18. Pouvoirs et faiblesses de la poésie/ le château frénaldien 

‘ Alors c’est fini…Le poème est là…Mais aussitôt le vide, notre désert parfois passionnément agité. De nouveau « la vraie vie absente ». Le passage de la visitation est si rare. Le poète si souvent est réduit au silence.  (IPP., p.245)’

Nous examinerons ici un texte de la préface de La Sorcière de Rome où il est question du langage et du style chez Frénaud, pour, ensuite, retrouver tous les traits évoqués dans certains poèmes. Lorsque nous parlons du rêve de tout poète, qui est celui de pouvoir tout dire, il s’agit bien d’une recherche du parfait, du tout, d’une quête éternelle qui, quelle qu’elle soit, est en même temps la quête d’un langage total. Arrêtons-nous aux deux passages suivants :

‘On retrouve partout des images de la bouche mutilée et impuissante… autant d’expressions aberrantes qui ne sont que déviations et travestissements de la « bouche muette » qui parle pour se taire, autant de preuves, comme dirait Beckett, que « tout langage est un écart de langage »(…)
Tissé de « mots qui trompent, impliqués dans un ailleurs/cependant hors d’accès », le poème de Frénaud est un lieu perfide et parfois, comme désastre, rien qu’un moment d’éclipse. Il est lieu de menace, traversé par le flux qui mobilise un monument de langage et le démolit en un seul mouvement. Il est rongé par le « rien précaire» qui n’accepte pas de propriétaire.   Le style de Frénaud grouille de questions sans réponse, comme des nœuds de serpents. C’est un style sans repos, d’une beauté mouvementée et contradictoire.   (préface de DTD, pp.23-24)’

Nous en soulignons les éléments-clés suivants, tous qualifiant le langage, les mots, le poème, tels qu’ils apparaissent chez Frénaud :

Commençons par le dernier élément qui est primordial dans le langage de la poésie car la contradiction ou le paradoxe sont au cœur du langage, avec des mots qui disent sans dire, où le sens apparaît pour disparaître rapidement, et avec un poème qui se cherche, se fait lieu de menace et espace de la quête. Nous nous proposons de voir de plus près comment ces caractéristiques sont exprimées dans les poèmes que nous avons choisi de traiter ici.

‘« Pour ne rien perdre de ma vie »
(…)
Un monde qui se forme.

Qu’en reste-t-il dans ces objets qui tremblent ?
Poèmes, miroirs infidèles
D’un mirage peut-être.
Sous le couvert de leurs rayons surprenants,
Témoins douteux à renchérir pour mieux tromper.(IPP, p.119) ’

Aucun accomplissement, rien n’a atteint sa finalité, tout est en évolution, en formation et en mouvement. Ainsi, rien n’est fixé à jamais, d’où la sensation que quelque chose nous échappe même à travers les mots, tout n’est que passage. D’où l’image aussi d’ « objets qui tremblent » dans laquelle nous retrouvons un sentiment d’inquiétude et de non repos. Les poèmes eux-mêmes semblent devenir de simples « miroirs infidèles » qui nous reflètent une image-mirage, irréelle, qui nous incite vers un ailleurs que l’on ne touchera guère, inaccessible. De même, nous voyons encore et clairement l’association de l’infidélité aux mots trompeurs. La lueur de ces miroirs, de mots et de poèmes douteux, qui témoignent mais ne disent pas tout, est surprenante, instantanée et éphémère. Dans deux autres poèmes d’Haeres nous voyons réapparaître le même rêve du poète, celui de construire une bâtisse qui soit parfaite, éternelle.

‘« Construire en marguerite »
La clairière, indiscernable, incernable,
D’où partent et reviennent, que traversent,
Échappées, formes obscures…
Et le poète rêve
D’une construction en marguerite,
Avec les pétales qui formeraient
Collerette blanche,
Alentour du flux d’or intarissable,
Insoutenable.  (H., p.216) 

« La porte » 
Le poème, c’est la porte qui s’ouvrira.
Et la lumière, déjà tu t’y confondais…
Est-ce à toi la faute
Si, à peine sur le pas,
Te voilà retourné dans l’opaque ?  (H., p.219)’

