21. « langue brûlée » : échec du langage/ langage de la vie : beauté gasparienne

‘Le poème n’est pas une réponse à une interrogation de l’homme ou du monde. Il ne fait que creuser, aggraver le questionnement. (…) De cette parole qui renvoie à ce qui brûle, la bouche perdue à jamais.  (App.P., p.35)’

Le paradoxe129 est un élément essentiel dans l’univers poétique gasparien, car il est à l’origine même de la vie. Il s’agit pour Gaspar non pas d’aller contre la vie et d’en refuser le visage sombre et douloureux mais d’accepter la vie, de la concevoir dans sa vérité même et dans ce qui la fonde. Le terme « beauté » n’apparaît pas souvent dans ses écrits car la beauté est présente et émane de chaque regard attentif posé sur tous les moments et situations de la vie, lorsque celle-ci est comprise dans une intensité profonde. C’est dans un tel regard et dans l’accueil de la vie, en tant que Tout, en tant qu’ensemble, que nous pouvons apprécier la beauté selon Gaspar. A l’aide de plusieurs poèmes et textes, nous tenterons de souligner un paradoxe qu’il nous faut « assumer », selon les termes du poète, pour que notre désir de comprendre et d’apprendre soit possible dans la quête du langage, de notre rencontre avec l’Autre.

Gaspar ne cesse dans son œuvre de dire la vie, de dire la beauté, nous nous proposons de nous attarder sur deux passages où il est question de la beauté et de savoir ce qu’elle est et comment elle apparaît. Il sera question de deux axes de lecture le premier sera celui du rapport que le langage et l’écoute construisent entre deux hommes et le deuxième celui du paradoxe. « Car enfin la beauté n’est pas la propriété d’une diatomée ou d’une libellule, ni d’aucune chose. Son maître d’œuvre, son inventeur, c’est bien l’homme doué de parole, producteur de langages qui s’adressent à d’autres hommes capables de l’entendre. » (FO, p.49) C’est dans le rapport à l’Autre via le langage, la parole, où un homme parle à d’autres hommes qui sont à l’écoute, que s’invente alors la beauté. Dans la rencontre et dans le dialogue, la beauté est en mouvement, ne cesse d’évoluer, de changer, de se chercher car dans le langage, dans notre désir de parole et d’écoute, il y a aussi une recherche à réinventer la beauté.

Quant à notre deuxième passage, la beauté émerge des paradoxes. Elle pourrait nous échapper, il faut le dire, car il faut que nous la prenions dans le sens que lui donne le poète. James sacré, avec qui Gaspar a travaillé sur l’ouvrage Mouvementé de mots et de couleurs, a écrit un article à propos d’un poème où figure le mot beauté. L’article est intitulé : « une beauté vivante » et J. Sacré y souligne la rareté du mot dans les ouvrages de notre poète : « Gaspar vide le mot beauté de transcendance, le remplit de concrétude avec le mot vie et l’idée-matière de vivant.(…) Lorand Gaspar n’oppose pas la beauté à la laideur, mais à l’effroi, c’est-à-dire sans doute à l’effroi que produit en nous la pensée de la mort. Sommes-nous, pour autant, dès que vivants, dans la beauté ?

Si le vivant n’est pas si souvent de la beauté, c’est probablement qu’il est presque toujours mêlé de mort. Et de fait, ce n’est pas le simple vivant qui remplit de sens(…) le mot beauté dans les livres de Lorand Gaspar, mais les moments les plus rares de vie à son plus vif, de vie si intense qu’on n’y perçoit plus le battement de la mort.130 » Oui, le mot rare en dit long sur la poétique de Gaspar et sur sa perception de la vie. La beauté est dans l’intensité d’un moment où on est en phase avec le vivant et vide de l’effroi de la mort. C’est un état dans lequel on pourrait assumer complètement les paradoxes. Le prochain poème est important dans ce qu’il regorge de paradoxes, nous nous y arrêterons pour apprécier le mouvement qui le traverse :

