16. Caractéristiques et nature du cheminement dans la quête extérieure de l’Autre

‘Aucun organisme ne peut développer son ordre de contre-courant sans un « dialogue » permanent avec le « dehors ».  (App.P., p.37)’

Parce que la quête du « moi » comme du monde, de l’Autre, est infinie, à jamais entreprise, il doit y avoir obstination de la part des poètes qui se lancent dans leur recherche. Et pour que la recherche et la quête soient fructueuses - s’il est vraiment question de fruits récoltés - il doit y avoir une sorte de comportements propres à de tels chercheurs, Voyageurs dans leur rapport au monde, aux autres et à eux-mêmes. Il s’agit de savoir la nature du cheminement de nos poètes dans leur quête. Nous tâcherons maintenant de nous intéresser de près aux principales caractéristiques de la quête chez eux, en analysant quelques-uns de leurs poèmes dans lesquels nous soulignerons et insisterons sur les idées suivantes qui caractérisent la nature de la quête dans leurs univers poétiques : l’infini de la quête, l’obstination et la persévérance dans le cheminement. Caractéristiques parmi lesquelles nous retrouverons l’image du « fruit » mûr ou pas encore mûr, des « moissons futures », symboles du fruit à cueillir, qui pourrait désigner le résultat de notre effort déployé, de notre attente, le but à atteindre et sur lequel nous nous fixons, dès notre premier pas et même avant dans la conception de notre quête et de notre désir.

Nous commencerons par Guillevic chez qui nous étudierons des poèmes sur l’infinité de notre quête et de l’obstination à persévérer dans notre avancée. Mais, d’abord, il nous faut nous arrêter brièvement à la nature du rapport qu’il a avec l’Autre. Cela nous aidera à introduire nos deux idées sur la nature du cheminement dans la quête chez lui. Guillevic manifeste avant tout un rapport à ce qui l’entoure, aux choses, qui n’est pas un rapport de connaissance ou de savoir mais de vie commune, de compagnonnage. Aucun rapport de supériorité à infériorité n’existe ici, nous sommes tous à pied d’égalité. Ainsi, dans le cheminement guillevicien, selon le poème suivant, il ne s’agit pas de savoir les choses mais de les vivre, de vivre avec.

‘Il ne s’agit pas
De savoir l’azur.

Qu’est-ce que cela
Voudrait dire ici :
Savoir ?


Il s’agit de vivre avec lui,
De se sentir en lui,
De se sentir être l’azur,

De passer par ses transes
Et ses triomphes.  (M., p.43)’

Guillevic insiste sur l’insignifiance à « savoir les choses » ; que voudrait-ce dire ? Et quel intérêt à le savoir, si déjà nous pouvons en savoir quelque chose ? Le vécu, mais surtout le vivre avec l’azur et en lui, est et reste sans conteste le plus important aux yeux du poète.

Voyons maintenant comment notre interminable cheminement, en quête de l’Autre, l’acharnement et l’entêtement dont nous devons nous doter apparaissent dans ses poèmes. Nous sommes face à l’altérité dans ses différentes composantes et formes, immense ou infiniment petite. Selon Guillevic, nous sommes unis au monde extérieur plus que nous ne le croyons, car en effet, nous pouvons le sentir en nous, il est en nous. Voici ce qu’il dit de l’immense par exemple :

‘L’immensité,
Qu’est-ce que c’est ?

N’est-ce pas moi,
Tout ce qu’il me faut sentir
Et porter ?  (M., p.117)’

Nous sommes des êtres éphémères, mais ne sommes-nous pas toujours attirés, entourés, habités, comme l’immensité et l’infini que nous portons en nous, par l’infini et l’immense ? Guillevic parle d’un être l’autre, d’un sentir l’autre non là où il est en tant qu’extérieur ou étranger à nous, mais au-dedans de nous-mêmes, au plus proche de nous, malgré son immensité. Alors l’interminable cheminement vers l’Autre est ainsi en nous, nous le portons à l’intérieur de nous. De ce point de vue, il est clair que le sens que nous donnons à la quête, celui d’une finalité voulue, d’un but attendu, espéré, se pose différemment désormais. Dans le poème suivant, toujours concernant l’infini, Guillevic semble taquiner son interlocuteur, se taquiner lui-même, lorsqu’il parle d’une préférence pour le fini au détriment de l’infini. Nous pouvons y voir une touche d’humour dans la tournure « peux-tu jurer » :

‘Peux-tu jurer
Que toujours

Tu préfères
Le fini à l’infini ?

