Chapitre V. Quête extérieure de l’Autre, le voyage

Après la quête intérieure de l’Autre, nous nous intéresserons dans le présent chapitre à la quête de l’Autre dans son aspect physique cette fois-ci, par conséquent, au voyage. Nous devons toutefois noter que le thème du voyage concerne, dans un sens, davantage Frénaud et Gaspar que Guillevic, ce que nous tâcherons de montrer ici.

Nous aborderons, en premier lieu, la place et l’importance qu’occupe le voyage dans la vie, ainsi que dans les poèmes, de nos trois poètes. Nous verrons si le voyage est considéré ou vécu comme une évasion ou plutôt comme une adhésion au réel. Nous commencerons par Gaspar qui a été marqué par le mode de vie nomade et son extraordinaire voyage dans le désert. Le voyage est non seulement très présent dans ses poèmes mais il est au cœur de tout son univers poétique ; nous pouvons d’ailleurs le remarquer déjà au niveau des titres de ses recueils.

Chez Guillevic qui, lui, n’était pas adepte du déplacement mais qui a tout de même voyagé pour sa poésie, se voit plus dans l’ancrage et la stabilité. Nous le citerons dans un de ses entretiens où il parle d’un goût pour le voyage plus présent et plus prononcé chez Frénaud puisqu’ils ont tous deux voyagé ensemble.

Quant à Frénaud, un peu comme Gaspar l’archéologue, il se déplace non seulement physiquement vers d’autres lieux, riches d’histoire, mais il voyage également dans le temps à travers les époques successives de l’histoire du lieu en question. Son œuvre regorge de références mythiques et chrétiennes.

Nous nous consacrerons surtout à savoir s’il s’agirait dans le voyage à la quête de l’Autre, chez nos poètes, d’une quête accomplie et d’un rapport au réel idéalisé ou non et s’il existe chez eux un lieu idéal.

Une question nous hante et se pose incessamment lorsque nous pensons à l’attraction qui nous mène de force à partir et à laquelle on ne peut résister : Mais qu’allons-nous chercher dans nos voyages interminables ? Que voulons-nous ou que croyons-nous y trouver ?

Le titre que David Gascoigne donne à son étude (in Le moi et ses espaces 89 ) met le doigt sur la question et souligne ainsi une réalité qui est celle du « moi ». Nous nous déplaçons, nous allons nous implanter dans l’ailleurs, dans l’Autre, pour nous retrouver nous-mêmes, pour retrouver l’ici et le comprendre. Finalement son titre « Voyages autour du moi »  nous semble très révélateur et juste. Nous voyageons autour de nous-mêmes, dans des strates de nous-mêmes qui nous sont sombres, obscures, et peut-être est-il que pour trouver la lumière qui éclairera les zones d’ombres ignorées, il nous faut le contraste des ombres et des lueurs de l’Autre, des espaces « autres ». Il y a une sorte de dialectique entre nous et les lieux où nous vivons selon Gascoigne, nous proposons de nous arrêter au passage suivant pour essayer de comprendre le rôle que joue l’espace, ou les lieux, dans la formation et la construction de notre « moi » :

‘ …Il y a eu de tout temps une dialectique entre la construction du moi (social ou individuel) et les lieux où il se forme, lieux hostiles ou favorables, à accepter ou à fuir, à dominer ou à subir, à préserver ou à transformer. Cette fonction de moule ou de cadre qui délimite notre vie active et affective fait que nous ne cessons de projeter sur notre environnement de multiples significations personnelles. « Habiter » un espace, n’est-ce pas le faire coïncider avec nos besoins et nos désirs, l’investir d’une complicité ?… 
 On constate (…) que le jeu des espaces représentés est souvent de nature binaire. Il arrive qu’un « ici » s’oppose systématiquement à un « ailleurs ».(…) Ou bien ce sont des variations sur le symbolique de l’horizontale et de la verticale… Une troisième polarité de base : celle de l’espace clos et de l’espace ouvert… 90

Le lieu s’associe bel est bien au poète, il a peut-être un pouvoir de contenir, de garder ; et en terme d’habitation, il est vrai que l’espace habite l’univers poétique du poète et, vice-versa, l’univers poétique du poète habite l’espace. Nous pensons en évoquant Guillevic à la Bretagne, chez Frénaud, ce serait la somme des époques successives de l’histoire de Rome, et pour Gaspar, c’est bien évidemment le désert. Quant aux composantes de paradoxes que l’auteur cite, nous souhaitons voir comment elles s’appliquent chez nos poètes car elles sont essentielles. Par rapport à l’ici et l’ailleurs, vu que Guillevic est le seul à ne pas être passionné de voyages, il est alors plutôt dans l’ici que dans l’ailleurs et que, de ce fait, sa démarche est plus verticale qu’horizontale. Par contre, même si nous sommes dans un seul lieu, concerné par des choses concrètes, l’ouverture, comme on a pu voir plus haut, reste essentielle dans l’univers guillevicien comme chez nos deux autres poètes d’ailleurs.

Nous nous consacrerons maintenant à la question du voyage, à son importance et à savoir si elle s’avère être, dans la vie ainsi que dans la poésie de nos trois poètes, une adhésion au réel ou bien une évasion. Notre étude portera d’abord sur Gaspar.

Notes
89.

David Gascoigne (dir.), Le moi et ses espaces, PU de Caen, 1997.

90.

Ibid., pp.10-11.