13.3. Frénaud, entre moi et l’Autre : un miroir en mouvement

L’univers poétique d’André Frénaud, lui également, ne manque pas d’exemples sur le fameux paradoxe des surfaces et des profondeurs où le miroir semble effectuer son rôle entre notre visage et celui d’une altérité recherchée. Pour étayer la présence du paradoxe en question, nous proposons d’abord de nous arrêter à l’exemple du titre de recueil La sorcière de Rome que nous pouvons interpréter comme une figure mythologique ou fantastique complètement nouvelle ou qui pourrait référer chez Frénaud à une personnalité féminine dans sa propre vie. Ce qui n’est pas tout à fait erroné, cependant nous retrouvons une interprétation, tout aussi intéressante, faite par Peter Broome, dans la préface du même recueil, que nous proposons de voir ensemble ici même :

‘Rome, c’est le carrefour des contraires. Et la sorcière, le foyer ardent de la dualité. A Rome se rassemblent fondement et ruine, essor et effondrement, triomphe et chute. Elle est berceau et tombeau, ville éternelle et puits de temps vertigineux…Dans ses rues on sent mieux qu’ailleurs, les bouleversements ironiques de l’histoire et les rapports énigmatiques de la surface et des profondeurs…83  ’

Mais n’est-ce pas le mythe de la ville, de ce qu’elle montre et de ce qu’elle cache de son passé, de son histoire, que nous retrouvons ici aussi ? Nous avons l’impression d’être dans un jeu de voilement et de dévoilement mais qu’en est-il de l’homme, de nous-mêmes, de notre visage voilé ou dévoilé ? Que nous renvoie le miroir ?

Le miroir peut aussi nous renvoyer l’image d’un autre qui est négative mais qui est nôtre, malgré tout. Le miroir de Frénaud lui renvoie le visage du bourreau, du tyran, de l’Ordre (ainsi intitule-t-il son poème), bref, le visage du pouvoir, de celui qui a le pouvoir y compris lui-même. Écoutons ce que Frénaud place dans la bouche de l’Ordre dans le poème suivant :

‘«  L’Ordre »
Assurances en tous genres, je garantis le vent,
Les cornes du taureau et vos âmes paisibles.
Je garde la brise de devenir tempête
Et la folie d’emplir de ses lunes les yeux des femmes.


Je maintiens les héritages, vous défends
Contre la grivèlerie de l’étranger
Aux détours pernicieux,
Les retours d’amour fou,
Et ce déboulé de frénésie, la justice.

La prime vous plaira : je ne prends que les songes. (R.M., p.46)

Qui d’entre nous n’a pas un sentiment, voire des sentiments opposés, contradictoires, qui le tiraillent lorsqu’il entend parler ou voit les informations à la télévision rapportant un crime, une tuerie, commis par des gens comme nous de chair et d’os contre des gens comme nous, comme eux, de chair et d’os ? Frénaud explique la relation entre l’Ordre, l’ennemi, nous-mêmes, dans un entretien avec Pingaud :

‘Si l’Ordre est l’ennemi de l’homme, c’est parce qu’il est une création de l’homme. Et si l’Ordre est une création de l’homme, l’Ordre c’est moi…Quand je suis victime de ses abus, il me donne une image de ce dont je suis capable moi-même quand j’exerce mon droit et mon pouvoir. Le mettre en cause, c’est donc une façon de me mettre en cause. Miroir de l’homme, donc miroir de moi. Ou si vous préférez : tout homme porte en lui le bourreau qu’il exècre.84  ’

En effet, tout ce questionnement, qui remonte en nous et qui est évident, provient du fait que nous nous voyons dans les autres comme nous les voyons en nous aussi. Et c’est ainsi que le représente Frénaud avec l’image du bourreau et de tout ce que nous exécrons mais qui existent en nous, qui ont leur propre reflet ou image en nous. Or, ce n’est pas seulement ce que l’on exècre dans le visage ou dans l’image de l’autre, celle que nous portons en nous et que nous haïssons et maudissons mais bien au contraire, c’est aussi le cas de notre visage ou de ce qui nous ressemble et qui nous rappelle notre visage. C’est, en un mot, ce qui se pose face à nous comme un miroir et nous renvoie notre propre image, celle que l’on haït. Voyons comment Frénaud parle du reflet qu’il exècre dans le prochain poème :

‘« De nos deux corps »
- Je te hais parce que tu me ressembles.
Dans ton amour je ne lis rien
que mon exécrable visage.

