15. Le voyage, adhésion ou évasion vers un lieu idéal ?

‘Où est le réel ? Où est le roc où l’on puisse bâtir ? Autour de nous : du sable.  (App.P, p.13)’

Un colloque intitulé « Écritures contemporaines du voyage », dans lequel il y eut une rencontre avec Lorand Gaspar, s’est tenu en décembre 2006. Gaspar insista sur quelques points concernant le voyage dans sa vie et dans son œuvre, nous les mentionnerons ici :

Il souligna premièrement que son œuvre ne parle que de voyages et de lieux qu’il a effectués et connus. Ce qui nous ramène à l’importance et la primordialité de l’expérience de vie, dans le quotidien, donc l’importance du réel et, plus précisément, de la réalité. Ne serait-ce pas le Gaspar scientifique que l’on retrouve ici ? Il affirma également que ses voyages n’étaient pas, ou que très rarement, pur tourisme. Et une fois de plus, nous nous retrouvons devant toute la diversité de l’expérience de vie et dans l’écriture propre à Gaspar. Partout où il allait et séjournait il était le médecin, le photographe, le poète…tout à la fois. Les principaux lieux de séjour étant la Palestine, où il a vécu seize ans, Sidi bou Saïd, où il avait loué une maison près de la mer (qui constitue le sujet d’un de ses poèmes), et Patmos (une île en Grèce) où il se rendait chaque année pour un séjour d’un mois.

Dans le cas de Gaspar concernant le déplacement physique, le voyage, - et pour répondre à la question suivante : était-ce une évasion ou une adhésion ? - il nous dit lui-même que c’est en nomade, et seulement dans cet esprit-là, qu’il a appris à concevoir ou à vivre tout simplement dans ces différents endroits. D’où probablement l’absence de nostalgie chez lui pour les lieux quittés. Daniel Lançon lui pose, d’ailleurs, la question de la nostalgie lors de leur rencontre en décembre 2006. Gaspar reconnaît avoir eu du mal à quitter sa maison à Sidi bou Saïd, mais il n’y a pas pour lui d’attachement aux lieux qui le rendrait nostalgique. Il est, dans ce sens-là, à l’image des nomades qu’il a rencontrés et connus dans les déserts du Moyen-Orient. Ainsi, là où il se trouve, où il doit être, il en fait un chez lui et quand vient le temps de partir, il part. Nous pouvons alors noter que, pour Gaspar, il y a adhésion au réel mais sans aucune attache aux lieux dans lesquels il passe, tel un nomade.

Dans le cas de Guillevic, la question du rapport au lieu est tout autre surtout si nous pensons à sa Bretagne natale, plus spécialement à Carnac. Voici ce qu’il raconte, lors de son entretien avec Raymond Jean :

‘G. : j’ai fait pas mal de voyages dans le monde avec André Frénaud et nous avons constaté que lui était surtout intéressé par les monuments et moi par les éléments de nature.
R.J. : tous ces voyages t’ont donné un sens concret de la solidarité des hommes, de celle des poètes ?
G. : Incontestablement (…) il y a comme une unanimité des poètes, une internationale des sentiments. Il y a des valeurs communes. Je ne pense pas que ce soit utopique de ma part de croire à un consensus des poètes : par la poésie, monter les degrés, quand on est breton comme moi, celte si tu veux, on se sent aussi fraternel- et peut-être pour cela justement- avec les hommes de partout.91  ’

De même que pour Gaspar, Guillevic adhère profondément au réel, à la nature plus précisément, et exprime et vit un certain attachement au lieu. Guillevic se pose la question de l’adhésion ou de l’évasion lorsque, dans un de ses poèmes, il s’interroge sur ce que l’on cherche à obtenir ; une recherche qui vise toujours à aller au-delà. Mais au-delà de quoi cherchons-nous réellement à toucher un au-delà de soi, de ce qui existe et de ce que notre condition réalise et comprend ?

‘On veut toujours
Aller au-delà.

Au-delà de quoi,
On ne sait pas.

Au-delà
De ce qui est en soi ?

Au-delà
De ce qui n’y est pas ?

