17. Le poète contemporain 

‘ …le poète…n’est plus séparé de la Réalité, son drame se confond avec celui du Tout et de tous.  (IPP., p.241)’

17.1. Un portrait « autre » 

Frénaud peint son propre portrait dans le poème suivant, avec lequel nous entamons ici l’étude sur le poète. Nous remarquerons que ce portrait n’est pas sans être négatif. Est-ce que cela relève de l’incertitude ou de la non confiance du poète ou est-ce ce côté propre au poète qui se nie (« lentement ») toujours ? Lisons le poème pour ensuite en relever tous les traits concernant le poète en question :

‘« Pauvre fête »
« Autoportrait » 
Triste et gras, l’œil gonflé par une perle opaque,
Le verbe alourdi par les venaisons,
Touffu comme une étoile louche,
Tout fou comme un veau sous la lune court,
Juste comme un tambour enterré non loin,
Qui bat s’arrête puis repart,
Verdoyant comme une moisissure qui ronge son mur
Et sourit alors,
Sans égards pour le bonheur,
Sans place enviable,
Droitement dans sa démarche hostile,
Gauchement roulant des yeux et des r
Dans le charbon d’enfance et dans tous autres,
se niant lentement, s’élève
Un homme porte-lumière. (S.F., p.45) ’

Le portrait dans tous ses traits marque ici le paradoxe qui habite le poète, paradoxe présent jusque dans le titre « Pauvre fête ». Nous relions « pauvre » au commencement du poème avec « triste », « charbon » (du charbon, du non-espoir, naît ou se relève le poète en Frénaud), et « fête » à sa fin avec « lumière ». Rien n’empêche le poète de continuer son chemin, même si le verbe est lourd, résiste, se refuse à lui, même s’il n’arrive pas à voir, avec son regard prononcé (« œil gonflé »), ni à comprendre, même s’il n’a pas une place remarquable et considérée dans la société ni parmi les siens, même s’il est gauche et qu’il roule ses r (Frénaud roulait effectivement les r), sa démarche s’affirme, se solidifie, dans ce départ renouvelé à jamais et le sourire gardé malgré tout. De ce portrait naît et se dresse un homme porte-lumière qui est, en effet, à l’image de sa quête interminable, à la recherche d’une totalité qu’il ne pourra jamais embrasser, il porte sa lumière sur les mots et sur la vie et essaie d’en saisir quelque chose, d’éclairer un des visages de l’inépuisable altérité du réel. Qui est l’homme peint ici ? Nous en avons la réponse dans un autre poème que Frénaud termine avec : « cet homme est un poète. » 

‘« Parade » 
Il a trouvé sa source,
Il a trempé sa soupe,
Il s’assoupit à table,
Il s’assouvit en rêve,
Il s’accroupit pour pondre,
Il s’avive à songer,
Il s’active à pousser,
Il s’accouple à la lyre,
Il s’accomplit par vœu
Du souffle de l’Esprit.

Cet homme est un poète.  (S.F., p.44)’

En effet, cet homme est à l’ouvrage, avec une suite d’actions que Frénaud énumère tout au long du poème ; il montre une activité permanente (même dans ce qu’on pourrait juger comme inaction, il y a toujours l’association à une action dont le poète est le sujet ou le provocateur, avec l’utilisation des verbes pronominaux) chez lui, une fois sa source trouvée. Il essaie de pousser les limites et les frontières ; son univers est fait de chants, de songes, de rêves, mais aussi de concret, il mange, s’assoupit à table. Cependant, dans tout cela, il reste actif. Il s’accomplit dans et par sa poésie, le souffle de l’esprit. C’est grâce à ce souffle, à cette source, qu’il porte et apporte la lumière.

Voilà le portrait du poète qui apparaît aussi dans un tableau dans lequel il est toujours en quelque sorte un porte-lumière. Mais qu’éclaire cet éclaireur ? Et qu’en est-il de la lumière qu’il amène ? Voyons comment Frénaud l’illustre et la représente :

‘« Gros homme peint sur un tableau »
Sa bouche est sa lanterne,
Il profère sa nuit.
Sa lune qu’il éclaire
Est sa mélancolie.  (S.F., p.73)’

Dans ce poème, nous sommes devant un tableau sur lequel nous pouvons voir un gros homme dont la bouche est un soleil et tout est sombre autour de lui ou peut-être que l’obscurité n’est qu’à l’endroit de son cœur, une possibilité que nous pourrions imaginer. Ce poème fait appel à la peinture, au visuel. Comme le soleil éclaire la lune, les mots et le poème, eux, éclairent la mélancolie du poète. Ainsi, pourrions-nous dire que le soleil est sa bouche et la lune son cœur mélancolique. Le poète éclaire ainsi avec sa bouche, avec les mots ; il porte la lumière dans sa bouche et dans les mots qu’il profère. C’est en disant sa nuit qu’il apporte une clarté à la lune mais aussi à sa mélancolie.

