Troisième partie
La poésie, une écriture, un rapport, « autre »

‘Tu sais qu’en écrivant
Tu vas apprendre.
Si tu croyais ne rien apprendre
Tu n’écrirais pas. (Art p., p.243)’

La poésie selon nos trois poètes et dans leur univers poétique est « autre » dans sa porosité face à la réalité, une réalité qui est la sienne aussi et qui est constituée d’un mélange de transparence et d’opacité. Nos poètes ne considèrent pas uniquement la réalité lisible et visible, le poème chez eux rend compte de toute réalité qu’elle soit à nos yeux insignifiante, ordinaire, ou qu’elle soit gigantesque, dépassant notre entendement, il va même s’intéresser au minuscule et à l’habituel à travers lesquels les poètes tentent davantage d’arriver à ce qui était, avant toute forme, commun à tous et à tout.

La poésie contemporaine depuis Rimbaud94, celle de nos trois poètes plus particulièrement, se présente ainsi autrement et différemment de la poésie romantique et des autres formes d’écriture. Cela dans la forme et dans le fond. Nous avons déjà vu, au début de notre étude, comment la poésie est un des moyens multiples et différents, auxquels l’homme recourt pour comprendre l’Autre. Mais son mérite et ce qui la différencie des autres moyens c’est qu’elle ne prétend pas donner de réponses certaines, uniques et inchangeables ; elle ne prétend aucunement détenir le savoir, elle est et se veut plutôt le champ de recherche toujours en cours, à jamais repris. Dans sa quête, elle tente incessamment d’apporter la lumière ou de porter son regard sur cette lumière, pour une meilleure compréhension du monde. Elle est ainsi au cœur de ce qui se fait, elle ne s’attribue pas la mission d’expliquer les choses, l’Autre, mais de vivre l’expérience de l’être-là avec l’Autre.

Nous nous intéresserons ici, à la lumière de la différence entre poésie et arts mais différence aussi au sein de la poésie même entre contemporaine et romantique, au rapport qui lie le poète aux mots, aux silences, au lecteur…, dans la quête infinie du poète qui tente d’arracher à la nuit, qui se tait, le verbe et de nommer l’innommable. La poésie n’est en aucun cas une écriture « scientifique » ou de prose dans lesquelles l’écriture est qualifiée de directe. Le poème, lui, se présente comme une écriture oblique où le sens est multiple et, toujours, à découvrir. Le poète comme le lecteur sont, par conséquent, exposés à un tout autre rapport avec la langue, avec le poème. Certes, dans la poésie, et ce depuis ses débuts, le « moi » (qui pourrait être autant le « moi » du poète que le « moi » du lecteur) et son expression tiennent une place cruciale, d’autant plus que le « moi » échappe à toute définition. D’ailleurs, il y a près de deux siècles, Vigny95 souleva la difficulté à cerner et à maîtriser ce mot, lorsqu’en 1835, il écrit dans son journal :

Le mot de la langue le plus difficile à prononcer et à placer convenablement, c’est moi.96  ’

Si le mot le plus difficile est « moi » et que le poète contemporain est celui qui ne sait pas, le rapport alors poète- poème- lecteur ne peut qu’être ouvert, jamais fixé. Cela non seulement dans le lien entre ces éléments mais chaque élément en soi se présente, se positionne, désormais différemment face à l’autre. Il est évident qu’à travers l’écriture et la lecture, et dans notre rapport à l’Autre, au langage, au lecteur ou au poète, il y a également notre rapport à nous-mêmes. Le poète n’avance rien, n’invente rien, qui ne soit déjà présent dans la réalité commune à tous les autres ; il ne détient, ni n’apporte le savoir, il ne prétend avoir d’explications ou de réponses. Ce qui donne à savoir que le lecteur n’est en aucun cas passif et simple récepteur. Au contraire, il est actif comme le poète, il contribue et prolonge en quelque sorte la recherche poétique entreprise par le poète. Parce qu’écrire n’ajoute effectivement rien de nouveau, ne découvre rien qui ne soit pas là, déjà présent autour de nous dans le monde, le lecteur est impliqué, sollicité. C’est cette réalité là qu’avance et affirme clairement un autre grand poète qui est Mallarmé97 :  

