13.2. Gaspar, du visible à l’invisible : tout un réapprentissage

Les poètes ont été sensibles au côté caché, voilé, des choses. Ce sont ces choses-là qui ne nous apparaissent pas qui les ont amenés à se lier et à s’intéresser dans leur aventure poétique à la dimension de l’invisible, de l’illimité. Comme Guillevic avec l’étoile du berger lui renvoyant la lumière qui ne lui apparaissait pas alors se trouver en lui, Gaspar demande aussi dans son aventure de voyage et de transhumance à toutes les sortes d’étendues qui l’ont accueilli, déserts, mers ou autres de lui montrer ce qui est absent, tout ce qui sous la lumière ne nous apparaît point. Voici ce que dit le poème à ce sujet :

‘Étendues, déserts ou mers
Qui que vous soyez
Poussières suffocantes ou
Odeur de soleil découpé sous le vent
La marche, les membres, le visage
Descellés,
L’incroyance sévère, tenace, dans l’infini
Pendant qu’encore une fois
La lumière est mise à mort.
Témoignez de l’absent.  (G., p.88)’

Vous qui êtes bel et bien présentes, vous qui nous apparaissez, parlez-nous des profondeurs qui ne nous apparaissent pas, révélez-nous cette part, cette autre part, du monde caché, absent à nous et à nos yeux. Car, il est vrai qu’il existe chez Gaspar deux vers très importants, très simples dans leur structure et qui portent en eux l’essence et le sens de toute une quête du non-dit, du non visible, une quête des profondeurs, en un mot. Il s’agit dans ces deux vers d’une seule et même phrase que voici :

‘Ce monde qui nous apparaît
Fait de choses qui ne nous apparaissent point.  (G., p.97)’

Nous comprenons qu’ils insistent sur le fait que la réalité ne se réduit pas au visible. Derrière le visible, il y a toute une dimension, inconnue, invisible, insaisissable, que le poète tente d’approcher, de nommer. L’homme est ici face à un monde immense que l’on voit, dont on voit plus exactement un ou quelques aspects, mais le reste nous échappe. Nous ignorons beaucoup de l’univers dans lequel nous vivons et dont nous faisons partie mais pour Gaspar, l’homme peut toujours en saisir quelque chose de plus et cela en venant aux choses, en voulant s’ouvrir à l’Autre, à l’Absent caché qui est là mais que nous ne pouvons voir. Et le monde alors nous dévoilera un peu son visage. L’attitude de l’homme, son ouverture, son désir de connaître l’Autre, sont à l’origine de révélations que veut bien nous faire le monde :

‘ …Il nous suffit d’ouvrir une fenêtre à même l’absence.  (G., p.39)’

Il s’agit bien d’une attitude, d’un comportement, car pour que les façades nous révèlent ce qu’elles recèlent de l’autre côté, pour que les surfaces nous ouvrent et s’ouvrent sur leurs profondeurs, pour qu’une partie de nous se peigne sur l’Autre et qu’une partie de l’Autre apparaisse en nous, il nous faut apprendre à écouter, à regarder, les choses autrement. Il faut connaître de tels espaces et étendues, il faut s’y donner quitte à s’y perdre dans leurs chemins qui se multiplient, comme lorsque marchant dans les tissus d’un immense arbre nous cherchons à atteindre le bout. Mais point de bout, point de fond, notre cheminement s’effectue ainsi dans ses interminables ramures et branches.

L’ « arborisation » est effectivement un terme davantage, un thème important chez Gaspar, il est symbole de multiplicité, de richesse, d’ouverture, d’intensité, d’amplitude,… il est en quelque sorte l’équivalent de l’étendue, du désert ou de la mer :

‘Comme un grand vent qui invente des bronches dans l’espace
Qui connaît les pores secrets du vide et du diamant.

Étendues.

Rayonnement sans vagues, sans plis,
Pris de quel amour un premier faisceau se laisse-t-il convaincre de convergence ?

Et d’autres, toujours plus intenses, offrant leurs branches de plus en plus denses. Nous voici au seuil d’une plus grande respiration. D’un souffle ample, plus ample que jamais les terreurs n’avaient en nous creusé, nous sommes prêts à épouser les courbures mouvantes.