‘Suis-moi vers les cimes, là, monte encore, déleste-toi, désentrave-toi, secoue la pesanteur qui te colle au sang. Monte encore. Défais-toi du feu sombre qui te tire à son fond, qui te baise de ses pétales et que tu nommes diversement entre lumière et obscurité, entre commencement et fin. Je t’apprendrai à percer les reflets et les ombres, à te tenir debout sur la coupole éternelle du bleu. Et là te tournant vers la vaste mer du beau, la contemplant, tu enfanteras des discours sublimes, inspirés par un amour sans bornes de la sagesse, tu atteindras la connaissance unique, connaissance de la beauté…
Voilà que tu traînes dans la pénombre des quartiers peu sûrs. Ta parole est une eau sourde aux lueurs incertaines, ton âme, nourrice obscure de cet assemblage instable de lassitudes et de fulgurations, de parfums légers et d’essences putrides. Et ta main tremble d’avoir touché le plein et le creux, ce duvet d’aile dans une pierre - (E.J., p.35)’

Le mouvement est ascendant dans ce passage, à la fois dans l’invitation à monter et continuer à monter en direction des cimes et dans la demande de dépouillement de tout ce qui nous tirerait vers l’arrière. Le mouvement vers les cimes et les deux conseils proférés ici « monte encore (bis) ; déleste-toi, désentrave-toi, secoue, défais-toi, de ce qui te tire au fond » vont dans le même sens, le même but et désir : la connaissance, mais il y a aussi le désir de pouvoir la rendre dicible, pouvoir en dire long avec un discours sublime. Le guide profère des promesses de rêve, que de sublimes promesses de connaissance, de sagesse, d’amour et de beauté ! Nous pouvons voir comment dans un tel contexte la beauté apparaît adjacente avec « la connaissance unique », mais avec l’absence de l’article dans « connaissance de la beauté », elle est elle-même la connaissance unique, ce qui va avec l’idée que Gaspar donne à ce terme un sens propre à lui. De telles paroles sortiraient-elles d’une seule et même bouche, seraient-elles paroles du désir du poète d’atteindre la connaissance, de pénétrer le secret de la vraie beauté ? Ou bien celles d’un rêve duquel le poète est réveillé, arraché, ramené, à la réalité toujours, et toujours à l’incertitude, à la longue recherche de paroles qui ne sont plus sublimes et « belles » mais pleines de doute et d’obscurité ? De tout cela, d’un réveil au réel, d’une retombée des cimes, il y a le souvenir, la sensation, qu’en garde la main dans son tremblement comme la douceur et la fragilité du duvet de liberté, d’ascension et de légèreté, inscrits et portés par et dans la pierre. La trace d’un rêve, d’un désir, se trouve dans la matière solide et concrète qu’il faudra toujours creuser. Cette dernière image, nous rappelant les fossiles, appartient au domaine de l’archéologie. Déchiffrer des pièces qui remontent à la surface pour nous dire quelque chose sur l’origine et le temps est, en effet, un réapprentissage en soi. Et il y a le tremblement aussi de la main et de la parole, devant ces révélateurs qui n’en disent pas long, qui restent, malgré toutes nos tentatives, pleins de secrets. Ils nous laissent ainsi sur notre « faim ». C’est exactement ce que le poète expérimente devant les paroles du poème. Un poète dont voici le portrait tel que le présente Gaspar dans le poème :

‘A jamais bégayant, boiteux
à jamais sans racines au-dehors
autres que l’eau, autres qu’aller
dans le cœur ouvert du désir (Pat., p.200)’

