14. Quête de l’Autre, en nous-mêmes, quête de soi : renaissance avec l’Autre

‘ Le poème nous met au monde. 
(Art p., p.291)’

Quête intérieure et extérieure, nous l’avons bien précisé dès le début de notre deuxième partie, sont très liées dans notre recherche et quête de l’Autre. Car en fait, partir à la recherche de l’Autre, c’est aussi partir à la découverte des zones d’ombre à l’intérieur de nous-mêmes. Car il est bien réel que l’altérité ne se trouve pas en dehors de nous, elle ne nous est pas complètement étrangère, elle fait partie de nous. Elle commence en nous, dans des parts de nous que nous ignorons.

Le rapport entre nous et l’Autre est complexe, riche ; nous verrons comment chez Gaspar, à travers des éléments comme le silence, s’effectue la renaissance en nous avec l’Autre.

Renaissance qui sera traduite chez Frénaud sous le signe de la clarté, du renouveau et de la plénitude.

Pour Guillevic, la renaissance se fait après un long questionnement sur les autres, les choses, pour apprendre et adhérer au tout car c’est ainsi que tombe notre ignorance des autres comme des murs mal fondés. Alors comme signe de renaissance à travers une complicité, il y a un sourire qui se dessine à nos lèvres, en nous.

Nous nous consacrerons maintenant à Gaspar pour qui, comme nous pouvons le voir dans l’exemple suivant, partir en voyage dans les longs chemins de la vie, c’est comme si le voyage s’effectuait plutôt ou également tout le long de nos chemins intérieurs :

‘Ces hauts rêves abrupts
Et tant de luttes pour le soir.
Nous partions en longs voyages dans nos membres
Le long des veines bleues qui enflaient l’horizon
Tout notre sang ouvert dans les fenêtres
Impudiquement.  (G., p.11)’

La quête et son cheminement s’effectuent finalement en nous dans notre propre corps. Voyages dans le monde extérieur qui nous entoure et dans notre monde à nous, dans celui de notre corps. Nous pouvons dire que partir à la recherche de l’Autre, du monde et de ses secrets, c’est partir à la quête de nous-mêmes, de ce que l’on est, de qui l’on est. L’horizon qui recule devant nos pas et nous échappe en même temps qu’il nous appelle et nous incite à le suivre toujours, est en nous, à l’image de notre rapport à l’Autre. Notre long cheminement interminable ne commence pas avec notre corps, mais de son fort intérieur, de ce qui est plus profond : ce n’est pas en ce sens un corps, un élément, n’importe lequel, qui effectue une quête sur terre, mais un « moi » complexe, qui se cherche et cherche l’Autre dans ses longues veines et son sang. Ces derniers bien que logeant à l’intérieur ne sont pas coupés du dehors, de l’extérieur, ils sont présents dans nos yeux comme des fenêtres ouvertes sur le monde. La couleur bleue est la réelle couleur des veines mais c’est aussi la couleur de la profondeur et donc du mystère. Celle-ci rejoint, pour le renforcer encore plus, le mot « long » utilisé à deux reprises en tant qu’adjectif et en tant que nom. Ainsi, nous pouvons parler d’un certain désir d’avancer, d’une certaine ambition d’aller au-delà du possible, marqués par des termes dans la totalité des vers comme : « hauts rêves », « longs voyages », « enflaient », « ouvert », « impudiquement ». Dans ce poème, Gaspar nous invite à coller notre oreille pour entendrele grouillement intérieur, cette dimension de la profondeur, mais n’oublie pas de rappeler que l’extérieur est là ; du plus profond au plus extérieur le lien se tient. Tel que l’image des silences qui viennent loger en nous dans le poème suivant :

‘Il y a ces grands silences inexplicables
Qui viennent parfois s’asseoir dans nos branches
Lorsqu’on surprend ses mains
Posées à même- d’un sang inconnu-
La margelle.  (G., p.17)’

