19. Peinture et poésie

‘Le pouvoir propre du poète, c’est de construire un objet pour lequel il n’existe pas de modèle. 
(IPP., p .240)’

La peinture est un art qui a beaucoup interpelé Frénaud, il s’est lié d’amitié avec certains peintres comme Bazaine116, Estève117 et Ubac118. Il y eut collaboration entre eux, cependant, pour notre poète, il ne s’agissait aucunement d’illustration mais d’accompagnement, de rapprochement ou d’une simple juxtaposition entre les gravures ou réalisations plastiques et ses poèmes. Car même si poète et peintre vont dans la même direction, participent à un même projet, leur approche reste différente, ne serait-ce que dans les outils utilisés. Le poète et le peintre s’inscrivent dans deux univers différents quant au système de signes auquel ils ont recours, mais ils se rejoignent sans aucun doute dans l’incertitude et dans le fait que l’œuvre, qu’elle soit plastique ou poétique…, est un point de départ non un point d’arrivée119, elle n’est ainsi pas aboutissement mais cheminement. Frénaud a même écrit un article sur Raoul « Ubac et les fondations de son œuvre » où il parle justement de l’œuvre en tant que patrimoine. La créativité ou la création qui constitue un patrimoine est une réponse aux limitations de l’homme dans sa vie. Frénaud se demande alors : « L’artiste douterait-il que, pour les autres, son œuvre fut un patrimoine très secourable et un rempart, du moins constitue-t-elle pour lui-même, si modeste et incertain qu’il soit, la manifestation d’une résistance et, peut-être, absurdement, comme l’accomplissement d’un devoir ?120 »

En perdant sa mère puis son père, Frénaud s’interroge sur l’origine, et forcément sur l’ « après » dans un désir de renouer un contact avec ces autres désormais absents. C’est peut-être ainsi que remonte à la surface la question de l’héritage dans son poème et recueil Haeres (l’héritier), et bien sûr de qui possède quoi ? (Titre d’un de ses poèmes que nous allons voir plus bas). Et possède-t-on déjà quelque chose dans une quête où tout ne semble que perte ?

‘« Qui possède quoi ? »
Qui possède quoi dans ces enclos ? A qui est-ce,
La montagne investie jusqu’au moment,
Les murs patients, les blés jaunes, les amandiers ?
Serait-ce à toi, à toi, ce beau domaine,
La maison, la pièce d’eau précieuse,
L’enfant qui crie sur la pelouse ?
Ah, qui saura retenir entre ses mains
Les murs qui tombent, la fleur immuable,
Les héritages démembrés, les puits taris ?
Des familles éteintes, qui lira les noms
Sur la mousse des tombes oubliées ?
Et le vent, les rochers, et la mort, à qui est-ce ?  (IPP, pp.136-137)’

C’est dans l’état éphémère des choses et de la condition humaine que tout, même les héritages les plus importants, s’éteint, disparaît et se perd. Et un seul désir face à ce qui s’effondre, nous quitte et habite désormais l’oubli, celui de le retenir, d’en garder une trace concrète, palpable. Impossible ! Le poète le sait bien, il ne se leurre pas, il se demande qui possède réellement, qui hérite de tout ce qui nous échappe et échappe à notre possession. Alors, d’héritage, de possession, il n’y a pas ?

Effectivement, chez Frénaud, seul le poème malgré tout est un héritage comme d’ailleurs dans d’autres arts, la musique ou la peinture. C’est ce qu’il affirme dans un poème de Haeres. Il convient d’abord de préciser ici les circonstances dans lesquelles son ouvrage a vu le jour. En 1974, Frénaud demande à Geneviève Asse121  d’accompagner son poème de gravures. Naissent en postface à ce premier poème, trois autres textes pendant cette même année (ils sont datés par Frénaud de mai, juin et août 1974). Les trois textes dont il est question sont présentés comme étant des commentaires au premier poème, tel que les titres l’indiquent aussi (« autre lecture » ou « Haeres 3 » par exemple). Or, ces textes ne sont pas tous, en vérité, des commentaires, puisque le deuxième texte est en soi plutôt un autre poème et que le troisième, lui, présente une réflexion sur l’art et le poème, c’est d’ailleurs à ce dernier texte que nous nous intéresserons ici. D’autres poèmes sont ajoutés au poème initial de « Haeres » et aux trois textes qui ont suivi, et Frénaud fait porter à son recueil, publié en 1982, le nom de son poème « Haeres ».

