Chapitre VIII. Guillevic

23. Poète « brut », « sculpteur du silence »

‘Il n’a jamais
Envisagé de reculer.
Il a toujours pesé,
Poussé, il s’est arqué
Pour avancer. 
(Aut., p.149)’ ‘« …l’administration m’a appris à rédiger, dans la rigueur et la précision. J’ajouterais que c’est une occasion permanente de voir la société de près, de bas en haut, de découvrir la vie des gens, des pauvres gens.139 » Nous nous questionnerons sur le poète comparé au sculpteur et à un artisan qui travaille la matière ainsi que sur ce qui, dans le langage poétique de Guillevic, nous mène à le qualifier de poète « brut, primitif, préhistorique ».’

Rigueur et précision expriment bien le langage et l’univers guillevicien, toutes deux lui venant d’un tout autre domaine que la poésie et qui fonctionne très différemment. Guillevic est poète de la simplicité, du sensible, à partir desquels il atteint une dimension profonde au cœur des archétypes et qui amènent aussi à une réflexion importante. Poète des profondeurs, du vertical, plus que de l’étendue ou de l’horizontal, il découvre chaque mot comme il découvre les choses et objets de la vie au quotidien dans un rapport simple et sensible, concret, sans artifices ni domination, un rapport plein d’émerveillement, d’attention et d’écoute. « Mais en effet toute ma poésie est un rapport. (…) D’ailleurs quand on me dit : pourquoi écrivez-vous ? Je réponds : j’écris pour moi, et pour m’étonner.140 »

Et parlant de la différence du poème, de sa spécificité comme langage « autre », qui s’inscrit dans la verticalité par rapport à d’autres types d’écriture comme le roman ou la prose en général, Guillevic dit que « …le poète n’accepte pas la durée, le flux du temps qui débouche toujours sur une sorte de décadence, de déchéance des choses, le poète se rebiffe, se révolte, il veut suspendre le temps, et il dresse le poème verticalement comme un barrage au temps, le poème est debout, et debout dans sa brièveté en ce qui concerne les textes modernes où cette conscience de l’instant arrêté est très vive.141 »

Dans sa rigueur et sa précision poussées à l’extrême, l’écriture minimale, de l’essentiel, se trouve chez Guillevic une explication toute simple, une cause personnelle, celle du souffle du poète, plus précisément de l’état de santé du poète. Voici comment il l’explique à Raymond Jean lors de son entretien avec lui :

‘R.J. : Que peux-tu dire du côté fragmental, minimal de ta poésie ?
G. : il y a d’abord des raisons physiologiques à cela. Je suis un homme sans souffle, un peu asthmatique et pas mal emphysémateux, je n’ai jamais pu monter des escaliers sans beaucoup de peine et sans m’essouffler, même tout jeune… Et puis il y a ce que je viens de dire, sur la conception, que j’ai du poème…
R.J. : à propos de ta poésie, Tortel142 a dit : évaporations successives, épuration, condensation. On a l’impression, que tu vas toujours plus loin dans cette voie. De réduction en réduction, où vas-tu ?
G. : J’ai peut-être de moins en moins de souffle et je suis de plus en plus conscient que le poème doit être bref, qu’il doit comporter de moins en moins de littérature, qu’il doit se réduire à l’essentiel. C’est comme la réclame de Shell : «  chaque goutte compte. » C’est de toute façon une tendance que j’ai. (…) 143

Chez Guillevic, le poème est respiration, il se crée alors à l’image du souffle du poète qui dit le peu, l’essentiel, jusqu’au point de « réduire » son langage au verbe, au nom, éléments qui peuvent exister par eux-mêmes, porter le sens sans ajouts ou qualifications et, en cela, il évite les adjectifs. Serait-ce rester à la surface, dans le superficiel, que de qualifier quelque chose, donner un détail sur la chose, donc se poser à l’extérieur en tant que simple spectateur. Alors que la présence ou l’appel d’un objet ou d’une chose d’une manière absolue se fait invitation à pénétrer dans son cœur, à sa réalité et origine profonde, y renaître, y participer et l’accompagner ? À travers cette origine profonde, « c’est l’interrogation de l’être humain face aux grands mystères qui bercent son inconscient : celui des origines du monde, de la mort, des questions métaphysiques (…) Tout cela fait de Guillevic un poète brut, primitif, je dirai même préhistorique, dont le langage est le contraire absolu d’un propos mondain ou cérébral. Plongée dans les racines mêmes de nos émotions archétypales, la voix de Guillevic, qui sollicite les sens plus que l’intellect, perpétue la « légende » qui erre en nous depuis l’aube des temps. La poésie rejoint ici l’anthropologie.144 »

Dans sa poésie, il est un geste toujours relié, comparé, à d’autres arts ou métiers. Car le poète, selon Guillevic, comme le sculpteur ou comme tout artisan, travaille la matière : « En fait je voudrais être (…) non pas le poète de l’objet, mais de la matière. (…) et je crois qu’en un sens la poésie est la vibration de la matière, ce pourrait être sûrement une des définitions possibles de la poésie… 145» Et c’est ainsi qu’il se voit comme sculpteur de la matière qui est le langage. Écrire pour Guillevic c’est un faire, un travail physique : « R.J. : … et le geste matériel de l’écriture comment le ressens-tu ? G. : C’est important pour moi d’écrire matériellement le poème, je ne pourrais pas écrire à la machine, j’écris en effet à la main, j’ai un peu l’impression de sculpter… Je n’aime pas écrire des lettres, mais des poèmes oui, c’est un plaisir, c’est un travail physique, c’est faire quelque chose… Je crois que la comparaison avec la sculpture est juste : la sculpture du silence.146 » La pierre ou la matière à sculpter est le silence ; la sculpture, l’œuvre finie, son poème et ses outils de sculpture sont les mots. Le poète est alors un artisan, qui travaille sa matière, la langue, dans ce qu’elle lui livre ou lui tait. Mais, quelle est cette matière, ses puissances et faiblesses et comment Guillevic, poète de l’essentiel, sculpteur, rigoureux et concis, s’y prend-il ?

Notes
139.

Guillevic / Raymond Jean, Choses parlées, entretiens, op.cit., p.46.

140.

Ibid., p.142.

141.

Ibid., pp. 79-80.

142.

Jean Tortel (1904-1993) poète et critique français.

143.

Guillevic / Raymond Jean, Choses parlées, entretiens, op. cit., p.80.

144.

Guillevic et Pascal Rannou, Entretiens, Du menhir au poème, op.cit., p.41.

145.

Ibid., p.81.

146.

Ibid., p.82.