L’infini
C’est toi dans tout
Ce que tu n’es pas. (M., p.67) ’

Dans notre quête, nous courons à ce qui est « autre », à ce que nous ne sommes pas, à ce que nous n’avons pas ou que nous n’avons qu’en promesse. Mais l’infini, c’est nous dans cet état de quête (troisième strophe) pour Guillevic. Finalement, nous portons tout en nous mais tout en étant avec le monde, avec les autres et en eux, en étant en le tout comme le pépin d’une pomme en train de s’apprendre avec tout l’ensemble qui nous entoure :

‘Tu te vois
Au milieu de tout un ensemble
Qui te tient en vie.

Il pourra vivre sans toi,
Tu ne peux vivre sans lui.

Tu te sens assez bien
Comme le pépin d’une reinette

En train
De s’apprendre à mûrir.  (M., p.36) ’

Nous retrouvons ici le fruit et son mûrissement. L’image du petit pépin que nous sommes dans l’immense chair qui nous entoure, avec laquelle nous partageons la vie et un même élan dans l’existence, nous ramène à l’idée du petit dans le tout mais aussi, d’une certaine façon, du tout dans le plus petit, du tout dans le tout, finalement. Ce fruit, cet immense, tel qu’il le disait dans le poème précédent, nous enveloppent, mais nous les portons aussi en nous ; oui, le pépin porte en lui le fruit qu’il n’est pas : belle image, n’est-ce pas !

Sous l’idée de l’obstination dans la quête, nous retrouvons dans le poème suivant la question du cheminement, du parcours, à suivre sans l’espoir d’arriver à une finalité, à une fin. Il faut suivre son chemin parce qu’il le faut ; ce n’est donc jamais, selon nos poètes, en se fixant seulement sur les « moissons » récoltées et espérées, ni sur un quelconque but à atteindre. Voici ce qu’en dit Guillevic dans le poème suivant :

‘A travers tes heures
Tu vas
Comme si tu labourais,

Et ce n’est pas
Pour préparer
Des moissons futures,

C’est parce qu’il faut. (M., p.39)’

Se fixer sur le cheminement en lui-même nous apprend à accepter d'être modeste, de persévérer, lorsqu’il nous arrive d’échouer et nous éloigne ainsi de l’obsession fixée incurablement sur la finalité (l’ultime étape) à atteindre coûte que coûte.

‘Tu n’as pas réussi
À faire de tous les instants de ta vie
Un miracle.

Essaie encore.  (M., p.37)’

Peut-être, s’agit-il d’une intensité à rechercher, à vivre pleinement, plus qu’un but à atteindre. Une intensité, telle une lumière, dans le poème suivant, qui nous éclaire alors que nous cheminons, persévérant avec insistance :

‘Ton quota de lumière
Pourrait être plus fort.

Insiste.92  ’

Point d’halte finale, point de répit total. Nous sommes devant l’impossibilité d’arriver à une quelconque éternelle issue. En effet, notre quête débouchera toujours sur des ténèbres, sans fonds, que nous chercherons à éclairer, à y entrevoir quelques lueurs. Pour y arriver, il nous faut épouser un mouvement obstiné, entêté, qui tâtonne et creuse dans les failles et dans l’absence de lumière.

Nous retrouvons ces mêmes paradoxes et réalité de la vie chez Guillevic lorsqu’il écrit :

‘Je ne sais rien
Mais je me vois et j’entends.
(…)
Je me vois en piste,
Toujours.  (M., p.27) ’

Nous ne sommes jamais en halte, ni en répit ; à chaque instant, nous sommes dans le cheminement, toujours en piste. Et nous ne savons rien, tout comme le poète, nous tâtonnons, nous allons notre chemin et tout ce que nous arrivons à faire, c’est être en éveil avec ce qui se passe en nous et tout autour. On voit, on entend, sans jamais saisir de sens au tout dans lequel nous baignons. Mais où mène tout cela ? Personne ne sait. D’ailleurs, serait-ce aussi important, serait-ce toujours pour nos poètes un souci que d’arriver à savoir, à trouver une réponse?