La construction des poèmes est très intéressante ici car elle est inversée. Dans le premier, le poète part d’une clairière d’où échappent des formes obscures pour clôturer avec une construction en marguerite, blanche. Nous passons ainsi de l’obscur, de l’incertain, dans la forme de la clairière, au lumineux, scintillant, à une forme distincte et gaie, une fois le rêve évoqué. Alors que dans le second, le poème s’ouvre comme une porte sur une lumière et très vite nous revoilà dans l’opaque. Voilà la réalité du poème à laquelle nul ne peut échapper. Ce qui rejoint l’idée de l’apparition fortuite et éphémère qui nous saisit, nous surprend, nous éblouit pour se retirer tout de suite après et nous laisser dans une incertitude et une obscurité envahissantes.

Pour Frénaud, l’expérience poétique est une sorte de conquête de mots que le poète tente de capturer mais en vain car il reste dans le froid de l’impuissance et de l’incapacité à réaliser le désir et l’espoir de pouvoir atteindre la chaleur de l’unité et l’union avec l’Autre, le tout, qui demeure inaccessible. Comme une curiosité mal ou non récompensée qui le pousse, enfant, à fouiller dans le creux des dahlias « Il était interdit d’entrer dans l’eau à cause des salamandres. Et dans les trous qui nous regardent sur le visage des dahlias, quand je les pénétrais avec des mains impatientes, il n’y avait rien. » (IPP, p.100) Attiré par le vide, sa curiosité l’amène à introduire ses doigts dans les trous, dans le noir ; ce silence, il y cherche quelque chose mais sa curiosité est déçue, il ne trouve que du « rien ». Ce sera sans doute une telle expérience et un tel sentiment qu’il éprouvera plus tard dans sa quête du langage qui résiste à livrer ses secrets. Tout comme dans : « Et toujours me revenait le sentiment d’avoir encore laissé échapper l’indispensable qui était pourtant à portée. » (IPP, p.101)

Qu’emporte-t-il dans sa quête de l’inaccessible et des tentatives qu’il ne se lasse pourtant jamais de faire ? Voici ce qu’il en dit de sa conquête dérisoire dans laquelle, en échange, des paroles lui sont données, gagnées par son labeur, à force de creuser dans ses propres ténèbres et obscurité :

‘ces paroles mal capturées, ma conquête dérisoire,
donateur à les troubler tous,
mais de quelle aube m’ont-ils aidé en échange-
je les gagnai en creusant ma nuit et je suis froid
de ne pouvoir atteindre, incarné, l’autre
qui m’attend, pétrifié dans ses flammes, pour me réchauffer,
pour faire éclater dans notre embrasement notre destinée.  (IPP, p.51)’

Entre le rêvé, le parfait, la construction en marguerite, le château frénaldien, ce que devrait être le poème tel que le voudrait le poète dans son premier élan et ce qu’il est réellement finalement, il y a tout un cheminement, toute une quête interminable. Voilà comment est le poète dans sa quête infinie de l’Autre qu’il cherche à atteindre tant bien que mal ; une altérité qui brûle dans ses flammes qui ne se livrera donc au poète que « mal capturée », incomplète, mais le réchauffera « en échange », en dépit de tout. Nous pouvons nous interroger également, dans le poème intitulé « les paroles du poème » que nous pouvons lire ici-même, sur comment sont ou devraient être les paroles du poème dans lequel le poète s’entête à chercher, sans toujours pouvoir trouver les mots justes ? 

‘Si mince l’anfractuosité d’où sortait la voix,
Si exténuant l’édifice entrevu,
Si brûlants sont les monstres, terrible l’harmonie,
Si lointain le parcours, si aiguë la blessure
Et si gardée la nuit.