‘La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas […]. Tout l’acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir [des] rapports.98  ’

La Nature ou le monde est une structure qui comprend des éléments, nous n’y ajoutons aucun élément, ainsi nous ne sommes pas au niveau du vocabulaire mais de la grammaire, de la syntaxe, si l’on puit dire, du rapport et de la relation entre les éléments. Dans ce sens, la structure en poésie est le poème, nous devons regarder de près le rapport entre les mots, entre les lignes, les vides, la disposition… C’est ce que nous voulons souligner ici, car l’écriture poétique est essentiellement et purement un rapport, un rapport « autre ». Car, en fait, il ne s’agit pas du « moi » seul, ni de l’autre seul, mais bien des deux ensemble, dans un rapport où on « Invoque l’autre » selon Elisabeth Cardonne-Arlyk.. D’après elle, c’est cette sorte de schéma qui opère en poésie. Une invitation de l’Autre à pénétrer au cœur de ce que l’on fait, voit, dit, et y participer aussi. L’Autre est sujet et objet de l’écriture et nous aussi. Tout se fait donc non pas à son insu, ni pour nous, ni pour lui mais avec lui, avec nous. Soulignons ici encore une fois l’importance du mot « avec » ; ce que l’on n’a pas manqué de faire plus haut chez nos poètes. Voyons ce que dit Francis Jacques cité par Elisabeth Cardonne-Arlyk : « En vérité, on ne parle pas seul, ni même à quelqu’un, mais avec lui.99 »

Ainsi, nous pouvons dire que le poète invite le lecteur, par l’intermédiaire de ses mots tels qu’ils figurent dans l’espace de la page, à entrer dans son univers poétique pour en découvrir les profondeurs, non seulement celles des mots mais également au-delà des blancs et silences, celles cachées derrière le visible et le lisible. Voici ce qu’écrit Anne Chevalier à propos de la mise en page: « Le concept de l’espace textuel d’un livre se justifie banalement à partir de la mise en page objective, la succession des mots imprimés, des paragraphes, des pages, des chapitres, mais il se fonde d’une façon bien plus essentielle sur les principes de structuration sous-jacente à ces dispositions de surface…100 » Peut-être serait-ce ce qui a conduit la poésie à ce qu’elle est aujourd’hui ; la poésie saisit des rapports, comme elle approche des mots, de tous les jours, présents ou connus de tout le monde, dans une approche différente, nouvelle, toujours réinventée.

La différence de la poésie, langage de la vie, est qu’elle relève du vivant. La poésie puise sa différence dans celle des multiples visages et réalités de la vie. Sans les multiplicité et variations de la vie, la poésie ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. «  Si les choses étaient toujours identiques à elles-mêmes, la poésie n’aurait pas lieu d’être ; car tout aurait été toujours déjà dit, consigné dans les archives d’une langue à jamais close sur son trésor de significations acquises. C’est la rencontre de ce qui échappe aux codes établis, la confrontation avec l’Autre du langage, qui conduit le poète à réinventer la langue, à faire entendre, avec la même langue, une autre parole.101 » Une parole « autre » qui vaut et a valu, quelques fois, au poète l’aliénation ; n’a-t-il pas été le révolutionnaire, le révolté et même le maudit ? Et pourtant sa parole n’émane pas d’une autre langue que celle usuelle, du moins connue de tous ses semblables. C’est ce que Claudel dit dans des vers cités par Anne Chevalier dans Poésie et Altérité qu’elle commente ensuite :

‘« Les mots que j’emploie,
Ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont point les mêmes !   ( P.Claudel102, Quatrième Ode, in Cinq grandes Odes.)’

