle des autres, l’Autre, la fraternité et la communion avec lui et, dans le non-espoir, il cherche la promesse d’un espoir, la lueur d’une joie ou d’un bonheur. Nous retrouvons ici le paradoxe de la solitude et de la compagnie car au-delà de toutes les barrières qui peuvent nous placer face à un ennemi, Frénaud retrouve l’humain dans chacun des prétendus ennemis. Ils sont aussi nos frères dans l’Humanité. Car si ennemi il y a c’est bien en l’homme qu’il se trouve, c’est d’abord « l’ennemi de soi » dont il s’agit :

‘Il mâche avec mes dents.
Il boit plus que ma part.
Installé dans ma voix, il chantourne mes yeux,
à feu doux fait la roue débonnaire.
Lisse, lisse… l’enrouement à peine.
Touffeur où s’enfouit quel éclat ?
Mitonnant ses tempêtes, il ne m’épargne guère.
Îles de froment surgies de ses cloques boueuses…
Combattants déloyaux, mes yeux sont forts des siens,
L’ennemi de mon domaine sous les tuiles creuses.  (S.F.., p.39)’

L’homme porte en lui son autre, une part de lui-même qu’il ignore, une part d’inconnu. Peut-être une part de quelque chose d’inaccessible, d’insaisissable. Et peut-être porterait-il en lui sa propre négation.

Il faut toutefois dire qu’entre : « je ne suis pas des vôtres assis à votre table », «  je me suis inacceptable » (R.M., p. 32) et « amis je suis des vôtres» (R.M., p.139) figurant dans le même recueil des Rois mages, il se passe bien des choses. C’est si l’on puit dire tout un cheminement qui part de la solitude, qui, nous séparant de nous-mêmes (« je me suis inacceptable »), nous sépare des autres, de nos semblables, et creuse entre nous un énorme fossé, et continue sa marche en quête de la communion, de l’unité, qui nous rassemble dans une même expérience de vie. Et, peut-être, dans sa communion avec l’Autre, l’individu pourrait-il retrouver une unité profonde avec lui-même. C’est bien une question de quête intérieure dont il s’agit ici. Et c’est dans la réconciliation avec soi, grâce à l’amour, que le poète arrive à s’ouvrir aux autres, à connaître l’intégrité de la vie, à s’intégrer au sein et à la racine mêmes de la vie. Comme il souhaiterait que l’amour total intègre la totalité de la vie lorsque dans « Source totale » il dit : « L’intégrité de l’amour/intègrera toute la vie » (IPP, p.66).

Et dans ce cas, la solitude cesserait d’être un obstacle pour les êtres, tel que le conçoit Bernard Pingaud dans sa question à Frénaud que nous retrouvons ici même ainsi que la réponse de Frénaud :

‘Bernard Pingaud : « je voudrais que nous reprenions cette notion d’obstacle entre les êtres. Vous n’avez pas, dites-vous, de « malhabileté » particulière, et les amis ne vous manquent pas. Mais vous parlez de la solitude comme d’une vocation ou d’un malheur irrémédiable. »
A.F. : «  il n’y a pas d’amitié, si profonde ni si attentive, qui puisse satisfaire durablement, radicalement, au point de le masquer, le manque que le poète, comme tout homme, et quelle que soit sa chance ou son infortune personnelle, éprouve. Plus que beaucoup sans doute, le poète est sensible à notre état de séparation d’avec les autres, d’avec le monde, en même temps qu’à sa propre discorde intérieure ; cela est lié. D’où le pathétique de sa parole, quand la chance lui est accordée de la communication totale apparue dans l’élan d’une grande passion amoureuse, par exemple. Je songe aux passages les plus exaltés de Source totale. »  (IPP, p.81) ’

Une « vocation », « un malheur irrémédiable », une tragédie, voilà ce qu’est la solitude pour Frénaud. Parce que rien n’est éternel ni durable justement, donc la séparation et la solitude sont des fatalités, inévitables, pour les hommes. Frénaud signale ainsi une vérité générale mais n’oublie pas toutefois de mentionner ce qui est propre aux poètes : leur sensibilité au tragique, à la solitude, à la séparation, à cette « discorde intérieure », comme il la nomme, jusque dans l’expérience de la langue, de la parole. Nous aimerions nous arrêter ici aux propos de Clancier qui, dans Poètes d’aujourd’hui, décrit Frénaud et sa séparation, ou son divorce comme il l’appelle très exactement, avec sa lignée :

‘ …Le père du poète était pharmacien, toute la famille d’honorable, calme, bien-pensante bourgeoisie, et voilà cette paisible famille qui va donner le jour à un mal-pensant, un inquiet, un insatisfait, en un mot un poète. De cette différence, de ce divorce entre une longue lignée ancestrale et son rejeton, le père aussi bien que le fils souffriront d’autant plus qu’en deçà ou au-delà de leurs divergences, l’un et l’autre sans doute ont reconnu leur intime ressemblance. La conscience douloureuse de cette déchirure hantera longtemps sous bien des masques le poète.76  ’

Clancier définit le poète ou le voit comme étant par définition à l’opposé d’un quelconque clan ou une quelconque classe sociale ou politique d’ailleurs, car celles-ci sont par excellence l’exemple de satisfaction de leurs idées sur la vie, sur les autres. La bourgeoisie dont il est issue est « posée », elle repose sur des acquis et rien n’est remis en question d’où des adjectifs comme « paisible », « calme », « bien-pensante », alors que ce qui qualifie Frénaud est à l’opposé « mal-pensant », « inquiet », « insatisfait », caractéristiques propres aux poètes. Frénaud a bien compris que son divorce avec sa lignée était relié à sa propre « discorde intérieure », nous voyons alors comment  se relie son « je ne suis pas des vôtres » à « je me suis inacceptable ».

