13.1. Guillevic, familiarisation et angoisse : la joie d’un vivre avec l’Autre

Comme l’indique le titre, nous avons choisi de souligner l’effet que ressent Guillevic face au paradoxe façades/profondeurs. Il s’agit bien d’angoisse chez lui, surtout rencontrée dans ses premiers recueils. Il y a une peur, un sentiment de menace toujours imminente, des espaces ouverts et des endroits profonds et obscurs. Cependant, Guillevic arrive à apprivoiser ces mêmes lieux d’angoisse et trouve une certaine familiarité avec eux et connaît enfin la joie de sa proximité avec l’Autre, particulièrement dans ses derniers recueils. En parlant d’angoisse, une image bien connue dans la poésie de Guillevic nous saute aux yeux, celle de l’armoire. L’armoire évoque le thème du dedans/dehors et, un autre, qui lui est très lié, celui du fermé/ouvert. Voici ce qu’en dit tout d’abord Michael Brophy dans une étude sur le premier et dernier poème dans Terraqué :

‘Terraqué témoigne dès le début du besoin de meubler et d’organiser l’espace à l’échelle de l’humain. En effet, des références à l’artisanat ouvrent et achèvent ce premier recueil principal. Dans le premier texte (TQ, 17)79, se présente la réalité solide de l’armoire et, à la fin du recueil, Guillevic parle « de prendre pied,//De s’en tirer/Mieux que la main du menuisier/ Avec le bois » (TQ, 140)80. Cependant, entre ces deux repères liminaire et terminal surgit une tension fort prononcée : tandis que les derniers vers évoquent une activité axée sur l’avenir, encore en chemin et à perfectionner, l’armoire se rattache à une réalité non seulement préexistante, mais close, opaque, impénétrable.81 ’

Que veut dire « meubler » ou « organiser l’espace à l’échelle de l’humain » ? Que signifie cette activité toujours à perfectionner ? N’est-ce pas ce que tente de faire la poésie et ne cessera de faire ? L’armoire est l’image de la réalité préexistante, close, opaque et impénétrable, et pourtant la poésie creusera dans cette réalité jusqu’à ce qu’elle lui livre ses trésors. L’illimité, l’inaccessible et l’impénétrable cesseront-ils de l’être ? La poésie non plus, ne cessera sa quête entêtée et obstinée.

Dans le rapport difficile entre dedans/dehors, Guillevic voit que notre désir est toujours dirigé vers l’extérieur, vers le dehors, le visible, le tangible. Et nous réalisons que notre quête devrait également se porter sur le dedans, au-dedans de nous-mêmes, sur ce que nous ignorons de nous-mêmes et que nous voudrions tellement connaître concrètement et exactement comme de la matière qu’on palpe. Nous pouvons voir clairement ce paradoxe dans le poème suivant :

‘Voilà que cette nuit
Tu désirerais tenir dans ta main
Une boule de lumière,

Une boule
Simplement faite de lumière-

Et soudain tu comprends :
Cette lumière est en toi,
Tapie dans ton corps

Et tu voudrais
La voir dehors-

La tenir dans ta main. (M., p.180)’

Le paradoxe se situe au niveau du vocabulaire, nous pouvons par exemple citer les verbes qui s’opposent et dans leur temps aussi. Le verbe désirer, ou le verbe vouloir, au conditionnel («  Tu désirerais tenir une boule de lumière », « et tu voudrais la tenir dans ta main ») par rapport au verbe être, et le verbe comprendre, au présent (« cette lumière est en toi », « et tu comprends ») ; et également entre « dans ta main », « dehors », d’un côté, et d’un autre, « en toi », « dans ton corps ».

Nous remarquons que Guillevic nous invite à pénétrer dans nos propres profondeurs, même si ces profondeurs-là sont la plupart du temps des zones sombres de nous-mêmes et qui nous font souvent peur, tout à fait comme celles des étangs82. Voici ce qu’il dit aussi dans un autre poème :

‘Enferme-toi au fond de toi
Aussi fort que tu peux.

Alors tu seras en contact
Avec les zones profondes
Tu ne sais pas de quoi.  (M., p.110)’

Et il y a toujours chez lui le désir d’un contact avec l’altérité qui est ici un autre visage de nous-mêmes que l’on ignore parfaitement. Soulignons aussi l’incertitude, voire le doute total de sur quoi nous pourrions déboucher (« Tu ne sais pas de quoi »). Reste, à travers le paradoxe, une angoisse face à cet Inconnu, qui, même si elle est fortement ressentie, demeure non envahissante, non obsessionnelle dans les deux poèmes précédents.