Le contact avec l’Autre passe par un moment de silence dans lequel doit fondre l’ignorance de l’Autre, les idées erronées que l’on se fixe sur lui. Pour que de tels obstacles disparaissent et pour que puisse commencer un rapport sain et vierge avec l’Autre, il faut pouvoir dissoudre nos fausses pensées et nos injustes positions et opinions contre l’Autre. Il nous faut alors de grands moments de silences inexplicables où l’on n’est pas sans sentir une certaine gêne, silences qui sont le champ de bataille entre le faux et le vrai, la réalité, de l’Autre, de nous-mêmes et du rapport entre le « moi » et l’Autre. C’est comme si une condition, comme dans une sorte de rituel, devait accompagner notre quête dans le déplacement physique et intérieur, cette condition étant le silence que nous pourrions traduire par le recueillement. C’est de silences inexplicables, de moments de recueillement, qu’adviennent à nous - nous surprenant toujours, nous étonnant - des expériences nouvelles du toucher, du contact, donc de la connaissance et de la découverte de l’inconnu, de l’Autre.

Or, il nous est indispensable de savoir ce que signifie le silence pour Gaspar. Voyons ce qu’il en dit lui-même dans le poème suivant :

‘J’ai refait de ces jours détruits
L’immense mosaïque d’expiation
Isolant fibre par fibre la nuit.
Jusqu’aux nerfs anthracite de l’éclat.
Désert et la soif inextinguible de désert
La netteté des arêtes de la voix brisée
Dans les grandes vitesses intraitables des bleues
La mémoire ocre d’avoir été l’escarpement
Des grès au sortir du feu,
Âges plissés de la terre jusqu’à ce que les vents
Prononcent – et les eaux- la douceur des angles
Et le profil se passe de mots,
Le silence non pas en tant qu’insonore paysage
Mais la densité de se taire,
Un silence musclé, vigoureux
D’avant les miroirs.
Et le jour en nous apercevant
S’aperçut
Rigueur polie au centre de ses turbulences.  (G., p.93)’

La mémoire du passé nous dessine le profil, le visage de l’Autre, de son histoire. À la lumière desquels nous pouvons aujourd’hui décider de notre propre profil et de notre propre histoire en progression. Il s’agit toujours d’un va et vient entre deux visages, celui de l’Autre et le nôtre, qui se disent tout dans le silence. Un silence gasparien qui n’est pas un relâchement, une absence ou une inexistence mais qui, au contraire, est une densité positive. Face au temps perdu dont les jours ont été détruits, face à l’espace immense du désert, face à la voix brisée qui est incroyablement conservée, retenue comme un fossile, comme un corps physique, les mots ne retiennent plus rien, ne peuvent plus rien dire. C’est plutôt le silence qui en dit long ici, non pas parce que tout cela (« non pas en tant qu’insonore paysage »)  ne dégage rien ou ne nous dit rien mais parce qu’il inspire et laisse place, justement, à la densité du silence qui dit plus que les mots devant l’immense et incroyable mosaïque de la vie. Il y a comme une renaissance du jour, de la lumière, à travers et avec des jours qui furent « détruits » : une renaissance avec l’Autre. Un silence qui communique avec nous, nous fait renaître avec l’Autre. Il ne nous renvoie pas d’image comme un miroir, il nous porte plutôt au cœur des choses où nous pouvons toucher le fond de nous-mêmes.

Ainsi, à toute surface, une ou des profondeurs ; à tout intérieur, un extérieur ; et à nous ou en nous, un autre. Les composantes de paradoxes ne sont pas séparables. L’Autre nous est aussi indispensable que le sont les profondeurs aux surfaces ou façades. Pour que notre vie ait un sens, pour qu’elle soit constamment renaissance, il nous faut être du moins en connaissance de l’Autre. Un poème frénaldien intitulé « Refuge » parle de l’Autre qui éclaire le cœur du poète. Le refuge se fait dans l’Autre, suite à une rupture avec ce qui est sien.

‘Refuge au-dessus de la vue,
revenu des futurs orages,
ma sérénité non conquise,
belle demeure en dehors de la vie.

Brûlé dans un grand âtre avec du feu de bois,
avec les vieux amis et chantant avec eux,
les étoiles tombées ont couvert de leur gloire
les rouges gorges des oiseaux d’alentour.
Neuf oiseau, je cours moi aussi dans les branches.
La cime des arbres éclairera mon cœur d’aurore.
Tous les nœuds déliés, les sphères
joueront dans le grand jardin
avec l’ombre du jeune daim
et les jolies salamandres.