En effet, le poète ne sait pas, il est celui au « maigre paquet » (App.P, p.113) selon Gaspar ; et à chaque poème, à chaque mot, c’est un long apprentissage131, un réapprentissage de la parole : « Écrire un poème est chaque fois rapprendre à parler. » (E.J., p.98), « Tout se passe comme s’il y avait dans la vie de l’homme quelque contenu qui demandait à se manifester, à être communiqué et ne le pouvait qu’en « jouant » avec le langage…réapprendre à parler.» (App.P., p.51) Le poète sait que son champ de bataille, son lieu de recherche, reste celui miné de paradoxes et d’incertitudes, cela ne le décourage pas pour autant, il a confiance et continue à creuser dans les mots, à parler d’une voix toujours pareille, en matière d’exigence et de détermination :

‘La voix sciée en quatre,
J’ai cette grande confiance dans
Les vents inexpliqués et heureux,
Les mers frileuses et féroces
Et la vitesse tranquille de la clarté d’un mot
Oublié même.  (G., p.67) ’

La voix, instrument qui porte la parole, se voit scindée, elle est éparse, amoindrie, affaiblie, mais elle tire aussi une force qui lui vient du poète et de sa confiance en les paradoxes. L’heureux inexpliqué, la férocité frileuse, « la vitesse tranquille », la clarté oubliée ou de l’oubli, sont des oxymores qui seraient normalement garants de perplexités et de gênes mais que Gaspar présente avec une beauté, celle de la vie et de sa réalité vivante. Il s’agit bien dans sa recherche poétique de toucher la clarté des mots dans leur oubli. Les mots qui « nous perdent » ne lui font pas peur, ni l’inquiètent, car ils « nous gardent » également (G., p.52).  Et c’est dans le contexte même, de perte et d’incertitude, que s’élève la beauté, lorsque le poète rencontre le mot au fin fond de l’oubli et voyage avec lui vers la lumière. Il redonne forme et vie aux mots et, une clarté en émane, en récompense :

‘A nos endroits très minces où manque l’étoffe
Pour refaire la pulpe d’un mot
Et longtemps on le garde dur et cassant dans les os.
Remparts.
Peu à peu on devient clair
De cette clarté d’ajour au bord de l’orage
Et quand notre présence frappe la rétine de l’hôte
Déjà le jeu du visible a tourné court.  (G., p.85)’

Ici le paradoxe se fait de visible - avec la pulpe et l’étoffe qu’on essaie de ramener sur le mot, sur les « endroits » - et d’invisible quand, avec le temps (notons ici l’opposition entre « et longtemps » et « déjà »), la dureté s’installe et ce ne sont que remparts qui empêchent toute ouverture, toute clarté et le tout est à refaire car le mot meurtrit, racornit, casse et le manque réapparaît de plus belle. Le visible ne tarde à rechuter et le jeu dans le langage, dans l’espace des mots, est signe d’ouverture et de liberté (« « jouant » avec le langage ») mais il recouvre en même temps, comme l’autre face d’une même médaille, la nécessité de la cassure et de l’échec pour garder justement l’aspect de liberté éternelle et de capacité à accueillir. Il s’agira toujours de tisser une étoffe pour la rabattre sur des endroits où manquent les mots, sur l’inexprimé, l’inexprimable, de repulper les mots, réinventer la pulpe et la peau pour pouvoir en savourer la fraîcheur et l’ouverture à l’Autre. Prenons, par exemple, les mots que Gaspar nomme dans sa recherche « …Aux sentiers du verbe…/La peau grenue et la pulpe tendre des mots/Olivier, vigne, figuier, cyprès –»   (E.J., p.17) dans un apprentissage et une quête éternels : « Et tu creuseras sans relâche/le même trou dans la bouche ouverte de la parole. » (E.J., p.40) Car d’arrivée, d’issue ultime, il n’y en a pas (« Nous voyageons de grève en grève inguérissables. » (S.a., p.172), « Tu n’arriveras jamais/ au fond de cette nuit » (QEM, p.74)). Alors devant la réalité de la vie et la limitation insurmontable sentie fortement par le poète, Gaspar se met à l’œuvre, à l’écriture. Car écrire n’est pas seulement dans le résultat final de ce que garde la trace mais également dans l’action même d’écrire, celle-ci mise en relief dans : « Je me suis mis à écrire » ou dans « Reprendre d’année en année d’une main hésitante l’écriture ». L’acte même de l’écriture est un processus de longue haleine qui demande de longues recherches et reprises et, par conséquent, beaucoup de patience lorsque le sens n’est pas et qu’il faut le redécouvrir sans cesse. L’importance et le mérite dans la quête poétique portent sur le cheminement et non sur l’issue, sur la recherche et non la découverte, sur la question et non la réponse132.