Comment les « mots » et les « phrases » du poème peuvent-ils être à la fois « mêmes » et autres que ceux du discours ordinaire ? Ce paradoxe nous impose de renoncer au modèle théorique d’inspiration structuraliste, qui fait de la langue un système entièrement construit et fermé sur lui-même, et de la concevoir plutôt comme une structure ouverte, au sein même de laquelle serait toujours ménagée la possibilité d’une autre parole.103 »

Une autre parole ou une parole « autre », il est intéressant de voir comment et qu’est-ce qui a favorisé le rapport à une écriture ou à une parole « autre » ; qu’est-ce qui est à l’origine de l’expérience poétique ? Pour cela, nous allons maintenant nous consacrer à la naissance de cette forme d’écriture chez nos trois poètes et tenter de voir comment ils ont, à travers le poème, réussi à mettre en évidence, en mots, leur malaise et leurs expériences dans la vie. A travers leur naissance en poésie, nous nous arrêterons au rapport avec l’Autre, cause de souffrance, d’incompréhension, d’injustice peut-être, mais raison aussi d’une sensibilité à la langue qui les a menés à entrer dans l’univers de la poésie. Que vient prouver une telle sensibilité, un tel rapport intime, à la langue sous la forme poétique ?

Pousser les limites jusqu’au bout, sortir des conventions et modèles classiques imposés, se heurter aux murs de l’incompréhension, de la surdité, du refus ou de l’indifférence à leur différence, tous, des éléments qui déclenchent un désir de survie active et non passive. Ils tournent le dos à ces murs pour mieux les percer et ils envoient leurs mots plus forts, plus pénétrants que tout, à travers tous les refus, tous les entêtements… La partie qui suit nous montrera ce que le langage a apporté à nos poètes qui sont nés dans différentes régions, ont grandi dans différents milieux et ont exercé différents métiers et qui ont bien évidemment des univers poétiques propres à eux.

Dans la poésie, le langage et les mots sont mis à l’épreuve, ils sont évoqués dans des contextes nouveaux, différents, isolés sur une page ou une ligne blanche, il y a là une sorte d’éclatement mais aussi de reconstitution nouvelle qui donne de seconds souffles, redonne vie, oxygène la langue. Ceux qui prennent chemin dans l’immense voie qu’est la poésie ont besoin de tous ces éléments dans leur écriture. La nature ou la difficulté de leur rapport à la vie, aux autres (les plus proches en général), mais surtout à eux-mêmes en fin de compte, dans leur conscience de la limitation humaine, est la raison de leur embarquement à bord de ce bateau, la poésie. Ils sont tous différents, comme chacun de nous, uniques, or une même et profonde expérience les rassemble sous un même toit où ils continuent à être eux-mêmes, donc différents. C’est ce qui fait la magie et la richesse de l’univers de la poésie. Car la poésie se ressource de l’altérité inépuisable de la réalité qui n’est surtout pas une image figée. Ainsi, la poésie est « confrontation du langage à son Autre, à une réalité qui échappe à la codification et à la signification. Révélateur est à cet égard le fonctionnement des inscriptions dans les textes poétiques, …: il témoigne à la fois d’un désir de coïncidence entre l’écriture et le réel, et de la résistance d’une irréductible illisibilité du monde.104 »

Ainsi, parlerons-nous ici des circonstances dans lesquelles ils ont été amenés vers les chemins de la poésie, de leur enfance, des langues et activités et des expériences enrichissantes et parfois celles qui leur ont été douloureuses aussi. Nous évoquerons également leur rapport aux autres, à l’Autre en général, qui les a menés à un rapport et à une sensibilité particuliers avec le langage et l’écriture. Et nous nous arrêterons rapidement à la résistance que leur fait le langage poétique dans leur quête d’altérité.

