22. Gaspar : arts et sciences contribuent à l’approche du langage, de l’Autre

‘Je ne vois pas d’interruption entre le langage de la matière, celui de la vie, le discours de l’homme et celui de la société.  (App.P, p.12)’

Il faut parler d’égalité entre tous les domaines et toutes les formes d’art dans leurs tentatives à exprimer le monde, à améliorer notre compréhension et pour pouvoir mieux approcher la vie et mieux la vivre. De ce point de vue, toutes les tentatives sont les bienvenues et ont leur mérite. Chacune a sa propre méthode, son propre mode de fonctionnement et procède différemment des autres. Car au bout du compte tous les domaines ne sont là que pour répondre au sentiment d’échec, d’impuissance et d’incertitude que l’homme expérimente dans la vie. Ils sont des lieux de création où s’expriment nos désirs. Lorsque Lorand Gaspar évoque les arts ou la science, c’est en créateur professionnel qu’il le fait, vu l’intensité des expériences qu’il a vécues et sa pratique d’un grand nombre de sports, d’arts135, nous n’oublions pas qu’il a été médecin chirurgien et qu’il contribue aujourd’hui à la recherche médicale. Nous ne devons exclure aucun des arts ou domaines, ni chercher à le délégitimer car ils sont des outils qui nous portent vers un meilleur avenir et une meilleure compréhension de la vie, ce qui forme un bénéfice pour tout le monde sans exception. Comme Gaspar dit que nous sommes tous des parties de la nature et de la réalité, alors nos propres créations le sont aussi. Égalité des hommes dans les chances, dans le mérite, dans la légitimité, dans leur course vers un monde meilleur également.

Nous pouvons peut-être lire chez Gaspar une sorte de responsabilité de chacun car si le poète ne sait pas et qu’il peut être chacun d’entre nous, s’il n’y a pas de cloisonnement des genres et domaines, alors point de mal, ni d’empêchement - au contraire il est préférable que l’homme puisse recourir à différentes façons pour pouvoir s’exprimer, d’ailleurs chacun porte en lui le besoin de s’exprimer de différentes manières - à s’ouvrir à des expériences nouvelles et différentes pour pouvoir être au plus près de la richesse et diversité de la réalité. Aucun empêchement non plus à ce que tous contribuent partout selon leurs moyens pour apporter quelque chose à la vie, la leur et celle des autres. Pour Gaspar, déjà depuis un jeune âge, il était fort évident de pouvoir exercer deux activités qui sembleraient de prime abord ne pas se réconcilier, ne pas être compatibles, il n’y voyait aucune contradiction.

‘Oui, selon nos connaissances actuelles en neurosciences, nous naissons tous avec les mêmes structures cérébrales, les mêmes capacités d’apprentissage. On peut être à la fois excellent mathématicien et poète remarquable (cf. Jacques Roubaud, et aussi un grand physicien contemporain dont le nom m’échappe). Quand j’avais treize ans, le jour où mon père m’a demandé ce que je voulais faire dans l’avenir, j’avais déclaré sans hésitation que je voulais être physicien et écrivain.136 ’

Gaspar exprimait déjà son désir d’être à la fois scientifique et littéraire, voué ainsi à l’unité de la diversité. Il quittera la physique au conseil de son père mais pour se lancer dans la médecine lui qui se préparait pour devenir ingénieur au départ choisit plutôt la médecine après sa déportation et son arrivée en France. Il faut dire que son éducation, depuis très petit, fut cosmopolite, tant dans le domaine des langues que sur le plan artistique. Il fit du piano, de la natation, de la danse, de la pêche, apprit différentes langues comme le roumain, le hongrois, le français, l’allemand…et la photographie. Ce médecin, poète, photographe, a de plus participé à des fouilles archéologiques dans des pays riches archéologiquement et historiquement, a sillonné un bon nombre de déserts et appris beaucoup sur la vie bédouine, la tradition et l’adaptation. Aujourd’hui, il est actif dans le domaine de la recherche sur le cerveau. Tous les domaines auxquels il s’est intéressé trouvent un ample écho dans son œuvre.

Pour Gaspar, tous les domaines se rejoignent dans la tentative de comprendre le monde et sont égaux au niveau de leurs incertitudes et limitations permanentes, y compris les sciences qui prétendent tout connaître et ne livrer que des informations et résultats sûrs et précis. Rien n’est fixé, rien n’est définitif comme la transhumance bédouine qui ne se fixe nulle part et réapprend la vie, reprend tout à zéro, sans cesse. Comme des découvertes que l’on fait dans les fouilles et qui nous apportent des nouveautés qui viennent s’ajouter ou fausser nos connaissances jusqu’à ce moment-là sur l’histoire de la terre et des humains. Gaspar fait souvent l’analogie entre la poésie et l’archéologie comme dans le passage suivant :

‘Tout se passe comme si en y creusant j’arrivais à y dégager – à la manière d’un archéologue, mais aussi d’un chirurgien qui dissèque des régions, des sites profondément remaniés – pour y cueillir des fragments de choses âpres, rugueuses ou polies…  (F.H., p.138)137  ’

Tout ce tâtonnement, les fouille et recherche minutieuses et prudentes pour enfin tomber sur un message effacé, des pièces éparses qui recèlent beaucoup mais en disent finalement court.