Pourtant j’entends gémir quelque part sous les peaux.
Et dans ma bouche la lourde résine des larmes.

_trop tard !
Salut, salut, mon possible arc-en-ciel. (R.M., p.23)’

Le poème commence avec l’image du refuge, demeure inaccessible complètement. La première strophe est marquée par l’inaccessible, l’impossible à jamais conquis, à jamais acquis, étrangers à nous : (« au-dessus de la vue », « en dehors de la vie »,  « revenu des futurs orages »). La première strophe est la note sombre du poème puisque, à travers toute la deuxième strophe, tout renaît avec l’autre tout (notons que le mot « avec » a été employé quatre fois dans la seconde strophe), et le poète aussi semble apprécier sa participation à toute cette joie. Comme l’oiseau, il sautille légèrement de branche en branche et son cœur est gai et renaît clair comme les aurores avec les cimes des arbres.

Et, comme d’un accord, les figures de l’altérité toutes ensemble jouent et interagissent dans le bonheur du partage et de l’échange. Mais elles gémissent également à unisson « sous les peaux » et dans «  ma bouche », celle du poète. Ainsi, la troisième strophe est une note plus sombre, qui rompt en quelque sorte avec la deuxième strophe, avec « pourtant » en début de vers. Cependant, l’accord et le lien demeurent présents, les mêmes, entre le poète et l’Autre (le gémissement de l’Autre et les larmes du poète). Il y a comme le goût de quelque chose que l’on rate, qui nous échappe - malgré tout et quoi que nous fassions - à l’image d’un arc-en-ciel, attendu, possible, mais que le poète salue et semble lui faire ses adieux.

C’est ainsi que nous nous retrouvons, confrontés à nous-mêmes et à l’Autre, que nous renaissons entre l’ailleurs et l’ici, entre ce que nous sommes, ce que l’on connaîtrait de nous-mêmes et ce que nous découvrons avec l’Autre, avec la vie. Le poème suivant illustre l’idée même du renouveau que procurent au poète deux espaces différents. Voyons ensemble comment le poète vit entre le désert et un autre espace de « plénitude » :

‘Revenu du désert,
me tenant agrippé
au bord du renouveau
et voici,
du repos qui console
à ma joie débordée,
que scintille frileux,
ô main, ô bonté,
la dentelle et les fleurs,
Noël aubépine blancheur,
mon amour.

Le sourire de la plénitude
secrète comme la colombe,
seules des caresses furtives
avec les mains de la neige.
venez, nous irons nous marier
dans un pays plus clair.
mais toujours à merci
du néant qui m’entraîne
à chercher sous l’écaille
ce qu’il faut pour nourrir
à l’étal de ma vie
cette angoisse,
je retourne au désert,
emportant avec moi
le sel noir de tes larmes,
la tendresse entrouverte,
Noël, aubépine, blancheur.  (R.M., pp.24-25)

Le poète va au désert et avec lui des parts-souvenirs de l’autre et lorsqu’il en revient il le retrouve avec ses caresses, ses sourires et son amour. Son rapport avec le renouveau se fait alors quête dans l’opposition des deux espaces ou lieux qui sont le désert, d’un côté, et, de l’autre, ce « pays plus clair ». Portant le paradoxe du même et de l’autre en nous, l’angoisse prend place et la quête est à jamais déclenchée. Puiser dans les deux espaces pour atténuer notre angoisse de l’Inconnu en nous et en l’Autre c’est porter l’image d’un contraste entre un pays plus clair et le désert et être ce besoin, clairement ressenti par le poète, de va et vient entre ces deux espaces. Et le voilà à chaque fois emportant avec lui quelque chose du premier espace pour aller dans le second et vice-versa. C’est avec le renouveau et le déplacement d’un point à un autre qui lui est « opposé » que nous pouvons parler de renaissance aussi.

‘« Ne t’en va pas »
en souvenir de Paul Méral
Ne t’en va pas parmi les ombres,
reste avec toi, reste avec moi
dans le grouillement qui réchauffe.
N’écoute pas l’autre, le séducteur aux yeux forcés,
le menteur, le véritable,
le réducteur à la mort, irradiant.
Bois et mange.