Nous pouvons voir également dans un autre poème comment le changement s’effectue à l’intérieur du poète « inspiré », illuminé ou qui illumine. Nous mettons le mot inspiré entre guillemets car nous verrons que dans son poème, Frénaud a fait suivre l’adjectif, au deuxième vers, par une image qui ramène le mot à un sens tout autre que transcendant :

‘« Poète »
Le poète inspiré
Épile son chien
Ou caresse une étoile,
Et toujours entre ses doigts
Sa profonde voix chante.

Mes mots, mon beau langage,
Tous les vins que je mûris pour moi,
Le sang de ma terre et des miens,
L’alcool de toutes les villes et du feuillage.

Mon sang lourd et la lumière
Que tant d’angoisse y faisait sourdre,
Mon sang fauve, mon sang d’arc-en-ciel,
Pour la soif de tous les hommes et pour moi.

Épanchement charnu de mes songes
Les plus réservés
Qui dorment en bouteilles.
Tombe la foudre et le miracle explose,
Ma cave resplendit.
Je suis ivre et je chante.  (R.M.., p.39) ’

Nous trouvons dans ce poème de quatre strophes, premièrement, les membres clés de son corps en tant que poète qui, inspiré, chante ce qu’il y a de plus terre à terre si l’on puit dire, et peut tout autant s’envoler vers une étoile pour la caresser. Les membres mentionnés étant sa voix (bouche), ses doigts et, dans un précédent poème, son regard. La voix du poète est dans ses doigts qui sont ses instruments du chant. Dans la deuxième strophe, nous trouvons l’analogie entre le vin et le poème, ivresse qui mûrit en lui. La strophe qui suit porte sur l’image du sang souvent associé au vin. La quatrième est reliée au premier vers et illustre comment l’inspiration - étant le chant des mots qui naissent d’entre les doigts du poète et prennent place dans l’espace et dans le temps -, comme une foudre, fait resplendir sa cave ; les mots naissent et font lumière sur ce qui était enfermé. L’homme est devenu poète, porte-lumière, lorsqu’il a trouvé sa source, lorsque le miracle est arrivé, que les mots sont nés de ses doigts et que leur chant s’est élevé de sa voix profonde, de ces songes « qui dorment en bouteilles » au fond d’une cave obscure. Par ce miracle, le poète éclaire avec sa bouche, avec les mots qui y naissent et qui s’y chantent. La magie du poète est qu’il tend vers l’Autre et que ce dernier tend vers lui et vers les autres et que tout se rassemble (« …dans la bouche ou sous les doigts du poète, les éléments se tendent, se rassemblent. » (S.F., p.171)) 

Ne puisse-t-il pas changer le monde ni le transformer, («  Sont vaines les paroles du poète » (IPP, p.221)), sa « pauvre » magie opère toutefois en rassemblant et éclairant, elle est une épiphanie. Les mots se voient ainsi éclairés, mis sous la lumière, prononcés, écrits, articulés, chantés. Certes, le poète ne peut transformer le monde puisqu’il ne détient pas la solution, il est sans cesse dans une quête éternelle vers une issue absolue, définitive, finale, qui ne se livrera jamais telle que désirée mais plutôt à l’image d’un « miracle », de la « foudre » qui « explose » puis ne tarde à s’éteindre.

Face au langage, le présent est en quelque sorte le temps favori de nos poètes puisqu’il incarne l’instant avec lequel coïncide et à quoi correspond l’éblouissement du moment créateur dans « l’irruption des mots ». Or, ce sentiment est éphémère et est très vite remplacé par un autre sentiment d’amertume où le poète se retrouve face à face avec son « inhabileté fatale », avec sa frustration devant son incapacité à dire les choses. Et le poète se retrouve encore tâtonnant dans les ténèbres à la recherche d’un moment d’illumination. Peut-être, est-ce ce que chercha à exprimer Frénaud dans ce qu’il a appelé par «  appel insensé » dans :« Mais je ne puis guérir d’un appel insensé » (R.M., p.130). Or, découle de la frustration et de l’impossibilité à tout dire, le désir d’aller plus loin dans sa quête interminable, éternelle. Il est intéressant de voir comment le poète est dans sa recherche face aux mots, comment il décrit la joie, la peur, la pitié…, sentiments ou situations que le poète connaît dans sa recherche de lumière et de compréhension.