20. Le langage, une présence (cet organe de langage)

‘ Au seuil de ce jour indécis : le poète avec son maigre paquet. Mis à nu en ce désert. Et nu à crier et désert à en perdre le sens. Qui l’entendra dans l’atelier des poussières inusables ? 
(App.P, p.113)
Celui qui ne sait pas parle.
Celui qui sait ne parle pas.
 (App.P., p.123)’

Pour commencer, nous proposons de nous arrêter à un texte que Gaspar a envoyé à Serge Meitinger en post-scriptum et dans lequel il présente une réflexion sur sa poétique, sur le langage et sur les différentes approches du réel et l’avantage qui profite à l’écriture poétique parmi toutes les autres approches et formes d’écriture :

‘P. S. J’ajoute, entre nous, puisque nous n’avons jamais pu discuter sur la réflexion qui fonde (d’une manière ouverte, je l’espère, et en mouvement) ma poétique, que l’ordre ou l’ordonnance, la règle, l’harmonie, ces modes de penser du fini et qui ne sont qu’un reflet, une approche de l’acte infini qu’est la « parole » de la nature, je les conçois dynamiquement  – ces notions recouvrant un ensemble de rapports en interrelation dynamique – et non pas comme des structures figées. La connaissance objective étant infinie, nous n’aurons jamais qu’une compréhension approchée des grandes lois sans commencement. Tout aussi solidement implanté dans les abords du réel que la science, l’art peut être une tentative de voie directe, génétique pour approcher le réel, pour transgresser, faire éclater l’abstraction, le fragmentaire, le statistique à quoi est réduite la science. Nous commençons à apercevoir que sa puissance est aussi impuissance, c’est-à-dire peut travailler contre nous, car c’est une puissance bâtie sur un savoir nécessairement lacunaire, abstrait. Bref, le réel « total », le seul réel véritable, n’est accessible qu’à l’intuition poétique (les grands philosophes, les grands mystiques et quelques grands scientifiques sont des poètes), qui par une approche sans cesse renouvelée, par des chemins si différents jette, dans ses meilleurs moments, une lumière instantanée, inexplicable sur ce qui n’a pas de visage. Montrer dans l’image, qui seule nous est directement accessible, perceptible, cette chose qui la porte, qui la meut, qui la change et qui n’est pas image, qui échappe à la figuration, à la représentation.125

L’analyse de Gaspar est fort intéressante puisque nous sommes, en même temps, face à des notions traditionnelles ou classiques dans lesquelles la poésie, à un moment donné de l’histoire, s’était enfermée et que Gaspar approuve mais dans un tout autre point de vue : l’ordre, les règles, etc. sont des éléments cruciaux dans la constitution même du système minutieux et immense qu’est le Monde, la Vie ou l’Univers, quel qu’en soit notre appellation. Cependant, il ne nous faut pas nous enfermer dans de telles notions et nous isoler du reste du monde car la règle et l’ordre ici s’avèrent être le tremplin vers l’interrelation et le dynamisme dans notre rapport avec l’Autre. Dans ce post-scriptum, nous pouvons souligner deux idées :

Premièrement, il ne s’agit pas d’un système clos, d’une langue figée dans la poétique gasparienne, mais d’une parole vivante, dynamique et interrelationnelle.

Deuxièmement, il présente une confrontation entre la science et la poésie ou ce qu’il appelle par « intuition poétique ». Cette dernière est selon lui capable de saisir ce qui est au-delà du visible, au-delà de l’image. Elle s’intéresse à ce qui meut l’image mais échappe à la représentation.

Dans ce même contexte du savoir qui oppose la science à la poésie, nous aimerions faire appel à l’explication d’un autre poète contemporain qui connaît bien le français et la France et qui est Kenneth White126. Il situe la poésie entre la mystique et la science, elle se distingue du non-savoir et de la démarche rationnelle :

‘K.W. : _ Heidegger127 parle de quelque chose qu’il appelle ein anfängliches Denken- difficile à traduire, mais disons : une pensée du commencement, une pensée des commencements. C’est une pensée qui se dégage de la philosophie pour re-voir, re-sentir, re-penser le monde.
F.T. : _ Vous dites que la poésie se situe quelque part entre la mystique et la science.
K.W. : _Oui, sans doute, entre la mystique et la science, entre le non-savoir et le savoir, entre le silence et le discours. Une vie, une pensée, une parole. C’est l’unité de ces trois que vise le travail poétique. Et c’est une voie qui, peut-être, se rouvre aujourd’hui.128 ’

Le langage poétique a cet avantage grâce à l’approche infinie, toujours renouvelée, du réel, de l’infini sans visage, avec du fini, les mots. Ce langage, cet organe de langage qu’est la poésie, est une présence permanente au monde, à l’Autre persévérant sans cesse ; un monde ainsi fait de couches multiples, de profondeurs dans lesquelles le poète voyage, chemine, se perd pour se retrouver. Des fonds et strates multiples, la poésie tâche d’accueillir une clarté, de faire lumière sur ce qui n’a pas de visage et ce qui est inexplicable. Elle s’active également pour montrer « cette chose qui porte (cette image), qui la meut, qui la change et qui n’est pas image, qui échappe à la figuration, à la représentation. » Nous parlons de présence chez Gaspar, quant au langage, il est important de se demander ce qu’est exactement cette présence et elle se fait présence à qui ou à quoi ?