Au-delà de quelque chose
Qui n’existe pas ?  (M., p.13)’

S’il s’agit vraiment d’une recherche au-delà de ce qui existe, la quête et le voyage sont-ils alors des éléments propices pour échapper à la réalité ? Ou est-ce toujours, selon Gascoigne, des déplacements, de pétale en pétale, autour du « moi », une fleur à jamais percée, à jamais entièrement découverte, ni déchiffrée ?

‘Où me pousses-tu ?
Où veux-tu que j’aille ?

Mais, d’abord,
Qui es-tu,

Sinon moi,
Un de mes moi ?  (M., p.82)’

Le monde est diverse, il est multiple ; notre « moi » l’est tout autant. Il y a des « moi » en nous et non seulement un seul « moi ». C’est de cette multiplicité que nous vient probablement le désir d’adhérer au monde dans sa diversité, dans toute l’ampleur qui se présente à nous. Ainsi, pour retrouver les couches du « moi » et se familiariser avec elles, il nous faut aller à la recherche, à la découverte, d’une diversité infinie du monde et de la vie. C’est ce que Guillevic nous dit dans le poème ci-dessous. Il faut, selon lui, adhérer au monde pour adhérer à soi. Nous retrouvons ici la notion du voyage autour du moi. Par conséquent, où que nous allions, aussi loin que nous portent nos pas et nous poussent notre désir et besoin de quête, nous ne cherchons pas à nous évader, à échapper à nous-mêmes ou à nous oublier, bien au contraire :

‘J’adhère au mur,
À l’arbre, à la mousse,

Et c’est à défaut
De les pénétrer.

J’adhère même au vent
Et je finirai peut-être

Par adhérer
À ce que je suis,
Que je me sens être.  (M., p.139)’

Pour adhérer, nous voyageons et nous utilisons notre regard, notre toucher, tel pour s’approprier le monde autour de nous et c’est comme si on touchait des zones inconnues et profondes de nous-mêmes. Voilà ce que ressent Guillevic et ce qui constitue également le moteur de l’amour pour le voyage à l’intérieur des choses et de la nature.

‘Tu poses la main
Sur ce qui n’a pour corps
Que celui que tu lui donnes.

Et ce n’est pas la main
Qui intervient,

C’est un regard donné
Par tout un intérieur.

C’est une préhension
Faite par le regard
Qui est en toi.

Tu tiens peut-être
Quelque chose de toi.  (M., p.68)’

Il est très important ici de souligner le vers qui insiste sur l’idée d’un regard qui se fait de l’intérieur (« C’est un regard donné/Par tout un intérieur », « Faite par le regard/Qui est en toi »). Nous voyons là une sorte de continuité qui a lieu entre l’intérieur et l’extérieur. Le voyage peut être vu dans le rapport même entretenu entre les choses, entre le poète et les choses et le monde, entre le poète et lui-même également (« Tu tiens peut-être/Quelque chose de toi»). Nous aimerions citer, en concluant ici, un poème qui révèle et exprime très clairement l’idée de l’ancrage dans le réel, chez Guillevic, dans le voyage et dans la quête, contrairement à un détachement de la réalité vers un idéal imaginaire :

‘Il ne pense pas au port
Pour le voyage, le départ,
La grande mer.

Il rêve au port
Pour bien sentir la terre,
Pour s’accrocher à elle.  (Aut., p.137)’

Quant à notre troisième poète, Frénaud, ses poèmes et recueils, comme Les Rois mages, sont des voyages en quelque sorte qui ne finissent pas, des quêtes à l’image de ses voyages et de sa quête à lui, de ville en ville et de pays en pays. Il cherche à trouver un lien entre les successions d’histoires de Rome par exemple et à se tisser, en même temps, un lien avec ce lieu. À travers la poésie, comme à travers le voyage, il répond à un appel qui ne cesse de l’attirer : « Mais je ne puis guérir d’un appel insensé » (R.M., p.130) malgré la grande tentation de l’immobilité : « je maudis l’aventure, je voudrais retourner/ vers la maison et le platane/ pour boire l’eau de mon puits que ne trouble pas la lune,/ et m’accomplir sur mes terrasses égales,/ dans la fraîcheur immobile de mon ombre. » (R.M., p.130). Ainsi, nous pouvons dire que le rapport que Frénaud a avec l’espace est celui d’un appel qu’il ne peut décliner. L’adhésion chez lui se fait à travers la volonté de comprendre les liens entre les époques successives, en saisir peut-être la totalité et pouvoir s’y retrouver soi-même. Il s’agit de faire ressortir le visage de l’ensemble qui englobe ces successions et nous englobe avec le tout.