‘Haeres. Le poème – et le tableau aussi bien, l’œuvre musicale – c’est même, pour l’auteur, le seul valable héritage.
Et d’abord, transmissible de soi à soi. Un bien qu’il a su, une fois, constituer, qu’il peut feindre d’oublier ou qui peut lui devenir pour longtemps interdit, mais enfin qui est là, qu’il a la possibilité un jour, de reprendre dans sa voix et au travers duquel il saura retrouver – il l’imagine – un écho de la patrie véritable.
Et c’est le seul bien aussi qu’il voudrait pouvoir donner, quand il n’est pas paralysé par le sentiment du si peu, celui dont il aimerait faire de tous les hommes les héritiers. (Trop souvent il se trompe : ce bien précieux ne vaut du tout. Héritage tacitement, universellement révoqué.)122

Singulier patrimoine, le poème, s’il vaut à la façon d’un charme.
Si le bien qu’il constitue, c’est le pouvoir qu’il a, saisissant tel ou tel, par le travers de ses contradictions, du malheur, de le faire participer, dans une condensation-illimitation soudaine, à l’être qui n’est pas une personne, autrement dit d’opérer une dépossession de soi dans l’unité.
Août 1974 (H., pp.16-17)’

Le poème ou toute œuvre peut être révoqué, le poète voudrait qu’il soit héritage universel, à tous les hommes. Le poème a un pouvoir que nul autre héritage ne saurait avoir, il s’y pratique une dépossession du soi en faveur de l’unité. Oui, le poème est un héritage, un patrimoine particulier, il est un « bien » qui dépossède et unit en même temps, selon Frénaud. C’est certainement dans la dépossession qu’on se sent perdu, que tout est à redécouvrir, qu’il nous faut un effort à nous, lecteur, devant un poème ou devant une œuvre d’art. Finalement, dans le rapport de la poésie à l’art, en l’occurrence la peinture ici, malgré la distance avec l’Autre, c’est dans une même projection qu’il peut y avoir accord, contact.

Comme les arts, le poème est alors un héritage qui dépossède. Chez Gaspar, les autres arts et la poésie sont des moyens auxquels le poète recourt pour faire face à un sentiment de « limitation insurmontable ». Comme nous avons vu précédemment, il y a proximité entre nos deux poètes, du point de vue du flux et souffle dans l’écriture, qui viennent certainement de leur intérêt pour l’Histoire, ce qui les projette dans une recherche de l’Origine et, de ce fait, de l’avenir. Alors que chez Guillevic, le langage est plutôt lacunaire, et c’est de cette caractéristique qu’il tire sa force et, notre poète, s’investit plus dans le présent, le maintenant. Nous choisirons donc de nous intéresser en deuxième lieu à Gaspar.

Notes
116.

Jean Bazaine (1904-2001), artiste français, figure majeure de la nouvelle École de Paris, et de la peinture d’avant-garde française du XXe siècle. Sa peinture-non figurative- est un humanisme, une abstraction qui tend vers la couleur, l’atemporel et l’épure. Ses lignes et ses aplats témoignent (comme son discours) d’une certaine spiritualité et d’une attachante poésie. A partir de 1946 et particulièrement dans les années 1970 et 1980 Bazaine a illustré de dessins ou lithographies de nombreux livres, notamment d’André Frénaud, Eugène Guillevic parmi d’autres.

117.

Maurice Estève (1904-2001) l’un des peintres majeurs de la nouvelle Ecole de Paris. Son style se caractérise par un entrelacement de formes dont les qualités naturelles, voire organiques témoignent d’une grande poésie. Il accepte un contrat d’exclusivité, de 1942 à 1949, avec la galerie Louis Carré qui réalise en 1945 une importante exposition Bazaine, Estève, Lapicque, respectivement préfacés par André Frénaud, Jean Lescure et Jean Tardieu.

118.

Raoul Ubac (1910-1985), peintre non figuratif français d’origine belge de la nouvelle École de France. Il rencontre Frénaud, Queneau et Éluard à la revue Messages. Il aborde la peinture à l’œuf pour une série non figurative de Personnages couchés dans des lumières sourdes. A partir de 1951, ses gouaches et toiles sont préfacées par Frénaud entre autres.

119.

Jean-Yves Debreuille, La voix et le geste André Frénaud et ses peintres, La Baconnière, 2005, p.9.

120.

in Poésie mai 85, revue bimestrielle, dirigée par Pierre Seghers, La maison de la poésie, Paris, p.87.

121.

Geneviève Asse est une artiste-peintre née à Vannes en 1923. Elle se dit composant avec l’air plutôt qu’avec la terre, raison pour laquelle elle fut surprise lorsque Frénaud lui demande sa contribution à son poème Haeres.

122.

Vous trouvez ici la suite de l’extrait : Si le thème ici c’est la transmission de l’héritage des parents (les biens, les valeurs, les sentiments) et si le problème c’est leur révocation ou acceptation, la tension est d’autant plus forte dans le poème que le drame avoué est le substitut et la parodie, en un sens, du véritable sujet-objet d’intérêt qui s’y dissimule – comment dire ? – le poème lui-même a-t-il ou non une valeur qui assure-t-il médiation efficace d’une certaine expérience qui fut, expérience d’ébranlement et de pressentiment du tout, de la Lumière.