Deux éléments importants occupent chez Guillevic une grande place dans ses poèmes, ce sont les menhirs, les pierres et, d’un autre côté, les étangs. Il faut dire que ces deux éléments ne procurent pas à notre poète le même effet, ni le même sentiment. Car, en effet, la pierre lui est amie tandis que les étangs, eux, sont source diabolique de l’angoisse. Les profondeurs dans ce cas sont pour Guillevic « noyaux de braise », une peur terrifiante de ce que nous ignorons et surtout de ce que nous ne pouvons pas voir, de ce qui est caché, et qui, de ce fait, peut surgir à tout moment sans prévenir. Hormis cette image effrayante et négative des profondeurs, Guillevic a un rapport plutôt concret, du toucher, avec les façades avec lesquelles il cherche à se familiariser. Toucher les façades non pas pour en rester là ou par simple amour du toucher mais il s’agit plutôt de créer un contact direct, charnel, comme pour se les approprier et pouvoir pénétrer jusqu’aux profondeurs, là où l’angoisse, le repoussement, sentis d’abord à l’extérieur face à la dure et froide façade, disparaîtraient, laissant place à une familiarité, à un certain apaisement.

En ayant un tel point de vue sur l’Autre, en adoptant une telle façon de vivre, nous sommes amenés à avoir un regard tout à fait différent, un sentiment profond vis-à-vis des choses de la vie, même les plus quotidiennes, les plus simples. Ainsi, nous réalisons l’importance et le « vivant » de tout être du plus minuscule au plus géant. Notre rapport à l’altérité qui nous entoure et qui nous habite autant, devient alors « autre », et notre appartenance au gigantesque cosmos qui nous dépasse semble devenir plus forte, plus claire et plus concrète. Voyons par exemple le raisonnement du poète lors de son passage devant une rose :

‘Si j’étais la rose
Qui s’offre à mes yeux,
Qu’est-ce que je ferais ?

Rien d’autre sans doute
Que ce que je fais maintenant :
Être, simplement être,

Éprouver plus fort
Le passage du temps,

Accepter
Que tombent des pétales.  (M., p.147)’

A travers ce poème, nous pouvons comprendre combien est important et primordial notre rapport à l’Autre, aux autres, aux choses, avec qui l’on vit dans un même monde. Nous pensons tout de suite en nous disant : « Et l’homme ? Et nous ? » Le jeu de miroir ici fait réaliser au poète, à travers le questionnement déclenché, l’importance du simple fait d’être ; être face au passage du temps et à travers l’espace. Cette même réciprocité entre les éléments du monde, que ce soit le poète, la rose ou la feuille et l’arbre comme dans le poème suivant, qui finit par devenir une sorte de mutualité, d’union, entre tous ou une sorte de point commun entre eux, renvoie à une même expérience de la vie que tous sans exception partageons dans l’univers dans lequel nous vivons :

‘La feuille sent-elle
Ce qu’elle doit à l’arbre ?

L’arbre à la terre ?
La terre à la gravitation ?  (M., p.148)’

Le rapport qui nous lie à l’Autre, à l’image du rapport existant entre la feuille et l’arbre ainsi qu’entre l’arbre et la terre…, est plus qu’un dû, qu’un côtoiement, qu’un renvoi de miroir ou de reflet, c’est un vivre avec car il s’agit d’un être avec d’un être en l’Autre. Il s’agit d’une vie, d’une existence, d’une expérience en commun à travers le temps et l’espace, avec une même « racine commune » à tous, que l’on retrouve chez Gaspar. Ni les choses, ni tous les êtres, ne sont réduits à leur simple apparence : à ce que nos yeux nous permettent seulement de voir :

‘Dans cet arbre que tu vois là,
Il y a plus que ce que tu vois,

Il y a son passé, son avenir
Et quelque chose qu’en lui tu pressens

De ton passé, de ton avenir,
Tout cela qui vous est commun-

A travers le temps.  (M., p.149)’

Il y a donc au-delà du passé, de l’avenir, portés par et en cet arbre, et que tu ne peux pas voir, il y a ce que tu ressens, ce que « tu pressens ». Or, il ne s’agit pas simplement de ce que tu ressens de lui, mais par lui, à travers lui, en lui, tout ce qui te touche, te concerne à toi. Tu te retrouves en quelque sorte devant l’arbre et c’est ta propre image qui t’apparaît par moment.

D’où notre référence à l’image du miroir. Cependant, le poète ne recherche pas son ego dans tout cela, il ne cherche surtout pas à se voir dans tout et ne voir que lui. Donc ce n’est pas pour se replier sur soi, ou tout recentrer sur soi-même qu’il se livre à une telle pratique. C’est ce dont il parle dans le poème que nous avons choisi ici et dans lequel il s’adresse à la tourterelle comme pour la rassurer, écoutons-le :

‘Tourterelle,
Ce n’est pas pour m’émouvoir
Que je te regarde.