Prêts à ne jamais plus nous arrêter.  (G., p.40)’

La convergence, la ramification, sont positives chez Gaspar, l’amour en est l’origine. Et l’arbre est le lieu d’une grande respiration car, habiter l’arbre ou nous laisser habiter par lui a un réel impact sur nous et sur notre vie. C’est ainsi épouser les grands et profonds mouvements vitaux du monde. C’est accepter aussi de se donner à ses courbures mouvantes qui creuseraient en nous comme le souffle qui bombe ou creuse notre corps ou notre poitrine lorsque nous respirons profondément. Notre être et notre existence sont « poreux » ; l’existence et le monde viennent nous caresser avec des doigts qui existent quelque part comme dit Gaspar, et viennent verser en nous, dans nos pores ouverts et prêts à recevoir, de la douceur et de la lumière. Lisons attentivement le poème suivant et arrêtons-nous à certaines images du paradoxe dedans/dehors et tout ce qui s’y relie comme nous/l’Autre (le monde) et parent de pierres/solitude poreuse :

‘Qu’il existe des doigts quelque part
Qui réinventent la douceur
Dans la rame écorchante de nos ferrailles,
Et nous parent de pierres irréprochables.
Qu’il existe des doigts pour baigner notre raideur
De lumières amples de flamboyants,
- arbre continu dans la dispersion du jour,-
Qu’il existe des doigts qui se coulent,
Souple et bienfaisant acier
Dans notre solitude poreuse
Et nous emportent
D’un rire blanc d’amandier.  (G., p.46)’

L’arbre fait son apparition deux fois, une fois vers le milieu du poème entre deux tirets, avec ses branches et extensions qui se dispersent avec le jour et avec la lumière et la deuxième fois à la fin du poème dans une personnification de l’amandier. Dans ce monde existent, si l’on veut bien prêter attention, ce qui assouplit nos gestes et nos lourdeurs, ce qui adoucit notre raideur et amplifie notre existence de lumière : quelque chose qui nous accompagne dans notre solitude et rend notre vie plus joyeuse. Il s’agit de continuer notre cheminement vers la lumière comme l’arbre qui s’étend et tente de s’approcher du ciel (aller vers le haut, plus loin), de la chaleur et de la lumière, et que notre élan soit de la force et de l’obstination de ce qui grouille à l’intérieur de l’arbre, de ce qui l’habite et ses tissus et pores (aller en profondeur).

Il y a tant d’efforts à faire pour pouvoir s’initier à la vie et au monde qui est pourtant le nôtre et que nous sommes sensés bien connaître. Or, notre peur augmente devant notre ignorance de la réalité profonde des choses, une réalité qu’il nous faudra creuser dans le froid de l’ignorance et de l’obscurité pour que le visage inconnu de l’altérité jaillisse enfin et apparaisse à nous. Voici ce que nous pouvons lire du poème qui suit :

‘ma page est claire et les mots obscurs
pattes d’insectes ramant dans le froid
du corps terré encore dans sa peur

j’ignore combien il a fallu creuser
dans le même mouvoir tissé, retissé
pour que sourde l’inconnu du visage  (G., p.76)’

Ainsi, l’obstination dans la recherche et le cheminement malgré tout reste le moteur et le guide qui nous mènent à une connaissance de l’Autre plus profonde et plus vraie. Comme des eaux qui ne cessent de couler dans les lits qu’elles ont creusés et ne cesseront d’y couler et d’y creuser. C’est ce que nous dit le poème suivant qui est tiré du recueil Patmos et autres poèmes:

‘ (…)
et ces eaux nues de l’ardeur d’aller
encore et encore plus loin dans l’ouvert ?
(et même et surtout quand la nuit se referme) (Pat.,p.124)’

Il nous faut comme ces eaux cultiver l’ardeur dans le désir d’aller plus loin, creuser toujours plus loin jusqu’à ce que « sourde l’inconnu du visage » comme disait le poème précédent. Et notre quête ne doit jamais s’arrêter, s’asseoir sur nos acquis, car rien n’est vraiment acquis pour toujours. Notre vie est une incessante quête vers plus d’ouverture, une quête de l’ouvert. Et même si nous avançons à tâtons dans un long chemin obscur, dans une nuit qui semble tout refermer, tout compliquer, et que notre cheminement en quête de lumière se fait aussi dans les ténèbres les plus sombres, nous devons quand même traverser l’obscurité qui nous habite, la nôtre, pour pouvoir connaître et trouver dans l’ouvert la clarté, la lumière, qui éclairent nos chemins et nous éclairent sur nous-mêmes. Plus on va, plus on s’approche de la Source en laquelle nous aussi, à l’exemple de tout ce monde, nous puisons et nous nous retrouvons. Un sentiment de fraîcheur baigne alors le monde et nous avec lui, comme le dit si joliment le poème suivant :