‘Je me suis mis à écrire cette histoire- ce que je croyais être une histoire-…Et au bout d’années de patientes recherches, ces pages mitées souvent ne livraient que des mots épars, le sens perdu à jamais. (E.J., p.111)  ’

Retrouver le sens perdu des mots, c’est aussi remonter ou redescendre dans le monde de l’oubli, de l’inconnu, du perdu, pour retrouver le manque, le perdu de ce qui nous est livré entre les mains, muet. A la main du poète hésitante133 et tremblante de toucher et de suivre les courbes du plein et du vide et le tressaillement d’une eau oubliée mais curative pour l’âme du poète, du marcheur des déserts, dans le langage. Le mot affleure comme un secret, mais très vite replonge dans l’obscurité, se perd, et relancé est le même parcours. Le poète resillonnera alors les mêmes pistes usées mais redécouvertes à chaque fois différemment, nouvelles. Il y a au commencement le désir qui anime le poète, celui de pouvoir tout écrire, tout dire, ce qui est symbolisé dans notre poème par « une histoire » comme ensemble complet et parfait. Mais l’on comprend très vite que ce n’est là que leurre, que fantasme, car ce qui nous est donné ou révélé, ce que nous pouvons dire, n’est finalement que peu de mots éparpillés, détachés, ici et là, et le sens d’un tout parfait s’avère inaccessible, « perdu à jamais ». Or, si leçon à prendre ou à comprendre il y a dans l’expérience de l’écriture c’est que, malgré tout, c’est dans ce qui est perdu à jamais, dans l’oublié, au cœur du désert, du silence, du rien, du dépouillé à l’extrême, de la nuit, que le poète s’obstine à placer sa quête. Car c’est en ces lieux que son désir de mieux vivre, de comprendre et d’apprendre, se verra quelque peu récompensé au cours de son cheminement interminable.

‘Le désert n’a jamais été pour moi une figure du néant. De même que le silence, cette nudité me parle. Me parle des nappes profondes. (C.J., p.93)’

C’est là où on s’y attend le moins que surgit la parole plus profonde, plus nue, plus juste. Le désert peut nous sembler n’être que mort, sable, soif, mutisme, solitude, mais nous ne percevons pas l’autre côté de la réalité vivante et immense qu’est le désert, l’autre composante du paradoxe qui est en tout et qui est surprenante. La révélation selon les écritures saintes s’est produite dans le désert qui fut une grande inspiration pour notre poète dans l’ensemble de son œuvre. La patience, le désir et l’obstination d’aller plus loin, plus dans les profondeurs, ont profité à Gaspar dans un univers, que ce soit le monde dans lequel nous vivons, celui de la poésie et de l’écriture, de la médecine ou de la recherche en neurosciences, empli de défis et de secrets :

‘Mais tout est à peu près imperceptible.
Et seul, debout, notre entêtement étrange de parler.
De tout temps choisissant l’impossible parmi toutes les distances à parcourir.  (G., p.71)’

Il s’agit du langage pour le langage, du langage en soi, dans une quête où il est impossible de parvenir au langage total, à la perfection. Malgré sa solitude face à l’insaisissable et à l’indicible, l’homme s’entête à parler. Son choix se porte sur ce qu’il y a de plus difficile, voire carrément sur l’impossible. Le langage paraît être son outil et son arme face aux défis et périls de la vie imbibée de silence. Il sait que sa quête du langage, dans le langage, ne le mènera à aucune issue possible et pourtant rien ne le décourage dans la poursuite de son cheminement. Car, paradoxalement, il est des lieux et des instants à la retombée de la lumière où la parole même rare et brève apparaît, se montre forte, alors que sous la lumière éclatante, il n’y aura qu’aveuglement et la parole se tait, étouffée. Voilà ce que pourrait être le tribut de la lumière, de « Notre obstination d’aller dans la lumière » (FO, p.52)!