- Je t’ai donné autre chose que toi-même.
Tu n’as rien pris et je suis dépouillée.

- J’ai pitié de ton impuissance et de la mienne.
J’ai horreur de toi comme j’ai honte.  (S.F., p.13) ’

C’est bien une femme qui parle ici et ce n’est peut-être pas important de chercher à savoir pourquoi Frénaud place c(s)es mots dans une bouche féminine mais l’important est l’échange entre elle et cet autre. Elle est devant une altérité, le poète en l’occurrence, qui ne lui rend pas les choses qu’elle attend ; elle, qui s’efforce à lui donner ce qui ne lui ressemble pas, ne retrouve en lui que le reflet de sa propre image. Pourquoi le miroir ne fonctionnerait-il que d’un seul côté ? Arrêtons-nous sérieusement aux deux vers que nous reprenons ici :

‘- Je t’ai donné autre chose que toi-même.
Tu n’as rien pris et je suis dépouillée.’

Ces vers sont très importants et en disent long sur notre rapport à l’Autre, sur son image et la nôtre. Je t’apporte du nouveau mais, venant puiser en toi, je ne te retrouve que figé car tu n’as rien pris de ce nouveau. Et, pour moi, rien en retour qui proviendrait, tout aussi nouveau, de toi. Alors, je suis comme dépouillée car tu n’en as pas profité et tu n’as pas changé. Et moi, je n’ai rien reçu ne serait-ce que dans l’image que tu me renvoies. Dans notre rapport à l’Autre, nous cherchons le mouvement et le changement, nous cherchons à aller avec l’Autre et à évoluer avec lui. Cela semble être lié à une recherche physique et matérielle qui est, elle aussi, essentielle dans notre quête, mais il s’agit plutôt et avant tout d’un besoin, d’un désir profond, d’une recherche intérieure de nous-mêmes et de l’Autre qui est en nous. Car pour Frénaud « L’autre, c’est toi encore » (S.F., « le silence de Genova », p.189), ce qui rejoint bien l’image du bourreau que nous portons en nous et qui a été évoquée plus haut. Dans un autre poème où il est question d’amour et que nous avons mentionné lors de notre précédent sous-chapitre (12. Haine/amour…), le miroir que l’autre tend à notre poète lui reflète une belle image de lui-même. Il arrive enfin à se voir beau, à s’aimer85. Cet autre nous touche au fond de nous et change en nous-mêmes notre propre regard.

Nous revenons donc ici à l’importance de pénétrer les surfaces et les façades, ce qui se donne à nous, à nos yeux, tout ce qui peuple et jalonne notre cheminement, notre chemin, tout au long de notre vie, pour pouvoir arriver au secret des apparences qui s’affichent volontiers :

‘Je marchais donc, dans une grande exaltation, moins attentif aux formes que soucieux de parvenir à travers elles jusqu’à l’événement dont je pressentais la venue et qui me semblait en liaison avec le secret de cette façade…86

Le poète nous dit ici qu’il est attentif aux formes, aux façades, et comment ne pas l’être ! Mais son vrai souci va à l’ « événement » pressenti et non vu, au secret des profondeurs. Il semblerait que, chez Frénaud, le rapport est de défiguration entre les façades et les profondeurs comme dans le poème suivant :

‘défiguré au miroir de nouvelles fables je passe,
Je reviens autre, c’est moi toujours que tu conquiers
Mon devenir aux lentes chaînes libératrices.  (R.M., p.139) ’

Le rapport entre le moi et l’autre est très complexe et ambigu : nous sommes dans notre cheminement « autres », différents, car nous sommes en devenir mais nous restons profondément les mêmes après tout. C’est le dilemme que vit chaque individu dans son identité entre identique et/ou autre. Or, nous avons l’impression que les frontières entre nous et l’autre ne sont pas bien démarquées pour Frénaud, le « moi » et l’autre semblent se fondre et quelques fois se confondre comme lorsqu’ il écrit :

‘« Les seins de Louise » 
Je ne suis vrai qu’en dehors de moi, dans tes cavernes où tu ne me vois pas.  (S.F., p.16)’

La quête semble alors se situer à l’extérieur du « moi » mais, dans le même temps, à l’intérieur de l’autre, dans ses profondeurs qu’il ignore lui-même. Des profondeurs où le secret et le rêve sont gravés et inscrits tout à fait comme des pierres chargées de tant de choses. Le poète se demande si avec les années écoulées nous saurons encore pénétrer ces surfaces qui nous paraissent muettes et vides, et que nous pourrons dénicher et déchiffrer ce qui y est inscrit :