‘Deux hommes se parlent, on voit la chaleur de leurs mots se mêler.  (G., p.49)’

Avec la question du langage, le rapport à l’Autre est toujours présent, nos mots passent de l’un à l’autre. Pour Gaspar, il est question de chaleur, on retrouve alors le toucher, la sensation, qui non seulement relèvent du rapport à l’Autre, à sa présence face à nous mais ils sont véhiculés aussi à même les mots. Ils se disent l’un l’autre et leurs mots se mêlent et ce sont leurs deux êtres qui se mêlent dans une chaleur qui les relie. Même si l’on est dans la parfaite solitude, que l’on a de présence que la nôtre, nous sommes toujours en rapport avec un Autre par le langage. Gaspar souligne cette caractéristique du langage chez l’homme :

‘ Nous étions en train de construire un langage à couches multiples, caves, étages, escaliers, corridors réversibles et solitaires, une sorte de monstre votif où muscles, os, organes, désirs et raisons, avec leurs exigences les plus immédiates et celles invraisemblables seraient représentés avec la même acuité, les mêmes droits de persuasion. Présences exigeantes, ruineuses.

L’homme ce prolifique organe de langage, qu’il dise, tel un univers de sonorités conquérantes, qu’il dise en face du silence qui se dérobe, son être-là prodigieux, blessant et insupportable.
Et qu’importe si on se parle à soi-même seul ?
Que cette présence éclate ! on minera le reste. Quoi d’autre que cette musique de soi à soi parmi le péril imminent ?  (G., p.57)  ’

Le langage est, selon notre poète, un lieu immense habité de tant de cavités et d’éléments qui, tous, requièrent leur exigence. Il ressemble à un lieu de fouille archéologique qui ne cesse de dire, de taire et redire sa présence. Exigence de présence en dépit de tout, quitte à se parler soi-même, pour maintenir notre quête en tant qu’organe de langage, du dire ; une exigence imposée à soi et tout autant à un autre, à l’Autre, au silence. Les mots dits ou écrits sont épelés par le tout de l’homme, du poète, cet « organe de langage », par sa gorge mais aussi par sa main qui épelle les mots comme les choses et qui, frissonnante et hésitante, « suit une ligne encore inconnue dans le monde » pour redire « la ligne déjà inconnue dans le monde /dans la chaleur du même ravage oublié » (E.J., p.22). Organe de tant d’organes, le poète se dresse dans le silence et marche portant son énorme désir de percevoir le visage de l’infini, de l’insaisissable et des mots « déjà inconnus ». Cette ouverture, le besoin et désir de dire toujours et toujours, dans les mots revient au fait que le langage est fait de son échec, le poète en a parfaite conscience. Alors, reste un comportement à suivre, celui de l’accueil des mots, de notre ouverture à eux car la lumière apportée, quitte à être instantanée, éphémère, nous accorde des moments de joie, de clarté, dans la vaste présence du silence, à la recherche de l’invisible.

Voici la sagesse que le poète a acquise et l’attitude à avoir face à l’infini :

‘…Et tu sais que jamais ta voix ne passera là où se brise la fraîcheur. Mais ces mots qui reviennent encore, accueille-les, si tu peux, avec humilité. (E.J., p.108)’

Nous avons vu que, pour Gaspar, le poète est organe de langage, un autre organe dans un état particulier apparaît dans ses poèmes et nous apporte quelques éléments sur le langage poétique gasparien dans sa longue quête pleine d’échec et de moments instantanés de clarté. Cette image est celle de la langue brûlée. Nous nous attarderons sur ce qu’elle est en vérité et nous nous interrogerons sur la définition et l’importance que prend la beauté dans une quête qui se fait au milieu de paradoxes. Pourquoi la beauté chez Gaspar et pourquoi ici sous l’étude du langage ? Car comme il le dit lui-même celui qui « invente » la beauté « c’est bien l’homme doué de parole » (F.O., p.49)

Notes
125.

http://freenet-homepage.de/autres-espaces/gaspar2.html (consulté le 20/04/07) post-scriptum de la lettre de Gaspar à Serge Meitinger.

126.

K. White poète et penseur né en 1936 à Glasgow, vit en France (Bretagne) depuis les années 1960. Il aime à citer Rimbaud : « Si j’ai du goût, ce n’est que pour la terre et les pierres », pierres et galets qu’on retrouve partout dans sa maison bretonne.

127.

Martin Heidegger (1889-1976) philosophe allemand, l’un des plus influents du XXe siècle. Il interprète la métaphysique d’un point de vue ontologique et phénoménologique. Ses pensées ont influencé la philosophie moderne ainsi que d’autres sciences humaines.

128.

Entretiens intitulés « carnet de bord » avec Frédéric de Towarnicki, France culture, « Les chemins de la connaissance » in Kenneth White Le poète cosmographe, Presses universitaires de Bordeaux, 1987, p.184.