Il faudrait qu’elles fussent justes et ambiguës,
Jamais rencontrées, évidentes, reconnues,
Sorties du ventre, retenues, sorties,
Serrées comme des grains dans la bouche d’un rat,
Serrées, ordonnées comme les grains dans l’épi,
Secrètes comme est l’ordre
Que font luire ensemble les arbres du paradis,
Les paroles du poème.
Janvier 1962  (DTD, p.199)’

Nous revoilà plongés, ramenés au paradoxe qui ronge et demeure en tout. La première strophe dessine le contexte dans lequel le poète œuvre, un « lieu de menace » avec la répétition du « si » en tête des quatre premiers vers. Répétition qui marque à quel point la tâche est difficile, le chemin long et la nuit du silence, du tu et du caché, à jamais présente, intacte. Vient alors la deuxième strophe où Frénaud exprime avec soin les caractéristiques des mots du poème, tels qu’ils devraient être. Du pouvoir de la poésie, du langage, du mot, et de son incapacité découle un état paradoxal avec des paroles justes mais ambiguës, « serrées » combien de fois comme une cavité si profonde et sinueuse, si « mince », et pourtant le parcours reste long, la douleur accentuée, et la nuit est toujours là. Un paradoxe dans lequel le poète, Frénaud, se voit donc habité, pris par deux sentiments « ennemis » qui sont celui de l’amour et de la haine de la poésie113.

De l’amour pour le peu que la poésie illumine et de la haine pour l’inaccessible qu’elle ne fait échouer, pour le mirage d’une issue qu’elle ne cesse de raviver et de pousser encore plus loin devant nos pas et notre avancée. Tel en est le cas dans un autre poème où Frénaud parle d’une double origine propre au langage et qui est à l’origine du combat entre les composantes du paradoxe :

‘« La double origine du langage » 
À Alain Lévèque
Le perdu inoubliable, inconnu,
Le sein où j’avais part, originel,
J’essaie avec ma langue,
Et cette rumeur dans l’oreille qu’elle fomente
Et qu’il me semble reconnaître,
De recouvrer- oh ! je tâtonnerai -une parole
Où être aspiré, respirer,
Où me dissiper dans la mer.


…ou si le discours qui s’acharne,
Qui s’arrache de ma bouche,
Venait d’un élan sans cesse intimidé,
-et qui se hérisse d’autant plus, qui raffine,
Que je n’y arrive pas !-
Pour mimer
La syllabe initiatrice,
Dominatrice,
Lorsque le père émit
L’univers en mouvement,
Où je figure au rôle, ces jours-ci,
D’où je parle.  (H., p.202)’

Nous choisissons de conclure avec une construction en marguerite, un lieu rêvé, un langage total, figures qui se rassemblent toutes dans l’image du château, texte consacré au langage et que Frénaud a commenté lui-même dans Notre inhabileté fatale. Tous ces poèmes que nous avons parcourus plus haut trouvent source dans « le château et la quête du poème114» dans lequel Frénaud décrit toutes les étapes traversées par le poète depuis les tout débuts de tâtonnements avec la naissance des mots, le chemin taillé dans l’obscur du Monde et du nôtre propre, qu’il nous faut construire nous-mêmes jusqu’à la certitude d’être arrivé au château et de pouvoir s’y confondre enfin. Mais à peine ressentie, cette certitude de côtoyer la totalité s’effondre, s’évanouit. Et la route est à reprendre du début ou plus exactement d’un autre début parmi d’infinis débuts que nous devons toujours réemprunter. Car dans l’ultime étape où est frêle la certitude, le poème naît, laissé derrière : maison habitable et le château du poème, la finalité rêvée se trouve déplacée. Comme si, avant que le poème ne se livre, ne se détache du poète complètement pour se graver sur le papier et prendre sa forme finale, le poème est le château. Cependant, du moment qu’il est fixé, ce qu’il a en lui du château devient fade et, à ce moment-là, il redevient une simple maison. Ainsi, l’image du château dans la quête du poème, reste véhiculée, transportée, d’un poème à un autre, guidant tantôt le poète, laissant derrière la retombée d’une lueur désormais éteinte, des fruits que sont les poèmes mais la quête, elle, reste à jamais portée ailleurs. Elle est la lumière première qui illumine le poème, lui donne son élan pour le quitter ensuite et en habiter un autre et ainsi de suite. Voici comment Frénaud commente lui-même le château lors de son entretien avec Pingaud dans Notre Inhabileté fatale :