Regardons maintenant comment s’expriment la quête et ses caractéristiques dans l’univers poétique de Gaspar. Le désert est le lieu de notre cheminement, nous sommes livrés au doute, à la perte, à la soif, à la solitude, dures épreuves face à un cheminement qui continuera infiniment comme si nous cherchions un mirage qui ne nous quitte jamais. L’image du fruit promis à celui qui chemine dans le désert revient chez notre poète. Elle est bien sûr associée au désert et au dénudement comme dans le poème suivant :

‘2.
Clairière d’esprit dans le corps du matin
Brûlé distraitement par les feux de midi-

Ainsi la chapelle chaulée frais des îles
Et la craie fluide d’un dieu qui dessine

La route incalculable d’un goéland
Tout le blanc entre les mots que gardait ta voix

Et les fruits, ô les fruits que tant de déserts,
De nudité promettaient au marcheur

Comme ils se replient doucement dans l’ombre !
Comme leurs pigments étincellent dans la gorge !
3.
L’ampleur des pistes aux marches de l’espace
Distances et promesses ont tenu dans un dé

D’une soif de parler les miettes tendrement
Mêlées à l’herbe rare en Judée au printemps-

Pourtant ce regard-
Le petit jour dénudé de ses feuilles
L’être-ici cinglant des choses touchées
Cailloux de la voix dans l’eau d’une source- (Pat., pp.82-83)’

Car ne nous fixons-nous pas lorsque nous cheminons, marchons, dans le « désert » de notre recherche sur des questions comme « où nous mèneront nos pas, et quel sera notre ultime lieu de repos qui récompensera à jamais nos efforts et longue marche ? » Ne nous demandons-nous pas dans ce cas, (dans les deux vers 7 et 8), quels fruits pourraient promettre les déserts et le dénudement au marcheur ? Quels sont ces fruits ? Oui, car la « route (est) incalculable », elle est interminable, comme les longues et interminables marches dans les déserts, et les fruits promis, sont des blancs gardés dans la voix, tous non livrés. Pris comme tels, vécus tel qu’ils viennent à nous, tel que nous les entendons avec chaque mot prononcé, à chaque pas engagé. Comme une promesse que nous portons en nous. Il y a des choses encore inconnues, non livrées, de quoi nourrir l’infini de notre cheminement et entêter l’obstination dans notre quête. « Parler les miettes », c’est s’obstiner jusqu’au blanc des mots ou se faufiler et tenter de loger entre les mots pour en retirer ce qu’ils ne nous disent et taisent. C’est sentir la douceur du fruit dans la gorge lorsque, tout autour de nous, ne s’étend que déserts à perte de vue ! Le fruit que nous portons en nous et que nous nous fixerions à trouver à la fin de notre cheminement, serait-il prêt à être dégusté, savouré, un jour ? Ou restera-t-il comme le mirage que nul ne pourra jamais croiser, approcher.

Le fruit, que nous cherchons avec entêtement et acharnement, nous échappe (« ils se replient doucement dans l’ombre ») mais ses pigments ne seraient-ils pas déjà ressentis à l’intérieur de notre gorge (« leurs pigments étincellent dans la gorge »)? Maintenant, voyons ensemble comment apparaît le fruit et son mûrissement chez Gaspar, dans un autre poème que nous choisissons d’étudier ici :

‘le fruit est mûr, mais jamais assez
ô toujours insuffisante clarté,
encore un peu de force et de durée
pour essayer de mieux comprendre
cette part en moi que souvent je perds-  (Pat., p.137) ’

Ce poème pourrait être la réponse au vers de Séféris93 que Gaspar cite dans Egée suivi de Judée (p55-56) au début de son poème et que nous verrons plus bas. Être à la recherche d’une lumière qui brûle, marque la langue par sa brûlure qu’on ne peut oublier, d’un fruit mûr dont on n’oublie pas facilement le goût, ou d’une fraîcheur qui apaise notre corps et esprit, après une rude et longue journée de marche sous le soleil et dans la soif impitoyable des déserts, pour arriver enfin à mieux se comprendre. Et essayer de comprendre ou tenter de cerner l’Autre en nous qui nous fuit tout le temps et que Gaspar appelle « cette part en moi que souvent je perds ».

