17.2. Face aux mots d’un langage « autre »

‘La forme que prendra son ouvrage, le poète ne la connaît pas avant de l’avoir trouvée. Il tâtonne à la recherche de ce qui n’a pas de visage. Son art est celui d’être fidèle à l’inconnu qu’il constituera.  (IPP., p.243)’

Réussir à tout dire, voilà ce dont rêve tout poète. Dans sa quête insatisfaite, le poète n’a que ce qu’il écrit, ce peu qu’il arrive à saisir, à nommer, et un désir grandissant de pouvoir toujours dire davantage. Or, il est nécessaire de nous arrêter au rapport qui lie le poète à ces pauvres mots qui n’apparaissent que pour accentuer, accroître, la soif du poète et provoquer chez lui des sentiments contradictoires, dans lesquels il se trouve tantôt joyeux, tantôt saisi par une certaine peur.

Écrire pour Frénaud, c’est, selon le poème que nous allons étudier ici-même, conduire ses propres bêtes, intérieures bien sûr, à la maison. Drôle d’image, n’est-ce pas ? Mais tout aussi profonde dans sa signification. Si l’on reprend le titre du poème «  La création de soi » :

‘Mes bêtes de la nuit qui venaient boire à la surface,
J’en ai harponné qui fuyaient,
Je les ai conduites à la maison.
Vous êtes ma chair et mon sang.
Je vous appelle par votre nom, le mien.
Je mange le miel qui fut venin.
J’en ferai commerce et discours, si je veux.
Et je sais que je n’épuiserai pas vos dons,
Vermine habile à me cribler de flèches.  (R.M., p.61)’

Nous pouvons dire qu’écrire, c’est également se créer soi-même. Mais la question qui se pose ici c’est comment ? Les bêtes qui fuient sont les mots ou plutôt les sentiments qu’il tente de saisir avec des mots ; il tente de les nommer pour mieux les cerner, les localiser, les définir et mieux les comprendre. « Bêtes de la nuit » parce que c’est du fond de nos questionnements tourmentés, qui restent incompréhensibles et sans réponses, et au plus profond de notre inconscience que des sentiments insaisissables grouillent. Frénaud parle lui-même du poème et explique ce que sont ces bêtes dévoreuses, nous proposons de nous arrêter ici à ses propos lors de son entretien avec Pingaud :

‘ce poème, en effet, éclaire notre propos dans la mesure où, partant de ce dont part un homme, poète ou pas, - c’est à dire de l’appréhension du grouillement intérieur des pulsions hostiles, qui se trouve symbolisé tout naturellement, dans ce cas, par ce déboulé d’animaux courant de tous côtés-, j’exprime aussi la révolution qu’opère la poésie par rapport à ce monde souterrain : « je les ai conduites à la maison… je vous appelle par votre nom, le mien, je mange le miel qui fut venin. » Autrement dit, je peux me conquérir et me transformer en apportant à la lumière ce qui est caché. J’ai la chance de vaincre les monstres en les découvrant là où ils sont : en moi. Sinon les vaincre, du moins leur faire porter pierre, comme au diable… ou essayer de les – de me –transformer.112 ’

Ainsi, on se crée tous, poètes ou autres, chacun à sa façon, en faisant sortir les bêtes qui habitent en nous vers la lumière, tout en les nommant. On serait alors amenée à dire que la poésie se crée en même temps que l’on se crée nous-mêmes. On peut ainsi voir un écho ou un parallélisme entre capturer ses bêtes et les ramener à la maison et capturer des mots et donner naissance à un recueil de poésie. Et tous deux poète et poésie ne cessent de se co-créer, de renaître ensemble, (« je vous appelle par votre nom, le mien. ») La quête dans la poésie à la recherche des mots est infinie (« je sais que je n’épuiserai pas vos dons »), c’est en sorte apprivoiser nos bêtes intérieures qui fuient, les ramener à la maison. Devant ses bêtes folles, devant le visage et la forme que n’a pas encore son ouvrage, il s’agirait pour Frénaud d’être fidèle à soi, confiant de pouvoir arriver à dompter ses pulsions hostiles comme de voir apparaître son « château » poétique.

Voyons de près ce que ressent le poète face à l’apparition des mots à sa bouche et sous ses doigts, tel qu’il l’exprime dans les deux poèmes suivants que nous allons étudier ici. Dans le premier poème intitulé « L’irruption des mots » que voici :

‘« L’irruption des mots »
 Je ris aux mots, j’aime quand ça démarre
Qu’ils s’agglutinent et je les déglutis
Comment cent cris de grenouilles en frai,
Ils sautent et s’appellent
S’éparpillent et m’appellent
Et se rassemblent et je ne sais
Si c’est Je qui leur réponds ou eux encore
Dans un tumulte intraitablement frais
Qui vient sans doute de mes profondes lèvres,
Là-bas où l’eau du monde m’a donné vie,
Je me vidange quand m’accouchent ces dieux tétards,
Je m’allège et m’accrois par ces sons qui dépassent
Issus d’un au-delà, presque tout préparés.
J’en fais le tour après enorgueilli,
Ne me reconnaissant qu’à peine en ce visage
Qu’ils m’ont fait voir et qui parfois m’effraie,
Car ce n’est pas moi seul qui par eux me démange. 27 Janvier 1948.  (S.F., p.72)’

Frénaud décrit minutieusement l’irruption des mots, « quand ça démarre », leur « attitude » et la sienne qui, tout au long du poème, reste plutôt positive, légère et joyeuse (les mots s’appellent et appellent le poète) sauf vers la fin, plus précisément dans les deux derniers vers, où un sentiment de peur et d’angoisse fait surface. En disent-ils long, trop, sur les frayeurs et inquiétudes qui nous rongent et que l’on essaierait de cacher (dans ce visage que les mots montrent au poète, il ne le reconnaît pas, pourtant, c’est le sien) ? Frénaud, dans tous les cas, révèle franchement sa peur devant ses propres mots, lorsqu’il écrit. Parlant de la mort dans le poème « Était-ce prière à la mort ? », Frénaud finit son poème avec la strophe :

‘ _j’ai peur de ce que j’écris.
J’ai pitié de moi… A quoi bon
La fierté ? La peur aujourd’hui
Gémit en fleurs.  (DTD, p.138) ’

Il y a ici la peur d’écrire, la peur de ce dont on est capable d’écrire ou de dire, la peur en quelque sorte d’être poète, et, en même temps et paradoxalement, un sentiment de pitié envers lui-même de sa situation. La modestie est un élément essentiel, voire naturel, chez nos poètes, sentiment que nous retrouvons dans « à quoi bon la fierté ». Oui, j’ai peur ; oui, j’ai pitié de moi, mais j’ai la conviction et le courage de les reconnaître, de les dépasser, car la peur et la conscience de tout cela sont prometteuses malgré les douleurs et les peurs à traverser.

Pourquoi une telle ambivalence dans son rapport à l’écriture ? Pourquoi avoir peur d’écrire, avoir peur de ce que nous écrivons, des mots ? Nous nous consacrerons dans le chapitre suivant à une étude des mots, de l’écriture, à ce qui fait la puissance des mots et leur faiblesse  selon Frénaud. Nous nous arrêterons également au thème du « château », une réflexion sur le langage et la poésie chez notre poète.

Notes
112.

Bernard Pingaud, Entretiens avec André Frénaud, Notre Inhabileté fatale, op.cit., pp.37-38.