Commençons par Gaspar qui apprend plusieurs langues dès son plus jeune âge, y compris le français. On retrouve chez lui un désir d’apprendre, de connaître, une curiosité très prononcée. Lorsqu’il part pour la Palestine, il s’ouvre à l’histoire et à la littérature de toute la région. Voyons comment il exprime lui-même sa curiosité et son éveil à ces connaissances du Proche-Orient, lorsqu’il confirme sa connaissance du Coran : « Oui, je connais le Coran. désireux de connaître le mieux possible l’histoire et la littérature qui pouvaient m’aider à mieux comprendre le proche Orient ancien depuis l’âge de Bronze, je ne pouvais pas faire l’impasse sur le Coran, après avoir étudié les écrits suméro-akkadiens, égyptiens, la Bible et la si belle poésie préislamique.105 » Et nous retrouvons ici et toujours chez Gaspar ce désir de mieux comprendre, de mieux connaître.

Quant à Guillevic, son enfance a baigné dans plusieurs langues parlées autour de lui ; wallon, breton, alsacien, arabe (service militaire à Besançon). Le français ne vient que plus tard, d’où son langage resserré à l’extrême et sa sensibilité accentuée au langage. Il dit dans Du menhir au poème : « Depuis ma naissance, 1907, jusqu’à 1930, sauf le temps de mon service militaire et encore, je n’ai pas entendu parler le français, je ne comprenais ce qu’on disait autour de moi. J’ai toujours vécu comme un insulaire, comme un étranger, comme un fils de consul, car, d’abord on m’a parlé wallon, ensuite breton, ensuite alsacien… même quand j’étais soldat, à Besançon, nous étions une vingtaine de français au milieu de deux cents arabes.106 » « Ainsi s’explique ce célèbre fragment d’un premier Art Poétique paru dans Terraqué :

‘Les mots, les mots
Ne se laissent pas faire
Comme des catafalques

Et toute langue
Est étrangère. (T., p.138) 

Constatons donc que ce langage resserré à l’extrême, cette « poésie nucléaire », selon l’heureuse expression de P.J. Hélias, Guillevic la doit à cette série de bains linguistiques en négatif, mais aussi à l’influence de Mallarmé et de Jean Follain ; à celle du langage juridique- « la superbe abstraction du droit » - ainsi qu’à celle, plus négative, d’une mère qui brisait chez l’enfant tout élan affectif pouvant se concrétiser, dans l’écriture, par un lyrisme effusif.107 » La recherche de la précision chez Guillevic montre aussi l’intérêt qu’il porte à la traduction puisqu’il a traduit Brecht, Goethe, …il a également été l’auteur d’adaptations d’œuvres de poètes d’Europe de l’Est.

Chez Frénaud, c’est la naissance d’un poète au sein d’une famille bourgeoise de Bourgogne dont il se détachera, et cela non pas sans souffrance pour lui et pour son père (« Le berceau se trouvait-il au départ un peu fêlé ? »  (H., p.11) « Il a mis l’habitude dans un sac »(R.M., p.123)). Rompant avec la bourgeoisie, il s’est débarrassé d’un code et des règles pesants mais la solitude le frappe de plus belle non seulement du fait qu’il n’obéit plus à une classe sociale quelconque mais cela va le renouer avec la solitude, en tant que condition humaine, dans toute sa tragédie. Il se sépare des siens et il lui apparaît alors que la fissure est en lui, il est inacceptable à soi. Quant à la nature et caractéristique de son langage poétique, très tôt, il découvre en cachette Poe et Baudelaire, et son rapport au langage ne sera pas aussi extrême dans la brièveté qu’en est le cas de Guillevic. Il sera plutôt très éloquent et il reconnaîtra qu’il se voyait devenir écrivain depuis un petit âge, mais plutôt comme romancier ou sociologue. Il aimait les villes comme Paris et fit beaucoup de voyages, il a connu l’Espagne, l’Italie, la Hollande, la Grèce, l’Allemagne, et bien d’autres pays.