Nous pouvons comprendre que la quête doit être, pour pouvoir aboutir à quelque chose de plus ou moins satisfaisant, un fruit suffisamment mûr, pétrie avec plus de force et plus de temps. Il lui faut une force, une énergie qui la meuve, la motive et l’habite jusqu’au bout, et du temps, car cheminement rime avec temps, avec durée. Voici ce que cherchent nos âmes dans leur quête, dans leur voyage : se comprendre elles-mêmes. Or, se comprendre soi-même n’est pas une acquisition et la quête est, à jamais, éternelle, d’où la question que se pose Gaspar (à travers les mots d’un autre poète qu’il a beaucoup aimé) dans le poème suivant :

Mais que cherchent-elles nos âmes à voyager ? (de Georges Séféris)

Plus loin, plus loin que la mémoire
La bête rousse du soir sur la croupe des eaux.
Tant d’effervescence dans l’inéclairé
Dans les vases glaiseuses de la chair,
Qui sait, qui sait jusqu’où l’on peut brûler
Jusqu’où te suivrai-je ineffable fraîcheur ?  (E.J., pp.55-56)’

Arriver à la vérité totale serait de se voir alors brûler complètement, se dissoudre et disparaître dans la fraîcheur de la source tant recherchée. Voilà donc, tel que nous venons de voir ensemble, comment les poètes ont parlé de l’infini de la quête, à travers une image et comparaison intéressante qui fait de la quête un fruit dont le mûrissement, jamais à point, serait l’avancée et le cheminement sans issue, ni terminus.

Nous pouvons retrouver le mouvement d’errance et de nomadisme tant dans le rythme que dans le sens que portent les mots gaspariens, dans le poème suivant :

‘Tu vas et tu viens
Tu attends tu es comblé
Tu désespères et tu tombes
Tel qu’en toi-même
Dans la clarté brutale-

Tu cours encore à une faille
Vérifier, comprendre, nommer
Ce vent, saisir une chose
Un regard qui t’ensanglante
Et tu creuses la douleur
Sous l’amas de boîtes vides
L’oxygène dans la fumante
Épaisseur mal brûlée-

Souviens-toi de l’agrafe d’or
D’un feu qui augmente
Et l’eau tremble dans l’œil
Penché sur un geste si simple
Qui déchire un temps un lieu
La fièvre d’un vert allumé
Aux fonds si jeunes du toucher  (Pat., p.21) ’

Le mouvement dans notre poème explique et exprime bien la situation dans laquelle se trouve le poète dans sa recherche entêtée à comprendre lorsque tant de choses lui échappent. Il y a de l’attente, des va-et-vient, du désespoir, de la déception, et on entrevoit quelquefois, il est vrai, une lueur. Mais malgré tout il s’obstine encore plus dans sa quête. Et sa recherche semble se faire plus profonde, plus loin que ces « boîtes vides ». En effet, le voilà qui « creuse la douleur » et arrive à s’étonner et s’émouvoir encore de simples gestes, de simples choses, qui tiennent une place importante dans l’ici et le maintenant de notre vie.