‘clarté pieds nus dans l’herbe du matin
pensées et mots se lavent à la rosée
des mots qui sont nerfs, qui sont chair criés
désir sans bornes de creuser encore
traverser déserts et montagnes
afin d’encore et encore revenir
à une source en soi plus proche que-
la peur, la joie d’aller à découvert-   (Pat., p.125)’

La fraîcheur au matin rappelle le cycle du jour à jamais repris et duquel on s’inspire pour le cycle de notre propre quête dans la vie. Tout est en quelque sorte remis ou repris à zéro, à neuf. Nos mots et pensées sont alors lavés à la rosée, comme les pétales et les feuilles des fleurs et tel le doivent être également nos sens. Nous savons que l’image du regard lavé est récurrente chez Gaspar ainsi que celle du creusement comme nous pouvons le remarquer dans les poèmes que nous avons cités. Ainsi, pénétrer dans les profondeurs jusqu’à la source c’est se retrouver soi-même, c’est être plus proche de soi. De là, nous comprenons qu’allant vers l’Autre, on va ou on vient à nous-mêmes et, chaque pas dans notre longue recherche de l’Autre, est un pas fait vers nous-mêmes, vers la Source : la « racine commune » du monde. C’est au niveau de cette racine-là que nous pouvons nous sentir proches de tout ce qu’il y a autour de nous.

Même si nos sens sont limités, même s’ils sont trompeurs quelques fois, ils restent des outils à l’aide desquels nous communiquons avec le monde, et celui-ci communique avec nous à travers les mêmes outils. Cela dit, il est vrai que Gaspar souligne qu’il ne s’agit pas de la même langue. Or, ce monde nous dit des choses, nous parle et nous pouvons le comprendre :

‘le bruit de l’eau qui roule dans les pierres
sons brodés par la nuit calme sur la mer
ces langues que j’ignore et qui me parlent

j’ai sur ma table à portée de la main
des cailloux longuement travaillés par la mer
les toucher, c’est comme si les doigts
pouvaient parfois éclairer la pensée- (Pat.,p.126)’

Nous pouvons entendre, voir, sentir, toucher, et ce ne sont que surfaces, mais la mer et ses eaux ne communiquent-elles pas avec les cailloux qu’elles polissent, qu’elles travaillent longuement comme il est dit dans le poème ? Ne se crée-t-il pas un rapport de confiance et d’intimité entre eux ? Ainsi, lorsque nos doigts touchent et palpent les cailloux, ne rentrons-nous pas en contact avec eux, et avec ces eaux qu’ils ont si bien connues ? Le changement ou l’impact n’est-il pas effectué dans les profondeurs et non plus seulement à la surface ? Gaspar dit bien « c’est comme si les doigts pouvaient parfois éclairer la pensée » et cela rien que par le toucher. Car disons-le bien, dans la sensation passent d’énormes choses qui restent tues car nul n’arrive facilement à les exprimer, ni à se les expliquer. C’est là aussi un défi constant pour les poètes qui tentent de dire l’indicible. Accueillir du neuf dans nos sens et dans notre façon de voir le monde, c’est se donner la chance de pouvoir peut-être voler, arracher, quelque chose, quoique minuscule, à la bouche de l’indicible :

‘tant de rumeur de ton corps que tu n’as su dire
tant de pensées qui furent sans mots

lueurs d’abîme et cet autre silence
dans la rugueuse lumière au matin

et quand tombe le soir, cet autre jour des fonds
qui fermente aux flancs nus des montagnes désertes

parle-nous clarté vêtue de mille images,
ombres profondes, claviers de nos âmes,
que ta voix brille au cœur même du néant,
que l’écho sans fond tourne nos visages
lavés de la peur vers plus d’acquiescement-   (Pat., p.90)’

C’est effectivement la clarté que l’on ne cesse de chercher à l’extérieur, au matin comme dans la nuit, au milieu des déserts brûlants comme au sommet des montagnes. Elle est là présente, partout devant nous, dans les mille visages qui nous effraient. Mais lorsque nous arrivons à l’atteindre, à la toucher, au cœur de tout, cette clarté nous apaise, efface nos peurs pour apparaître alors en nous et sur nos visages et c’est l’acquiescement et la tranquillité qui nous envahissent au plus profond de notre être.