Ne te creuse pas par ce silence.
L’arbre du pressoir est devenu fou,
broie et broie, luit de ton sang,
tourne à travers presque rien, rien.
drôle d’éclat du noyer ! remonte !
ah ! Délivre-toi par ta voix.
Ta vie, écoute…Aie pitié de toi,
de ta vie. (R.M., p.29)

Le poète ne veut pas que l’Autre s’en aille. Il ne faut pas aller dans les ombres, dans le silence de la mort. La vie, c’est le paradoxe, c’est un « grouillement » du tout «  qui » nous «  réchauffe ». Frénaud appelle son ami (l’autre qui pourrait être lui-même, en tant que poète également) dans ce poème et l’invite à faire entendre sa voix, à boire, à manger, à avoir pitié de sa vie. Dans « ne t’en va pas,/ reste avec toi, reste avec moi », n’entendons-nous pas un appel, une invitation à rester dans la vie : le grouillement du même et de l’autre ? Le pays que Frénaud qualifie de « plus clair » est apparemment celui où nous sommes liés à nous-mêmes et à l’Autre dans un dynamisme et une énergie inépuisables.

‘« Séparé »
Regards qui m’accueillez en vain,
je ne suis pas des vôtres, assis à votre table,
partageant le pain et le vin.
Je ne sais plus mentir avec vos mensonges.
Je suis de l’autre côté de votre paix.
éternellement acceptée.

Ils ont chuchoté : Un fou, c’est un fou.
Il n’aime pas être heureux
. Ils ont ri.

Je vais ouvrir mon secret, hommes assis :
Je me suis inacceptable.  (R.M., p. 32)

Frénaud s’ouvre aux autres reconnaissant qu’il est inacceptable à lui-même, voilà donc l’origine de son sentiment de non appartenance aux autres. On le croit fou, on pense qu’il est étranger à la joie et au bonheur. Mais le mal, si c’est cela dont il s’agit, n’est pas seulement dans l’apparence de conflit avec les autres ou de non appartenance mais aussi profondément dans ce qu’il est, dans son rapport à lui-même. Ici, nous pouvons voir comment le rapport à soi et le rapport à l’Autre sont conditionnés. Toutefois, le poète rompt avec ceux qui ont tout accepté pour toujours, afin de vivre dans une paix fabriquée loin de l’angoisse du questionnement et des imprévisions. Frénaud se sépare de cette sorte de mort, d’une paix tranquillisante, consolante, et opte plutôt pour une renaissance perpétuelle avec un Autre, différent.

Nous passons notre vie à voir se dresser des murs, des barrières, entre nous et les autres à l’image de l’« inacceptable » du soi et des autres. Et pourtant ce sont ces murs que Guillevic - qui, rappelons-le, a à son effectif un recueil intitulé Paroi - veut approcher, comprendre, et même caresser, vu qu’il a un rapport spécial et plus développé avec le sens du toucher. Comme s’il y avait quelque chose à apprendre de la muraille qui n’est pas toujours visible ; il nous faut peut-être souvent la chercher en dehors de nous mais également en nous.

Nous avons choisi quelques poèmes et extraits du recueil Avec : mot-clé dans notre relation à l’Autre, qui illustre clairement nos rapport et renaissance possibles avec l’Autre. Nous pensons ici à une phrase de Francis Jacques qu’Elisabeth Cardonne-Arlyk cite dans son étude qui est la suivante : « En vérité, on ne parle pas seul, ni même à quelqu’un, mais avec lui ». Elle commente alors ajoutant que le mot «  Avec (lui) semble rendre exactement compte de la relation qu’instaure l’invocation. Il remplace le schéma de la communication, inopérant en poésie, par celui du dialogue - dialogue par moitié inaudible, certes, mais effectif. Invoquer, c’est « appeler dans », inviter l’autre (divinité, muse, chose ou être) à entrer. L’Autre invoqué accompagne le poème en son écriture comme en sa lecture. Celles-ci se font auprès de lui (du latin apud, étymologie de avec), dans tout son silence présent.87 ». Revenons maintenant à Guillevic et à son apprentissage avec l’Autre. Voici ce qu’il écrit à propos de la muraille :

‘Apprends la muraille,
caresse la muraille,
cherche où elle est.  (Av., p.15)’