‘Nous avons grandi entre la mer incrédule
et des murs anfractueux-
dans les creux, les bosses, les arêtes
qu’a laissés la main
- sur une vitre parfois-
la lumière fermente-
comme s’il y avait là
une âme à brûler.
Devant nous ces vents, ces ténèbres
qu’ouvre l’étrave
et tu lis et tu dis
et ne comprends pas.  (E.J., p.64)’

Nous retrouvons ici, une fois de plus, une recherche qui doit s’opérer à la verticale pour pouvoir pénétrer dans le mystère de lieux et zones profondes et ténébreuses que l’on ignore, comme la mer que nous ne pouvons pas dompter et qui en cache long, telles des cavités dans les murs. Les éléments et choses présents partout autour de nous, nous nous y attardons pour tenter d’y saisir, d’y comprendre, quelque chose. L’ouverture effectuée par l’étrave n’annule pas les zones sombres qui enveloppent tout, à l’image de notre effort, notre entêtement à lire, à dire, à relire et à redire les choses. Nous avons beau lire et dire mais rien n’est jamais livré, ni dévoilé complètement.

Pour une étude détaillée et précise du thème de la quête de l’Autre chez notre troisième poète, Frénaud, nous ne pouvons que nous consacrer aux deux poèmes qui sont par excellence au cœur du thème de la quête, en l’occurrence celui des «  rois mages » et celui de la « plainte du roi mage » tous deux figurant dans le recueil les Rois mages. Nous proposons de nous arrêter à quelques poèmes (nous ferons référence également à quelques poèmes tirés d’autres recueils tels Haeres, La Sainte Face) où revient souvent l’idée de la quête infinie, toujours poussée vers un horizon et un point plus lointains, attirant ainsi le poète qui, lui, s’obstine à vouloir toucher à une fin qu’il croit possible, ici-même :

‘La fin et la suite, le même
Il n’y a qu’un bout du monde, et c’est ici, proclamait l’homme, à mesure qu’il avançait et qu’il n’en finissait pas de l’entraîner avec lui… Et je me demandais si c’était l’imminence de la fin qu’il annonçait, le cap atteint - le cap mis vers une autre réalité, peut-être- ou s’il entendait prouver, poursuivant sa marche en répétant la même parole, la rigueur de l’immuable dans son accomplissement.  (H., p.211)’

L’homme se voit dans un cheminement, une marche, interminables, vers une fin qu’il n’acquerra guère et pourtant, il continue son parcours dans le même, à jamais repris, recommencé. Car l’unique et seul « bout du monde » que nous espérons trouver, saisir, totalement dans l’ « ici » n’est qu’impossible. Cette idée nous la retrouvons dans le poème intitulé « possession totale », que nous pouvons voir ici-même :

‘« Possession totale »
Que j’aimerais rêver dans l’ombre où tu t’enfièvres.
Que j’aimerais cueillir la lèpre sur ta bouche,
Flocons roses, granuleuse germination de la mort,
Ô bulles des lèvres pures, ainsi l’eau des marais.
La glycine des rêves me pénétrerait lentement
Et m’étoufferait en toi avec douceur.
Je viderais l’amphore de silence,
Grouillant de tes fumées rauques.
Alors je connaîtrais le profond secret,
Peut-être la réalité véritable.  (R.M.., p.40)

Comme l’indique le titre du poème et l’utilisation du conditionnel, la quête reste à jamais suivie et la possession totale, le profond secret, et la réalité véritable ne sont pas atteints mais notre cheminement, lui, ne cesse guère de se poursuivre dans leur direction. Notre recherche éternelle que l’on réalise physiquement dans le déplacement, nous rappelle quelques caractéristiques ou conditions de la quête, dans le poème que nous nous proposons de lire maintenant :

‘« Éternellement »
Ni lui ni l’autre. Je te chercherai
Parmi les grands cartons de la Nuit.
Seule avec mon silence profond comme un heaume,
Seule avec les villes amoureuses de la lune,
Des pierres au cou, un lasso dans les cheveux,
Les mines du remords éclairent un soleil froid.  (R.M., p.27)’

Nous pouvons relever certains points tels que : « éternellement », «  je te chercherai parmi…la Nuit », l’obscurité, la solitude, le silence, le « soleil froid » : lumière fade ou absente qui est l’image de l’incertitude, elle témoigne qu’il n’y a rien qui soit acquis ou conquis.