Différents facteurs apparus dans la vie de nos poètes ont influencé leur parcours et, plus tard et tout au long de leur activité, leur univers poétique. Des personnes et des événements ont ainsi causé une certaine fissure ou rupture, une souffrance dans leur enfance. D’autres influences aussi importantes sont les études, même si elles ne furent pas vraiment un intérêt majeur pour les jeunes qu’étaient nos poètes à l’époque, et ensuite les professions qu’ils ont exercés et qui paraissent de prime abord en opposition totale avec la poésie. Les poètes eux-mêmes reconnaissent, pourtant, le rôle des fonctions qu’ils ont occupées dans leur écriture et langage poétique, comme l’obstination, la persévérance et le souci de la précision entre autres. Ils ont connu des pays différents, des langues différentes, ce qui leur a apporté une ouverture aux autres, une altérité qu’on ne comprend pas toujours à cause de l’ignorance.

L’origine de l’écriture chez nos trois poètes vient alors probablement d’une rupture qu’elle soit un manque de communication avec la mère ou le père, d’une expérience de guerre douloureuse comme la déportation dans le cas de Gaspar et comme l’évasion de la prison en ce qui concerne aussi Frénaud. Frôler la mort de si près et pouvoir échapper à sa mâchoire impitoyable explique leur recours à une forme d’écriture que Gaspar qualifie de respiration et où le regard renaît et eux aussi dans un rapport d’étonnement et tout à fait neuf avec la vie. C’est le regard d’un enfant qui découvre le monde pour la première fois, car pour celui qui échappe au pire, n’est-ce pas une naissance ou une renaissance dont il s’agit ? Écrire c’est être à la recherche d’un lien, d’une relation à établir. C’est tourner le dos à une rupture et essayer de nouer ailleurs, autrement, avec le monde, avec les autres, avec soi-même.

Nous verrons d’abord de quel besoin est né le langage poétique chez nos poètes, puis sur quel plan se situe leur quête dans le langage et ce qui découle des expériences et besoin qu’ils ont connus.

Il s’agit, à l’origine de l’écriture, du besoin de communiquer absolument ou de communiquer le besoin de comprendre ou de manifester son désaccord. Ce qui fut partagé par nos trois poètes.

La quête se situe sur deux plans, personnel et affectif.Etdans le seul besoin de communiquer absolument, il y a que la quête est personnelle ; cela étant commun aux trois poètes. La quête se situe, en outre, chez Gaspar et Frénaud, sur un plan affectif mais tourné vers les autres (Frénaud observant les pauvres, Gaspar, en tant que médecin, soignant les souffrants et surtout les victimes de guerre). Tandis que chez Guillevic, la quête affective est plus reliée à lui-même, le concerne, notamment dans ses premiers recueils.

Quant auxcauses et conséquencesque nos poètes ont subies, nous pouvons dire que Guillevic a été entouré de regards accusateurs et méchants depuis sa tendre enfance, vu son apparence et ses défaillances physiques. D’autant plus graves sont les regards et la maltraitance venant de sa mère. Découle alors une certaine réaction ou attitude de protection, traduite par le retirement dans l’univers des choses. Seul dans les choses, Guillevic pouvait échapper, être à l’abri de l’agression qui lui venait du dehors, des hommes, d’une pression que lui infligeait son entourage. Guillevic se place beaucoup, attentif, dans l’être des choses.

Frénaud, lui, était issu d’une famille bourgeoise, en a découlé une révolte contre ce qui s’est traduit par le désir de mettre à bas cette enceinte, de s’affranchir de cette étiquette qui le « casait » sous la bourgeoisie et le séparait, l’isolait du reste du monde dans des règles et idées qui ne lui correspondaient pas sur le plan humain.

Chez Gaspar, la quête, son désir, se fait dans l’ouvert, dans l’immense. L’errance, le nomadisme, la transhumance lui sont chers moyens pour échapper au clos. Frénaud et Gaspar sont plutôt situés dans le devenir des choses, d’où les multiples références aux strates, aux couches archéologiques, desquelles on peut lire et témoigner des périodes historiques successives.