En tant que médecin, il a éprouvé le sentiment de ce quelque chose qui lui échappe devant des malades qui se livrent à lui et lui font confiance. Il explique clairement dans le passage suivant le parallélisme entre être médecin et être écrivain. Il affirme qu’il ne conçoit que très mal que ces deux activités puissent être fonctionnelles, opérationnelles, si elles sont séparées du vécu.

‘Le problème du médecin est déjà plus compliqué : les uns se contentent d’appliquer aussi correctement qu’ils le peuvent des techniques apprises, d’autres (de plus en plus rares) s’intéressent également à l’être humain qui se trouve à l’autre bout de l’acte technique, à ses réactions, à ses désirs et angoisses. D’autres encore se passionnent pour la science, cherchent le prestige, les honneurs, l’argent, etc. Qu’attendent les écrivains de l’écriture ? Commençons par une remarque : quoi qu’en pense la majorité des gens, l’écriture demande beaucoup de travail, et nourrit rarement son ouvrier. Je conçois mal ces artisans sans l’amour de pétrir, de modeler cette matière commune qu’est la langue, que tout au fond d’eux-mêmes ils savent inséparable de leur vie. Ils sentent que sans la « force » active de ce « morceau » de réalité qu’ils sont, sans leur vécu, les mots ne sont rien.  (Appr., pp.176-177) 

Poète, il expérimente le doute sur les mots, l’échec à pouvoir exprimer exactement l’ensemble de ce qu’il ressent ou voit, tel le photographe qui capte dans sa photo ce qu’il ne reconnaîtrait pas en regardant le même paysage qu’il aura saisi avec l’œil de son appareil. Dans le désert où tout semble mort, il y a de quoi apprendre à faire avec l’essentiel, en apprendre aussi longuement sur la vie dans l’intensité, dans le dénuement complet, dépourvu de toutes attaches. C’est ce que lui a livré sa longue expérience au milieu des déserts et avec les bédouins qui lui ont beaucoup appris sur leur mode de vie et leur rapport à l’altérité, au désert, à la vie, aux hommes…

Consacrant de longues années de sa vie à différents domaines, Gaspar s’est vu valoir une admirable richesse d’une beauté réelle et profonde dans son écriture. La diversité dans son parcours vient en réponse à sa volonté et son désir de faire tout ce qui est dans ses moyens pour vivre mieux, cela à travers l’ouverture, la création.  Le désir est à la base de tout, c’est ce que Gaspar croit fermement, ce qu’il tient d’ailleurs de Spinoza et partage avec lui :

‘Spinoza (qui est le philosophe que je respecte le plus après Socrate [le peu que Platon nous dit sur la pensée de Socrate]), disait que le désir est l’essence de l’homme. En effet, il est enraciné dans notre biologie : le désir de survivre (faire tout ce qui est dans nos moyens pour…) et de vivre, c’est-à-dire faire tout ce qui est dans nos moyens pour mieux vivre ; et trouver la façon la plus adéquate pour y parvenir : accéder à notre intelligence ouverte, créatrice, adaptable, relativiste.138

Gaspar se refuse au cloisonnement des genres comme il refuse de séparer le texte poétique du « texte de la vie ». Nous pouvons résumer et dire que pour Gaspar, quel que soit le domaine, la forme d’art ou le moyen auquel on recourt pour essayer d’apporter une lumière - tous sont valables - convergent tous à mieux vivre, mieux connaître et mieux comprendre. Et s’il nous faut retenir quelques paroles de notre poète ce sera peut-être celles-ci :

‘…de voir là où on ne faisait que regarder.
De respirer là où on ne faisait que discourir. (App.P., p.72)

Paroles, sagesse de l’homme, poète comme médecin car ne doit-on pas, en tant que médecin, être attentif aux mots, aux silences de son patient comme l’est le poète dans son approche de la langue pour trouver les mots justes. Il y a là une part du sensible, toute une dimension que nous négligeons et qui changerait tout dans nos regards et dans notre rapport à l’Autre.

Toutes les disciplines coopèrent et jouent un rôle dans sa vie et laissent leur marque dans le langage du poète, elles lui sont un apport. De même, chez notre troisième poète, les mathématiques et le droit apportèrent à son écriture une empreinte que l’on peut qualifier de précision et de rigueur, ce qu’il confie lui-même lors d’un entretien et qui lui vaudra d’être comparé à un sculpteur.

Notes
135.

« A tort ou à raison il me semble que c’est cette limitation insurmontable qui me pousse vers l’expression dite artistique, qu’il s’agisse de poésie, de musique, de peinture, de sculpture, de danse, etc. La photographie que je pratique également depuis l’âge de douze ans, fait, pour moi et pour quelques autres, partie des arts, le cinéma aussi. »

136.

Conf. Annexe4.

137.

Ou dans le passage suivant cité dans Un poète près de la mer, PU bordeaux, 2004, p.89 : « Le travail poétique est vraiment un travail d’archéologie. Il y a quelque chose qui a été mis en mouvement, et on ne voit pas tout de suite ce que c’est. Petit à petit on trouve une image, quelques mots, un fragment, puis un deuxième et on essaie de relier tout cela, de mettre en rapport dynamique, vivant, ces éléments. » 

138.

Conf. Annexe 4.