Frénaud a intitulé un de ses textes « position de défense ». Et quelle autre position que celle de la défense pourrions-nous adopter lorsque nous cheminons dans l’incertain ? Ce texte mérite que nous lui consacrions un temps. Car, il est en effet, riche tant sur le plan du vocabulaire qui souligne le paradoxe dans le cheminement que thématiquement parlant. Il décrit et regroupe plusieurs éléments à la fois :

‘« Position de défense »
J’avais essayé de prendre appui sur moi, mais ce n’était pas la bonne façon. Le point d’application était plus bas, c’est chiendent que de le découvrir… creuser, toujours creuser, la besogne est harassante à la longue ! Et faire la belle figure ! Se montrer tout net, sans sueur aucune, devant les amis qui feignent de détourner les yeux mais qui n’en perdent rien, quand même, en sourdine.

Il faudrait recommencer. Peut-être ce n’était pas vraiment ici le bon endroit. Je vais trouver des défenses dans la terre. Ailleurs. Ou, peut-être, aurait-il fallu creuser du côté du haut… à cette saison-ci, oui…Peut-être les renforts qui s’étaient égarés vont-ils apparaître. Il me semble percevoir précisément tout un brouhaha de chevaux qui renâclent.  (S.F., p.173)’

Dans le premier paragraphe, nous pouvons relever d’abord l’idée de l’erreur dans laquelle on est induit. Très vite, nous nous rendons compte que rien n’est certain et que tout ne repose pas en nous et ne s’explique pas avec nos « certitudes » à nous. La quête s’avère alors longue et fatigante, à l’image d’un creusement qui n’en finit point. Il y a également la solitude, le silence, dans notre cheminement ; quitte à être entourés, nous restons seuls face à notre recherche obstinée, malgré les difficultés et obstacles et malgré les prises de conscience que nous avions tout faux. Rien n’est donné, ni acquis, ni su, d’avance, même pas le bon endroit où creuser, où entamer sa recherche.

Dans le deuxième paragraphe, se répète trois fois « peut-être » en plus de l’utilisation du conditionnel qui marquent l’incertitude. Nous sommes en quelque sorte perdus dans notre cheminement, ce qui est marqué aussi par des paradoxes tels que : ici- ailleurs ; du haut- plus bas (premier paragraphe) ; dans la terre- du haut ; égarés- apparaître ;…etc. Il accepte une quête épuisante, il s’entête à la besogne, au creusement, pour que de cet endroit ressurgisse une défense, un renfort. Ainsi, il y puiserait même sa force, d’où le titre « position de défense ». Pour se retrouver, il faut accepter de s’égarer ; ce qui lui semble en ressortir est un brouhaha de mouvement et de sons tel un remuement, des histoires du passé, qui remontent du sol, des pavés :

‘« La commune de Paris »
La France est là couchée, elle est debout qui chante.
Jeanne d’Arc et Varlin. Il nous faut creuser loin,
Ma patrie qui remue sous les pavés épais.
La commune pays tendre, le mien, mon sang qui brûle,
De ce sang qui va remonter entre les pavés.  (DTD, p.203)’

Le profond est, comme nous l’avons étudié plus haut (dans la deuxième partie, sous « L’altérité : façades et profondeurs »), une notion en accord avec la recherche et la compréhension de nous-mêmes et de l’Autre. Des profondeurs, nous faisons revivre une richesse oubliée, enterrée mais qui, à l’image de chevaux énergiques, amène de la vie et stimule notre cheminement et notre vie. Un cheminement qui n’aboutit, ne débouche, jamais sur un but, sur un repos ou sur un arrêt de toutes recherches - tel que nous aimons à l’imaginer - est à l’« image d’un éternel retour », pour reprendre le vers de Frénaud que nous pouvons lire ici-même :

‘Image d’un éternel retour
Tu dépasses, tu es encore là, tu poursuis…
Tu n’accéderas pas.
La quête, c’est de tourner autour
Du lieu inabordable.  (H., p.178) ’

Les positions de défense et de force, nous les ressentons, les vivons en cheminant à mesure que notre quête se poursuit, incessante. Frénaud définit ici la quête merveilleusement. Car le lieu est inabordable et « tu n’y accéderas pas ». Phrase tranchante, brève et placée au milieu du poème. Contrairement à l’incertitude et au tâtonnement que nous devons subir, vivre le cheminement et l’infini de la quête est, quant à lui, certitude.