‘Tribut de la lumière.
Risque d’un univers aveugle,
Risque de se briser dans la croissance des reflets.
Plus tard, sur les gradins du soir
Convergence du vol
Et ralliement de poussières
Vers la dureté focale des diamants
Où la parole amincie à l’extrême
Présente sa lame laconique au ciel déshabillé.  (G., p.80) ’

Paradoxe de l’illuminé, du lumineux, et du sombre le soir, dans lequel se trouve un double risque que trop de lumière nous éblouisse jusqu’à l’aveuglement ou qui nous perde dans les reflets. Mais le soir venu, apparaît et s’affirme alors une parole brève, concise au maximum, qui pénètre la nudité du ciel.

L’enjeu est dans la patience et la persévérance du marcheur, du poète, qui, au beau milieu des nuits et de l’ombre épaisse, apprend, car il s’agit bien d’apprentissage continu, à « bouger la lumière ». Tel le marcheur dans le désert, le poète chemine, lui, dans le désert de la langue qui ne livre rien. Le poète, dans sa longue quête obstinée, apprendra à apporter la lumière, à l’accueillir dans la pulpe et au cœur des mots épais et lourds :

‘Il y eut des nuits d’acier froissable…
lucarne patiente dans l’épaisseur de l’ombre
à chaque aube dans le granit du cœur
tu apprends à bouger la lumière- (QEM, p.79)’

Le poète doit connaître la difficulté car il y est confronté sans cesse, en tant qu’homme ou poète dans la vie, dans le langage. Passant toutes ces nuits glaciales et longues, de nuit en nuit, il véhicule sa lucarne et cherche patiemment et il finit par savoir, ou plutôt apprendre, quelque chose sur où poser sa lumière, où et comment regarder. Après de longues marches dans l’obscurité, il apprend l’aube, sait l’accueillir dans toutes choses comme dans sa langue. Mais, le travail est à recommencer sans cesse, à chaque aube, car des nuits, il y en aura toujours, c’est une quête du fini dans l’infini :

‘Infini.
Avec quels yeux
Avec quels mots. (G., p.83) ’

Remarquons ici que le mot « Infini » figure seul, occupant le premier vers et est suivi d’un point comme s’il existait par lui-même et il est fort ainsi, invincible, fort dans sa présence, dans son absolu, sans article, sans complément ni adjectif. Et combien de tentatives après pour le cerner, le comprendre, l’expliquer, toucher quelque chose de lui ? Nous avons la répétition de « avec » sur deux vers qui ne font qu’une phrase, et deux organes sont évoqués, deux façons de regarder le monde, de l’exprimer, qui sont égales dans leur échec, mais peut-être aussi dans ce qu’elles réussissent à apporter sans toutefois aboutir vraiment.

Cependant, l’interrogation s’étouffe dans le point qui vient finir les deux vers « Avec quels yeux/ avec quels mots. » Le paradoxe se situe entre le premier et les deux autres vers, l’Infini qui existe-là et tient sans rien, n’a besoin de rien et en dépit de tous ces yeux, de toutes ces bouches qui essaient de dire, de voir, de comprendre, la question sera toujours posée et des tentatives toujours reprises pour pouvoir approcher cet Infini, unique, infaillible, invincible, devant le multiple, l’éphémère et le défaillant. Et il y aura toujours un même « goût âpre » dans la bouche du poète, goût d’une « langue brûlée ».

Nous viendrons maintenant à l’image de la langue brûlée, à ce à quoi réfère la brûlure chez Gaspar et à sa cause. Langue qui pourrait aussi bien être l’organe, la langue, ou la langue en tant que parole.