Dans la vie, nos poètes ont ressenti un besoin d’attention et, dans le poème, ils ont retrouvé, pu développer, le regard, le toucher, l’écoute, sens que l’on retrouve fréquemment dans les trois univers poétiques et qui sont reliés étroitement à une sensibilité à l’égard des autres, du langage et des mots. Avec cela ils ont joui de la liberté et de l’ouverture, réponse à l’attente et au besoin d’espoir. Ils ont voulu s’exprimer dans des circonstances où rien ne peut plus être dit ou rien ne peut exprimer ce qu’on désire ; la parole poétique s’ouvre alors à eux, les accueille, mais ils doivent trouver les mots justes. Ce qui est tout un défi, jamais relevé mais toujours tenté. Les poètes sont sensibles à l’expérience du dire, du taire ou du tu, plus exactement, du silence. Ils savent qu’ils sont confrontés sans cesse à l’échec du « tout dire », du dire, plus simplement. Et pour eux, il est évident que « l’indicible cesse d’être un obstacle pour ce langage entier dont se réclame la littérature pour devenir sa condition.108 » car c’est une caractéristique que recèle le langage lui-même avec son noyau de résistance. « Le langage a capturé et retenu en soi le pouvoir du silence et ce qui apparaissait d’une indicible « profondeur » peut être sauvegardé - en tant que négatif - dans le cœur même de la parole.109 »

Dans leur tentative face à l’inexprimable, les poètes sont confrontés au sentiment que toute langue est étrangère c’est d’ailleurs en ces mêmes termes que Guillevic parle de son expérience avec l’indicible, l’inexprimable, dans le langage. De ce fait, il s’agit alors de traduire le silence, rappelons que nos poètes se sont intéressés aux langues et ont participé à la traduction d’autres poètes (nous pensons ici plus particulièrement à Gaspar qui a traduit des poètes hongrois et le poète grec Seféris) mais ils ont aidé, guidé, peut-être, la traduction de leurs propres ouvrages (nous savons qu’ils ont été traduits en plusieurs langues à travers le monde). Voilà ce qui en est des tentatives des poètes pour capter, pêcher, une coïncidence, tel que le décrit Christine Baron dans les propos suivants :

‘L’indicible demeure en tout état de cause, la marque d’une inadéquation, d’un écart non comblé, non comblable et douloureux des mots et des choses, un mouvement de l’écriture à la rencontre des choses, et des choses à la rencontre des catégories de perception de l’homme, une tentative toujours reprise de coïncidence qui vit de son propre échec.110 ’

Pour étayer l’idée du sentiment fort de l’échec dans le langage et face aux mots, nous aimerions citer les paroles suivantes qui sont révélatrices de la condition de nos trois poètes, parmi d’autres, dans le langage :

‘Et comment des mots auraient-ils apaisé la soif de mon âme ?
Des mots, j’en trouvai partout ; partout des nuages, Héra nulle part.
Je les hais comme la mort, ces misérables compromis de quelque chose et de rien. Devant l’irréel,
Toute mon âme se hérisse.
Ce qui ne peut m’être tout, pour l’éternité, ne m’est rien.111  ’

Nous pouvons y souligner le paradoxe du rien et du tout que doit vivre le poète, ainsi que la relation qui va jusqu’à la haine, mais pas seulement, car elle est aussi le parfait contraire de la haine, en même temps.

Regardons maintenant de plus près comment tout cela prend forme et s’exprime chez nos trois poètes.Il s’agira plus précisément de nous questionner sur le rapport qu’entretiennent nos trois poètes avec le langage poétique en tant que poètes. Nous verrons comment Frénaud présente le poète avec ses traits et caractéristiques. Et comment chez Gaspar, le poète, l’homme en général, est organe de la langue. Chez Guillevic le poète apparaît comme un sculpteur du silence, il travaille la matière.

Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux caractéristiques du langage « autre » qu’est la poésie avec ses pouvoirs, puissances, échecs et faiblesses. Et comment est vécue la quête interminable du mot chez chacun de nos trois poètes.