Serait-ce ce qui nous sépare vraiment de l’Autre ? Apprenons alors avec cette muraille (où se trouve l’Autre, qui est l’Autre) ce qui nous unit à l’Autre ou nous sépare de lui. Mais c’est avant tout une quête de l’Autre qui doit être d’abord suivie pour que le chemin se fasse entre nous et l’Autre, avec nous et avec l’Autre. Caresser la muraille c’est la caresser des deux côtés (ce qu’on voit d’elle et ce qui nous est caché et que l’on ignore) ; et entreprendre une quête de l’Autre, c’est entreprendre une quête de soi. Sur son chemin, il rencontre des obstacles, des parois, qu’il doit intégrer pour ne plus faire qu’un avec le mur et pouvoir continuer sa route, son chemin, vers le rêve :

‘Être paroi.
Se confondre
Avec la paroi.
L’intégrer.
S’intégrer.
Rêver le temps
Devenu corps. (Pa., p. 142)’

Mais que ce soit le cas de la paroi ou de la mer, de la pierre ou de l’arbre comme nous allons voir dans un poème plus bas, c’est bien un questionnement de soi, de son être-là, à travers l’objet, dont il s’agit chez Guillevic. Ce genre de mise en question semble devenir une sorte d’obsession que nous retrouvons partout dans l’écriture guillevicienne. Voyons de près le questionnement de l’Autre et du « moi » ou plus exactement du « moi » à travers l’Autre, devant l’arbuste :

‘Devant un arbuste
Qui vient d’être greffé

Je sens que moi aussi
J’ai dû être greffé.

Par qui ? Sur quoi ?  (P.F ., p.122) 

Mais, dans ce genre de questionnement, il y a surtout - et nous pensons ici au dernier vers plus particulièrement - la finalité de la vie, celle de l’existence, qui sont reliées et font ainsi écho à l’origine du Tout, d’où venons-nous et comment, et vers quoi retournons-nous et comment ? Une finalité qui semble être, après tout, plus proche d’une sorte de mirage qui n’existe pas pour le poète ou du moins qui est si lointaine, si insaisissable, qu’elle touche l’absence et devient de son ordre. C’est bien de là, de notre ignorance, du silence face à nos questionnements, que l’on juge absence, que découle toujours notre problématique du rapport à l’Autre et de notre compréhension de l’Autre. Parce que comme dit Guillevic dans un poème plus loin :

‘Sans presque y penser,
Être malmené
Par ce qui t’ignore.  (Av., p.17)’

Celui ou ce qui t’ignore te maltraite comme tu maltraites toi-même ce ou celui que tu ignores. Une renaissance de soi en soi ne se fait pas sans une renaissance de l’Autre ; on ne renaît jamais seul, on renaît avec. Nous renaissons avec les trouvailles, la découverte et la compréhension de l’Autre ou du moins avec la tentative, l’effort, le désir et l’amour de le connaître et de le comprendre à travers l’approche et déjà à travers le questionnement. Ne sommes-nous finalement pas des compagnons, embarqués dans une même et longue quête de l’Existence ?

‘Compagnon
Comme si quelque chose
Marchait auprès de toi,
T’accompagnait.

Là, de l’autre côté
D’une espèce de vitre,
Il ne te quitte pas.


Il est là qui regarde
Et l’on dirait que c’est
Son devoir, sa passion.

Il est pour que tu ailles.
Il t’allège le corps
Ainsi qu’un appel d’air.

Sans lui d’ailleurs,
Tu n’irais pas.

Tu croulerais
Si du futur

Ne te visait.  (Av., p.112) ’

Nous comprenons ici que l’Autre est pour quelque chose dans notre existence, notre présence au monde, ainsi que dans notre quête de nous-mêmes. Il marche à nos côtés, nous accompagne, et le futur se construit, s’ouvre à nous. Il est avec nous dans la joie, la nôtre, ainsi que dans la tristesse, dans notre apprentissage et notre avancée. Mais cet Autre ne doit-on pas le regarder, réaliser qu’il est là ?  Questionnons-le, comme dit Guillevic à propos de l’étang :

‘Avance, va, titube, arrive,
Questionne-le.  (Av., p.104)’

Notre renaissance avec l’Autre est à l’image d’un sourire qui se multiplie sur les visages et qu’on a envie de retourner à celui qui nous a souri :

‘Regarde
Tu verras en passant
Te sourire un enfant.