‘ le goût âpre de la langue brûlée  (E.J., p.34)

Est-ce le goût du lourd membre dans la bouche du poète qui n’arrive pas à parler, et qui doit réapprendre l’alphabet et réapprendre à parler ? Ou bien est-ce la langue poétique qui brûle et jette le poète devant un immense rien au goût âpre, goût de l’échec du poète qui n’arrive pas à retenir quelque chose de cette langue qui flambe et se dérobe ? De quoi est brûlée sa langue ? Nous en avons un écho dans le poème suivant qui nous apportera peut-être quelque éclairage :

‘Atolls de braises en haute nuit.
Corail de neige ou branches natives d’une lumière à venir
Dans la parfaite confiance des noirs outre-terre.
Puis l’aube moulée à même la peau
À même la vallée où une pente soudaine
Ouvre ses volets de chaux dans le sang
(cette page où notre encre écrit blanc sur blanc).
Gloire d’avoir fait un arbre de feu
Et être revenu encore une fois
La langue brûlée de silences.
A même les citernes ou plus haut
Où le galbe d’un vol sous-tend une colline,
Où l’on tente de survivre d’un geste ténu
Comme une note bleue au-dessus de l’abîme.  (G., p.89)’

Soulignons ici quelques vers comme le premier et dernier, le vers entre parenthèses et les trois qui suivent. Le poème s’ouvre sur une image de coraux de braise en cercle dans la nuit et se boucle sur « une note bleue au-dessus de l’abîme » ; le poème va donc de la nuit à l’abîme, tous deux sombres, noirs. Il y a une touche de couleur aussi avec la braise dans l’eau et il y a le bleu d’une note qui réfèrerait à la musique. Nous avons l’impression que ces deux images des coraux submergés d’eau et de nuit, ainsi que celle de la note bleue suspendue mais menacée d’être engloutie par l’abîme, riment avec celle de la page sur laquelle se trace du blanc sur du blanc, le noir de l’encre ayant probablement été retiré dans la nuit, dans l’abîme, et avec celle de l’« arbre de feu », signe de vie et de puissance mais qui brûlera aussi la langue, s’autobrûlera et ne laissera que le blanc des cendres épars ; le tout étant finalement réduit à du silence qui brûle la langue. Ainsi, dans son cheminement, le poète connaît la gloire après un départ qui n’est pas son premier puis c’est le retour « encore une fois », comme une page minée de silences, de blanc, et il repartira de nouveau, à nouveau. Comme l’abîme et la nuit qui noient ou engloutissent, l’encre avale les mots de la page que le poète écrit, trace.

Tant de silences qui brûlent la langue du poète et ne lui laissent que le goût de son impuissance et une sensation de chaleur conséquente de la brûlure. La lumière le quittera mais restera en lui, dans sa langue, sa brûlure qui sera le moteur de sa quête, son guide, il est marqué à même sa langue, sa recherche restera alors insatiable. Dans le poème suivant, la brûlure et le silence vont de paire également :

‘Divagations, divagations.
Mais qu’avons-nous fait d’autre
De nos ferments de lumière ?
Grandis dans la splendeur de l’été
De fontes, d’alliages et de collisions,
Tandis que le jour brûlait nos rêves de papier,
Nous parlions au lieu de brûler.  (G., p.109) ’

Brûlé et laissé au silence, le poète apprendra que la parole qu’il cherche n’est pas dans le bavardage mais dans la brûlure même (dans le désert Gaspar parle de la brûlure du soleil comme d’un gouvernail qu’il saisit). Car « nos ferments de lumière » se perdent dans les divagations et bavardages qui nous éloignent du centre même où bat la vie. Pour que la parole soit, il faut savoir se taire, écouter, entrer dans le silence et fusionner avec lui pour pouvoir déceler, entendre et accueillir la langue profonde, forme en force, de « nerf », intense à l’extrême. Nous n’avons aucune maîtrise du réel, nous sommes de manque, notre langue est d’échec, nous oublions et il faut oublier, selon Gaspar, car même l’oubli apparaît comme une forme bénigne de dépouillement qui favorise par la suite l’accueil de l’Autre, des mots, d’un regard, d’une ouïe, lavés, neufs comme pour la première fois :