Nous finirons ensuite par le rapport avec les autres formes d’arts comme la peinture chez Guillevic et Frénaud, ou la musique, la photographie, la science notamment chez Gaspar et ce que désigne ce rapport pour chacun d’entre eux.

Notes
94.

(1854 - 1891) Poète français. L'écriture de Rimbaud donne l'exemple universel d'une expérience des limites, chacun ayant au cours de son existence ressenti cette révolte que le poète maudit, larguant toutes les amarres, pousse à son comble alors que l'homme se contente de l'abriter frileusement sous le masque social. Avec lui, la poésie a la couleur de la musique et de la peinture, le mouvement de la danse et du rêve. Il souhaitait que d'horribles travailleurs lui succèdent. Et ils sont venus, les Jarry, les Artaud, les Vitrac et tous les Surréalistes, sans oublier les poètes du Grand Jeu comme René Daumal, ou encore Henri Michaux ! Comme "Le Bateau ivre", ils ont plongé au fond de l'inconnu, ouvrant la voie à la poésie contemporaine.

95.

Alfred de Vigny : 1797-1863. Écrivain, dramaturge et poète français. Figure du romantisme, contemporain de Victor Hugo et de Lamartine. Sa poésie est empreinte d’un stoïcisme hautain, qui s’exprime en vers denses et dépouillés, souvent riches en symboles, annonçant la modernité poétique de Baudelaire, Verlaine et Mallarmé.

96.

Claude Esteban, écritures contemporaines 4 l’un et l’autre figures du poèmes, « Éclatement et transfiguration du moi », Minard, 2001, p.29.

97.

Stéphane Mallarmé (1842-1898) : Auteur d'une œuvre poétique ambitieuse et difficile, il a été l'initiateur, dans la seconde moitié du XIXe siècle , d'un renouveau de la poésie dont l'influence se mesure encore aujourd'hui auprès de poètes contemporains.

98.

Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, Gallimard, 1951, p.647.

99.

Elisabeth Cardonne-Arlyk, « Invoquer l’autre » op.cit., Cf. note 94 p.170.

100.

Anne chevalier, Avant propos in Le moi et ses espaces, op.cit., p.12.

101.

Avant-propos de Poésie et altérité, p.26.

102.

Paul Claudel, ( 1868 - 1955 ) était un diplomate , poète , dramaturge et essayiste français , qui fut membre de l' Académie française . Il était le frère de la sculptrice Camille Claudel . Ses conceptions, en étroit rapport avec les idées religieuses, l'incitent à préciser le rôle du poète dont le langage doit traduire l'unité fondamentale du monde des choses et de l'esprit, correspondant à une véritable co-naissance abolissant la contradiction objet-sujet. C'est dire l'indéniable dimension philosophique de son œuvre, qui reste à redécouvrir sous cet aspect.

103.

Avant-propos de Poésie et altérité, op. cit., p.30.

104.

Ibid., p.9. 

105.

Conf. Annexe4.

106.

Guillevic et Pascal Rannou, Entretiens, Du menhir au poème, revue SKOL Vreizh, L’école bretonne, N° 21, Juin 1991, p.42.

107.

Ibid.

108.

Limites du langage : indicible ou silence, « Indicible littéraire et expérience des limites (de Blanchot à Wittgenstein) » par Christine Baron, articles réunis par Aline Mura-Bunel et Karl Cogard, L’Harmattan, 2002, p.293. 

109.

Ibid., Cité par Philippe Ducat, « Le complexe d’Eleusis, Hegel, Holderlin et l’épreuve des limites du langage », p.269.

110.

Ibid., « Indicible littéraire et expérience des limites … » par Christine Baron, p.295.

111.

Ibid., Holderlin, Hypérion, traduction de Philippe Jaccottet, in Œuvres, Paris, Gallimard, 1967, p.114. Cité par Philippe Ducat, p.269.