C’est pour être
Plus près des sources.  (M., p.155)

Ce n’est pas l’émotion qu’il cherche à connaître en regardant la tourterelle, il cherche plutôt à dépasser le stade des façades, du vu, pour atteindre les profondeurs, où les sources, et les accoster. C’est au plus près des sources qu’il pourra être au plus près et de la tourterelle et, par conséquent, plus près de lui-même. Dans ce qui les unit et les révèle aussi, là où tous sembleraient égaux, vraiment égaux, comme nous le dit Guillevic dans le poème suivant, à travers son questionnement à propos de sa liaison de danse avec le rocher, liaison qui est sans doute originale :

‘Quelle danse
Nous avons ensemble dansée,

Cette roche et moi,
L’un dans l’autre,

Je ne sais combien de temps
À la frontière de l’éternité,

À la limite indécise
Entre la pierre et la chair ?

Et depuis,
Lequel des deux pourrait dire

Qu’il est plus que l’autre
Offert à leur antique secret ?  (M., p.152)’

Ce qui est frappant dans ce poème, dans la scène de danse entre le poète et le rocher, c’est comment Guillevic souligne et lance une à une les interrogations sur une relation des plus intimes entre deux êtres. Deux partenaires de danse sont sensés bien se connaître : ils se touchent et l’échange est important. Mais regardons de près sur quoi portent les questionnements : premièrement sur la danse, quelle danse ils ont dansée ensemble, deuxièmement pendant combien de temps, et la dernière sur qui des deux pourraient prétendre le plus être proche du secret qui les unit depuis longtemps. C’est un beau poème qui met à pied d’égalité les êtres, qui les unit malgré la différence apparente selon laquelle nous avons tendance à séparer les deux êtres, à les diviser, voire les opposer (« ensemble », « l’un dans l’autre », « leur antique secret »).

Nous pouvons dire que c’est l’histoire « d’amour » du poète et de son rocher, mais aussi de tous les êtres entre eux, car il y a un secret « antique » qu’ils ignorent peut-être mais qui les rapproche, les lie fortement et les unit profondément. C’est dans ces zone ou lieu que Guillevic appelle aussi «  sources » dans un poème plus haut que notre rapport à l’altérité s’inscrit ou se rapproche, pour reprendre les termes de Guillevic, de la frontière de l’éternité. Et le vers qui est pour nous le plus important, le plus fort du poème, car il met toute la lumière sur le point de liaison avec l’Autre est celui qui peint la scène suivante : dans les profondeurs ou dans l’intimité atteints avec l’autre, les limites entre les deux êtres (ici de pierre pour la roche et de chair pour le poète), s’estompent, la limite est indécise, floue. En effet, il n’y a réellement pas de limites ni de frontières qui tiennent entre les deux.

C’est probablement dans ces zones-là, à la frontière de l’éternité, que la joie peut être ressentie, vécue, pour notre poète. C’est avec le mot « joie » qu’il ouvre le poème suivant :

‘Joie !

Maintenant est ici,
Mais le saisir ?

Pour le posséder,
Échapper à la durée-

Plonger dans cette lueur
Au plus profond du temps,

Dans cela qui paraît
Être la racine du temps.  (M., p.183)’

La racine du temps qui procure le sentiment de joie est celle d’une lueur au plus profond du temps, là où l’on échappe au passage du temps, à la durée, voici ce que recherche le poète : saisir le maintenant, le posséder, pour échapper au temps, car pour y échapper il faut se rendre à la racine. Là où tombent les frontières et les murs, là où tous les sucs logent éternellement et ne tarissent jamais. De cette racine, tu reçois beaucoup, comme l’étoile du berger avec la lueur qu’elle t’envoie par des moments de tristesse mais tout passe et s’en va comme, dans les branches et les tiges, la sève :

‘Et si là-haut
L’étoile du berger

N’était que l’image
Dans un miroir interstellaire

De cette lumière
Que tu sens en toi,

Qui t’aide
À supporter ton noir

Et qui cherche à sortir
Pour te donner à vivre

Le monde
Qui l’appelle ?  (M., p.174)’

Le monde est un miroir qui nous renvoie ce qui gît à l’intérieur de nous, en nous. Comme l’étoile, donc, qui est l’image de la lumière que nous portons en nous et avec nous. Le miroir que nous présentent le monde et l’étoile nous fait réaliser ce que nous sommes, ce que nous avons et que nous devrions partager avec le monde, avec les autres. Faire apparaître la lueur qui est en nous au dehors de nous c’est en quelque sorte rejoindre la racine dans son rôle qui est de faire jaillir le suc, la sève, et de faire partager tous les composants de la plante éternelle, c’est finalement se donner à vivre pleinement le monde.

Notes
79.

Cf. poème cité plus haut Chapitre II, sous 4.1  « Guillevic « choses » ».

80.

«  Si les orages ouvrent des bouches
Et si la nuit perce en plein jour,

Si la rivière est un roi nègre
Assassiné, pris dans les mouches, »

81.

Michael Brophy, Eugène Guillevic, « « Nous construirons » : Terraqué (1942) et Exécutoire (1947) »,

Rodopi, Pays-Bas, 1993, p.10.

82.

Nous expliquerons un peu plus bas (Chapitre IV, 14. La quête de l’Autre…) l’image des étangs chez Guillevic.