Pour Frénaud, comme on a vu dans son entretien, le côté ou la dimension pathétique dans la poésie est la trace, l’empreinte, en lui, en l’homme en général, de la solitude. Il donne aussi l’exemple de son poème « source totale » et nous proposons de nous y intéresser et de relever tout ce qui, à travers le pathétique, serait l’impact, l’ombre du monstre appelé solitude. L’amitié durable, serait-elle la « source totale », un « visage non formulé », un « appel sans voix », la « forme de notre désir de lumière », d’absolu ?

Le poète sait que rien n’est durable et que, de ce fait, même l’amitié ne peut le satisfaire durablement. Face à cela, le désir de durée, plus exactement d’un temps qui se perpétue, le désir d’être comblé, désir peut-être aussi de la promesse de l’être dans ce qui ne cesse de se faire ici et maintenant. N’est-ce pas l’envie de perpétuité qui préserverait l’éternel des deux heureux ?

‘Présent perpétuel d’un devenir comblé,
si le combat nous fait tous deux vainqueurs.  (IPP, p.66)’

Il est possible que ce soit cette même expérience de la solitude qui nous rend apte à aimer l’autre et à ne pas se poser ou se positionner en tant qu’ennemi face à lui et contre lui. Tous deux sont égaux face à la vie, face à la solitude donc ils ne peuvent qu’être solidaires dans ce même combat, la vie. Et plus loin toujours dans le même poème,  il écrit :

‘Mes figures ne sont plus désertes,
qui se rallient à ta source.
L’intégrité de l’amour
intégrera toute la vie  (IPP, p.66)’

Or tout cela n’est que désir et espoir (« intégrera ») du comblement car, se ralliant à la source, le poète se sent débarrassé du sentiment de désemparement, de vide et de désert. Car, en effet, la source totale dont on ne renie pas l’existence n’est qu’inatteignable, inaccessible, à l’homme. Nous sommes ici dans un registre du pathétique, plutôt lyrique, idyllique que tout autre chose. Dans le même temps, si l’on peut lire autre chose ou plus que du pathétique ici, ce serait la nécessité dans les deux premiers vers de se lier à la source, d’y remonter (nous sommes dans l’action, dans le maintenant (avec l’utilisation du présent) et laisser ce qui reste inaccessible, et qu’il ne cesse d’espérer, à l’amour et à son pouvoir (l’utilisation du futur)).

Ainsi, dans la solitude, nous sommes menés vers l’Autre vers son visage et sa connaissance parce que, même en cheminant seul, nous portons en nous le désir de communier, de nous lier à l’Autre et d’aller au-delà de la solitude. C’est dans cela que se rejoignent nos trois poètes : il s’agit de dépasser ce qui est inévitable pour aller vers le total, vers l’éternel. Et c’est dans un tel cheminement que se mène la quête, qu’évolue notre quête intérieure. Mais notre cheminement vers l’Autre est-il jalonné seulement d’amour ou connaissons-nous tout au long de notre quête et de notre vie des sentiments controversés, des plus contradictoires ? Nous savons que le couple haine/amour est inséparable, même entre les gens les plus proches. À mesure que l’un des deux sentiments s’intensifie, l’autre aussi, ce qui semblerait à la rigueur paradoxal. Et comme disent ou pensent beaucoup « celui qui n’a pas haï ne sait pas aimer ou ne connaît pas l’amour. » Par la haine s’effectue la séparation, l’éloignement, le retrait ou l’exclusion d’un côté mais cela déclenche toute une recherche dans le besoin de comprendre ce qui s’est passé, qui nous sommes, ce que nous voulons,…etc. donc toute une mise ou remise en question, et d’un autre côté, la réconciliation comme dans un retour plus paisible à soi et à l’autre. Une réconciliation est possible et se produit à mesure que les choses se clarifient et que nous arrivons à les comprendre.

Il est intéressant de voir maintenant si l’univers poétique de chacun de nos trois poètes révèle, également, un même rapport chez les poètes avec le paradoxe amour/haine ou s’il en est tout autrement.

Notes
72.

Vous, Pierres : poèmes inédits de Guillevic et gravures de Lorraine Bénic, Montréal, 1991. Cf. Annexe 3.

73.

Pascal Rannou, Du menhir au poème, Skol Vreizh, 1991, p.36-37.

74.

Georges-Emmanuel Clancier et Jean-Yves Debreuille, André Frénaud, op.cit., p.25.

75.

Ibid.

76.

Georges-Emmanuel Clancier et Jean-Yves Debreuille, André Frénaud, op.cit., p.7.