Nous voudrions penser ici à la question des successions temporelles dans l’œuvre de Frénaud, car elle s’applique à ses poèmes et recueils. Il étudie minutieusement la présentation et la composition de son œuvre, dans un grand souci de l’agencement, de l’enchaînement et de l’articulation, ce qui lui a valu nombre d’années pour composer ses six recueils. Il semble que, pour lui, il était nécessaire de laisser mûrir son œuvre, tel un vin, comme il le dit lui-même d’ailleurs et ce n’est apparemment pas une simple métaphore.

Le voyage ou le déplacement physique chez nos poètes répond, en effet, à un désir profond de solidarité, de fraternité, de liens tissés avec les autres. Ce genre de voyage chez eux est loin d’être une manipulation par un désir de se dérober, de s’évader ou de fuir la réalité.

Si la quête et le cheminement chez Gaspar se font dans le désert, dans l’immensité de l’espace avec tout ce dont cet espace peut regorger, chez Frénaud, c’est une quête du lieu qui ne réserve ni n’offre de demeure au voyageur qu’il est : le cheminement est jalonné de maisons éteintes, abandonnées, à louer ou à vendre… La ville - que ce soit Paris (dont il redécouvre les visages d’il y a des années) ou Rome, où les légendes sont mal étouffées sous les dalles, qui propage des signaux étranges (dans le silence de Genova, La Sainte Face) ou les ruelles de Venise où le turc est orienté par on ne sait quelle intuition d’unité - est, à l’image de Rome dans Il n’y a pas de paradis, un lieu magique de l’errance. Chez Guillevic, la quête se fait dans une descente dans les choses et auprès d’elles. La notion de labyrinthe qui, à jamais, jette son défi est présente dans les trois univers poétiques et dans la notion de voyage à travers le désert, la ville, les choses.

Quant à la question du lieu idéal - si lieu idéal il y a vraiment - que se cherchent les poètes, à travers leurs déplacements, il est clair que pour Gaspar, ainsi que pour Frénaud, il n’existe pas de lieu idéal ; cette « patrie » est introuvable. Or, ne la ressentent-ils pas dans leurs quête et voyages interminables, dans leurs déplacements au-delà des frontières, à multiplier les voyages, les frontières dépassées, et les langues entendues, connues et fréquentées ? Cela s’applique aussi à Guillevic, cependant, chez notre poète celte, un tout autre ordre entre en jeu qui est celui de l’importance du lieu et du pays natal qui habite sa poésie et sa vie. Guillevic eut un rapport plutôt différent et, si nous pouvons dire, spécial, avec sa Bretagne natale, avec le breton aussi et toute la dimension des mythes dans la région. Comme nous avons mentionné plus haut, il y a chez Guillevic de la nostalgie et de là nous concluons que, pour lui, il y aurait un lieu idéal. Toutefois, rendu à la réalité changeante des choses à travers le temps et de ce fait, puisque sa ville natale n’est plus comme avant, Guillevic place son lieu idéal dans le passé de Carnac tel qu’il l’a vécu petit, au moyen de bribes de sensations et de souvenirs lointains.

Finalement, nous pouvons conclure qu’il n’y a pas de lieu idéal que nous puissions atteindre dans notre quête de l’altérité. Ces lieu et finalité seraient une stimulation à ne point laisser tomber la poursuite du cheminement mais que les poètes savent ne jamais atteindre. L’objectif est non dans la finalité ou l’accomplissement, mais dans la quête elle-même, dans la recherche et le cheminement eux-mêmes. Car aucune issue n’est envisageable du seul fait que la quête et le cheminement sont interminables, infinis. Il sera intéressant de voir maintenant ce qui caractérise le cheminement chez nos trois poètes.

Notes
91.

Guillevic/ Raymond Jean, Choses parlées, Entretiens, Champ Vallon, France, 1982, p.119.