‘Le château, c’est, en cours de route, le poème comme finalité rêvée, c’est l’inaccessible. La maison, c’est à défaut de mieux, puisque nous sommes là et qu’il nous faut bien vivre…(…)Nous avons déjà beaucoup parlé de la poésie comme expérience. Et, en dernier lieu, à propos de La Noce noire, où elle apparaît comme échec de l’expérience. Le château et la quête du poème apporte une réponse moins passionnelle.
Le mot château oriente vers la connaissance de l’être, et se souvient des mystiques. (…) En fait, il ne s’agit, au mieux, que d’une étape. Je ne dirai même pas un endroit par lequel il fallait passer. Plus simplement, un lieu par lequel on s’est trouvé passer. Au cours d’un cheminement comme dans un jeu… où l’on découvrirait peu à peu qu’on ne gagnera jamais la partie.(…)
Le château est devenu un objet extérieur, où le poète ne peut demeurer, mais où lui ou d’autres pourront revenir ; il deviendra possible d’en étudier la structure et le style : « salles et corridors, recoins ». C’est alors que l’on peut comparer le château à une maison habitable, elle aussi distincte de celui qui l’a construite. Et également capable de faire entendre un chant.115  ’

Tout au long de sa quête, le paradoxe habite le poète qui se trouve ballotté entre espoir, déception, certitude mais la certitude également de ne pouvoir trouver d’issue, certitude plutôt de la non-existence d’issue quelconque. La quête demeure, néanmoins, entreprise et le poète sait d’avance que le chemin est à reprendre. La partie n’est pas gagnée d’avance, elle l’est encore moins tout au long de son cheminement. Mais il reste ce que veut bien nous livrer ou délivrer le château, il nous laisse une maison habitable qu’on peut visiter, ces poèmes que l’on peut lire et d’où s’entend s’élever un chant. Des legs qui sont les poèmes et qui nous rappellent une question importante chez Frénaud, celle de l’héritage laissé par des domaines qui se trouvent au cœur de la créativité et de l’expression, nous pensons ici aux arts. Nous connaissons le rapport qui unit le poète aux peintres et à la peinture en particulier. Nous nous interrogerons dans notre prochain sous-chapitre, sous la notion de l’héritage, sur la question de la possession dans l’immense et interminable quête du langage.

Notes
113.

 Haineusement mon amour, la poésie, (S.F., p.9).

114.

« Lentement, et parfois avec fièvre et se précipitant, le poète construit un chemin dans l’opacité fluente du monde et de lui-même, s’arrêtant tout à coup pour se demander s’il ne s’égare pas, si chaque pas qu’il fait : chaque vers, si chaque plateau qu’il franchit, chaque montée qu’il élève : chaque strophe, ne le détourne pas du château avec lequel à la fin il doit se confondre ; obligé de revenir en arrière et de détruire ses traces pour en marquer d’autres : d’autres mots et massifs de mots, qui ne seront pas à détruire, ceux-ci, mais qui devront savoir s’annuler à la fin dans la fulguration du lieu à inventer, l’y acheminant, peu à peu, l’y transportant, tout au long de la route obscure que ses pas devraient illuminer à mesure et que parfois en effet ils illuminent et le monde entier avec lui, il le croit. Et il est vrai que l’intermittente lumière s’éteint à peine a-t-elle brillé au cours de cette quête et que le sentiment de la vanité de l’effort rend amère la certitude qui fut d’avoir été dans la juste direction d’avancer.

Et pourtant, il doit continuer à trouver et à chercher, à progresser pour que, à la fin, le château se trouve là édifié, de l’intérieur duquel, s’y confondant, il saisira pour un instant l’Unité du Tout, panorama et racines,(…)Parti à l’aventure sur un appel et guidé, mais abandonné le plus souvent et réduit à l’impuissance, exalté ou vacillant au cours de la longue marche, le poète, durant le temps presque imperceptible où il s’identifie avec le château, reconnaît qu’il a construit ce qui est. Et c’est vrai ! Parce que, étant par nature contradictoire comme tous êtres et toutes choses qui sont, le poète, au moment où il se dresse avec le château, se trouve atteindre et vivre cette contradiction dans les mouvements de la totalité(…)

Et la fulguration évanouie, il ne restera qu’un monument en face de lui, plus ou moins ample et élevé, dont il fera le tour avec déception, tant cette construction ressemble à beaucoup d’autres qu’il connaît, morne et d’une beauté tout extérieure… » (IPP, pp.233-234)

115.

Notre Inhabileté fatale, Ibid., pp.164-165.