Résume-lui dans un sourire
Ce qu’il sourit. (Av., p.117)’

Il nous faut être attentif à l’Autre, à tout ce qui se passe autour de nous, nous comprendrons alors qu’il y a des signes qui véhiculent et qui nous sont destinés, adressés ; ne les perdons pas, ils nous sont utiles et dans le cheminement que l’on fait dans la vie et dans celui que l’on entreprend à l’intérieur de nous. Cheminer n’est-ce pas aller avec la vie, sillonner l’existence et ses moments avec l’Autre, dans ce rapport du « moi » et de l’autre, comme deux êtres se tenant la main. Tout se fait là, se tient dans notre rapport, notre lien au monde et à l’Autre :

‘Vivre c’est pour apprendre
À bien poser la tête
Sur un ventre de femme.

Et pour savoir tenir
Dans la paume entr’ouverte
Un galet qui traînait
Sur les sentiers du sol.  (T., p.85) ’

Dans ce poème, nous remarquons la présence d’évocateurs tels que la figure du ventre de la femme qui est la traduction du désir et du refuge ; il donne également naissance et donne la vie. Et d’un autre côté, celle du galet qui accouche de souvenirs, d’histoires et en dit long. Il y a un certain savoir-vivre qui est acquis à travers et grâce à la vie, qui est évoqué par le mot « bien » dans « pour apprendre à bien poser la tête… » et par « savoir tenir » dans «  pour savoir tenir dans la paume un galet ». Vivre, c’est finalement apprendre et savoir les petites choses, apprendre et savoir l’autre dans les gestes les plus simples, les plus naturels ; tel est le toucher du ventre où la vie se conçoit (en contact, lié étroitement et en fusion avec la vie, avec l’autre), celui du galet aussi qui entre en contact avec les passants et les sentiers. Vivre, c’est renaître de ce toucher, avec l’Autre.

En conclusion, notre naissance ou renaissance se fait à travers l’Autre, expérimentant et assumant tous les paradoxes qui se créent dans notre quête intérieure qui est un voyage dans les profondeurs de notre être et existence. La connaissance de l’Autre est aussi expérimentée et renforcée par le déplacement, on ne connaît l’Autre qu’en vivant avec lui, près de lui, nous laissant baigner dans son environnement, dans sa culture et dans son histoire. Notons ici que Gaspar, lui-même, confirme que, pour lui, connaître et vivre dans un endroit, c’est un passage obligatoire (ou un retour plus exactement) par l’histoire de la terre et des peuples puis s’y ajoute alors sa propre expérience du quotidien. Nous rappelons également, à l’occasion, que Gaspar a écrit deux ouvrages sur l’histoire de la Palestine88, en plus des journaux de voyages. Même dans sa poésie, il ne peut s’empêcher de référer à des faits historiques comme l’histoire des peuples, de la tradition orale ou certaines découvertes scientifiques.

Dans le chapitre suivant, nous nous consacrerons à la quête extérieure ou physique à travers le voyage et le déplacement, par opposition à la quête intérieure étudiée plus haut. Nous nous interrogerons sur la question du voyage en lui-même chez chaque poète, s’il y a à un moment donné un quelconque lien avec la nostalgie ; et nous essayerons d’étudier de près si question d’évasion ou d’adhésion au réel dans les lieux visités ou habités il y a. Et si nostalgie existe, n’y aurait-il pas une dimension de l’idéal lieu, d’une image du pays ou de la région qui se voit reliée ou attachée à un passé et à un souvenir qui, relevant du sentimental, reste loin de tout ancrage dans le réel présent. Un présent différent qu’on essaierait d’oublier ou de ne pas évoquer pour ne point gâcher la beauté nostalgique de l’endroit disparu aujourd’hui et qui n’est désormais possible que dans ce que porte notre propre mémoire émotive, l’émotion du souvenir.

Notes
87.

Elisabeth Cardonne-Arlyk, « Invoquer l’autre » in L’Espace logique de l’interlocution, Paris, PUF, 1985, p.79.

88.

Histoire de la Palestine ; La Palestine : degré zéro, Maspéro, 1978.