Nous nous proposons maintenant de conclure avec un texte de Haeres dans lequel Frénaud parle justement des difficultés qu’il a eu à affronter, qu’il a dû surmonter, pour pénétrer dans l’univers de la quête et le comprendre.

‘Les difficultés du parcours
_depuis toujours en marche, encore il n’est plus l’heure.
_ je me suis égaré, me narguaient les approches.
_ je rêvais trop au but…j’ai déplacé les traces.

_je n’ai pu m’avancer, d’être lesté de moi.
_ je ne saurais me fondre, sauf à devenir souffle.  (H., p.180)’

Nous retrouvons les mêmes difficultés, ainsi formulées dans notre poème, tant chez Frénaud que chez nos deux autres poètes, comme nous l’avons déjà étudié plus haut.

La présente deuxième partie a été consacrée au rapport à l’Autre dans le paradoxe entre pertes et retrouvailles, dans une double quêtese situant chez nos poètes sur deux niveaux intérieur et extérieur. S’imposent, à la base, des outils ou modes d’approche indispensables à la quête dans le rapport à l’Autre comme le dépouillement, car il faut, d’abord, faire table rase et entamer notre quête dans le « dénudement » complet, selon les termes gaspariens. Il est indispensable, par conséquent, de se défaire de ses préjugés, de ce qu’on croit avoir acquis et compris et qui devient des évidences, pour libérer l’espace nécessaire à une réception optimale de l’Autre et un rapport et un regard tout à fait neufs. En préparant ce terrain, on s’ouvre forcément à l’accueil de l’Autre et l’on ne se présente plus comme supérieur mais l’on témoigne, au contraire, de la modestie et de l’humilité à l’égard de l’Autre.

Dans sa quête intérieure, le poète se voit confronté à des paradoxes qu’il se doit de vivre, d’accepter et de dépasser, en les assumant. Car, s’il s’agit pour le poète de rencontrer et d’entretenir un rapport avec l’Autre, de faire renaître l’Autre en lui, c’est aussi sa propre renaissance avec l’Autre qu’il lui est possible de connaître.

Dans la quête extérieure, le voyage n’est pas le fort de Guillevic pour qui sa région natale constitue un lieu idéal, contrairement à nos deux autres poètes qui aiment les voyages et ont beaucoup voyagé, vu que, pour eux, il n’existe pas de lieu idéal. Or, leur quête reste identique quant à ses principales caractéristiques que nous avons relevées et soulignées et qui sont l’infini de la quête et, par conséquent, la nécessité d’obstination et de persévérance. Ainsi que celle de se fixer sur le cheminement lui-même et non pas sur l’issue car celle-ci n’existe pas ou du moins ne peut être atteinte. Cette même quête du poète entre pertes et retrouvailles se situe également dans l’espace du poème lui-même donc dans le langage.

La quête de l’Autre s’effectuant intérieurement et extérieurement, comme nous l’avons vu tout au long de la deuxième partie écoulée, s’effectue pour le poète, dans le même temps, dans le langage avec ce qu’il révèle, dans les mots tels qu’ils apparaissent (leur disposition sur la page), et avec ce qu’il tait, les silences et les blancs.

Notre troisième partie portera justement sur la question de la poésie comme langage « autre » - poésie à partir de Rimbaud par rapport à une poésie d’avant Rimbaud - et sur ses caractéristiques par rapport à d’autres formes d’écritures, d’arts, ou par rapport à d’autres domaines que nos poètes ont soit pratiqués eux-mêmes, soit que ceux-ci les ont influencés.

Notes
92.

Choses Parlées, entretiens avec Guillevic et Raymond Jean, Champ Vallon, 1982, p.148.

93.

Georges Séféris :Giorgos Seferiadis, poète grec né le 29 février 1900 à Izmir aujourd’hui et mort le 20 septembre 1971 à Athènes. Son père est considéré comme le meilleur traducteur de Lord Byron. Il a été ambassadeur à Londres et reçut le Prix Nobel de littérature en 1963. Gaspar se lie d’amitié avec lui.