‘Manquer de parole à tout
Manquer tout court,
Cri mince
Qui tranche les yeux.  (G., p.113)’

Pour capter ce que Gaspar appelle le « cri mince », il faut « faire le vide » selon les paroles de Sarra Ladjimi-Malouche qui écrit un article où le vide est appel et non pas néant. Faire le vide : «  c’est (…) se mettre à l’écoute du silence, attitude de pleine disponibilité où il faut renoncer à prévoir et à diriger les choses 134». « Renoncer à prévoir et à diriger » rejoint parfaitement l’absence de toute maîtrise du réel. C’est là mettre à terre tous nos lourds et nombreux outils, opter pour le dénuement, le « dénudement », le dépouillement, pour pouvoir recevoir et accueillir le « cri mince », le son volatile et éphémère qui, malgré tout, dépasse le visible («  qui tranche les yeux ») et nous permet un instant d’union, d’adhérence à l’univers.

Voilà comment se fait la longue quête interminable au sein du langage poétique. A l’image des choses que l’on touche, les mots viennent aux doigts du poète, naissent à lui pour s’éteindre à nouveau dans une sorte d’irruption qui se disperse et disparaît ensuite. « Ces choses qui/viennent à mes doigts/et mourront une fois encore- (EJ, p.24) Et le poète reprend ou continue son cheminement, son « approche de la parole » « aux sentiers du verbe », à travers le passage obligatoire de tant d’interruptions et de reprises, il est habité comme sa parole par un désir, sa quête est celle d’une respiration :

ce que cherche ma parole sans cesse interrompue, sans cesse insuffisante, … une respiration
(App.P., p.17)

Respiration en deux mouvements : inspiration et expiration, toujours le même paradoxe à l’origine du vivant, tout comme la naissance des mots et leur mort, et le revêtement de pulpe et de peau des mots et leur assèchement, apparition et disparition de la lumière, trouvailles de pièces archéologiques et retour au creusement, aux fouilles. Une respiration que l’on cherchera par tous les moyens d’expression et de créativité pour que notre vie respire mieux et que l’on comprenne mieux.

Notes
129.

Nous avons consacré le chapitre IV. « Quête intérieure et paradoxes » de la deuxième partie aux paradoxes confrontés face à l’altérité. Notons ici également que le photographe qu’est Gaspar préfère les photos en noir et blanc pour le paradoxe qu’elles mettent en évidence entre ombre et lumière.

130.

James Sacré, « une beauté vivante », in Europe octobre 2005, pp.91-92.

131.

Gaspar intitule un de ces ouvrages Apprentissage.

132.

« Le poème n’est pas une réponse à une interrogation de l’homme ou du monde. Il ne fait que creuser, aggraver le questionnement. » (App.P., p.35)

133.

« Comme ces années furent lentes à ton impatience de savoir !

… Reprendre d’année en année d’une main hésitante l’écriture dans le flanc des montagnes, dans la fracture d’une roche, au fond d’une cuvette d’argile asséchée. Lire dans la mémoire d’un scribe inconnu le mot qui manque. Surprendre un jour sa main à même le tressaillement d’une eau oubliée. Et la guérison si brève d’une âme d’errance où affleure un secret, de nouveau dispersée. Sur les mêmes pistes usées, seul restait dans les couleurs du lisible, intact, l’œil grand ouvert de la nuit. Et tu repartais au matin. » (E.J., p.113)

134.

Sarra Ladjimi-Malouche, Un poète près de la mer, « Vide : « appel du monde », appel des mots », PU de Bordeaux, 2004, p.70.