‘Sauras-tu pressentir encore le rêve inscrit
Ressassé dans ces pierres ?
(…)  (S.F., p.183) ’

Or, notre pénétration au secret des pierres, cette sorte de saisie de la lueur profonde des choses, n’est pas donnée, ni détenue à jamais. Elle nous échappe comme un éclair qui nous habite et soudain disparaît rapidement. Ce ne sera qu’une apparition d’un instant et le travail est à refaire dans une frénésie et un entêtement à connaître encore et encore plus tous les secrets que l’on ignore et qui quelques fois se dévoilent pour vite s’enfuir sur des chemins que nous prendrons à leurs traces à petits pas. Les deux premiers vers du poème que nous proposons de lire ici parlent d’une quête infinie et de son impossibilité, de son incapacité, à nous faire pénétrer au cœur du Secret :

‘Non, tes pas, l’interminable pas
Ne t’introduira jamais entre ces pierres
Ni les éclats venus d’ici,
Plus qu’un instant.
La folie de brûler les nœuds, d’accéder
À la part perdue, à l’universel
Ruissellement qu’exhalèrent
En tâtonnant ceux qui bâtirent,
Toi sur leurs traces, que vous en reste-t-il ?
Le bien commun du malheur et d’une poursuite
Abasourdie. L’autre, c’est toi encore
En tous lieux éperdu
Et qui peux t’entrevoir en l’étrange figure.

Frères qui vivez ici et dont le rêve épelle
Une absence mal lisible et qui nous leurre,
S’il ne peut y avoir connaissance ni résolution…
Cette lente effraction de soi, si possible privilège
De se reconnaître au miroir de l’étranger…
J’avais cru recouvrer la patrie infortunée,
Me saisir total, dans l’éclaircie
En m’évanouissant, m’enfreindre, communiquer.

Était-ce l’aube, ou le soir déjà perce ?
Qu’avions-nous espéré que nous allons cherchant ? 
(S.F., p.189)’

Mais ce qui reste important dans ce que nous dit le poème, c’est que même si tu peux accéder au cœur des choses cela ne durera qu’un seul instant. Car jamais rien n’est acquis une fois pour toutes, combien les poètes le répètent-ils ! Tout ce qu’on apprend et que l’on croit détenir à jamais reste toujours un lieu à visiter, à revisiter, à découvrir, de nouveau et à nouveau. Or, ce que Frénaud nous dit ici c’est que l’on oublie que dans notre quête interminable ce sont nous, c’est notre visage, que l’on entrevoit dans le miroir de l’étranger. Qu’en allant à la découverte de l’autre, l’on rencontre cette part perdue de l’universel qui est bien sûr nous-mêmes aussi. C’est comme une saisie totale de soi pour notre poète de pouvoir se reconnaître dans le visage de l’autre. Une saisie si intense qu’elle ne peut durer et qui s’évanouit vite. Nous sommes seuls dans notre long et infini cheminement, notre solitude, presque exigée comme essentielle et conditionnelle à la quête, semble se changer en une multitude de rencontres avec l’Autre et avec nous-mêmes. Une communication à laquelle on ne s’attend pas forcément au début de notre recherche.

Finalement, nous pouvons dire que nos poètes ne sont pas seuls ou du moins ils ne se sentent pas seuls, ils sont accompagnés, ils vivent avec le monde, avec l’Autre. Et c’est en pénétrant dans les choses, dans les profondeurs de ce monde mystérieux qu’ils arrivent à entrouvrir une ou des portes vers une quête infinie. C’est en ayant un lien plein d’amour pour l’Autre, ayant ainsi assumé les paradoxes, comme dit Gaspar, que l’on arrive à atteindre ce qui nous unit profondément avec l’Autre, avec le tout universel. A travers un tel rapport profond avec l’Autre, ce dernier renaît et nous renaissons à notre tour à ses yeux.

Notes
83.

Peter Broome, in la Préface de La Sorcière de Rome Depuis toujours déjà, Poésie/Gallimard, 1984, p.20.

84.

André Frénaud, Notre inhabileté fatale, op.cit.,p.107-108.

85.

Cf. (IPP., p.59) cité plus haut Chapitre IV, 12. Haine…

86.

Cité dans André Frénaud, poètes d’aujourd’hui, textes en prose inédits « cette nuit là, à Florence », p.211.