25. Rapport aux arts : proximité avec le langage poétique

‘Encore s’il avait pu
Parfois s’arrêter dans un mot,
S’y reposer un peu de temps.
Mais ils étaient tous
Dans le tremblement.  (Aut., p.140)’

Comme Frénaud, Guillevic s’est lié à un nombre de peintres. Il a travaillé avec Dubuffet, Manessier, Pignon parmi d’autres. Pour Guillevic, le rapport à tel ou tel art a été favorisé ou défavorisé en fonction de la relation que la forme d’art entretient avec le temps, plus précisément, avec le sentiment que le temps passe. Par conséquent, il paraît clair que la peinture est plus proche du poème, dans le fait que tous deux sont arrêt du sentiment du passage du temps, de la durée, comme l’explique Guillevic lui-même lors de son entretien à P. Rannou. Alors que la musique et le cinéma, épousant la durée, lui paraissent également dérangeants. Dans le cas de la première parce qu’elle l’empêche d’écouter son silence et l’empêche aussi d’être attentif, quant au septième art, il lui est tout simplement incompréhensible:

‘G. : … le poème est vertical par rapport à la durée, c’est un moment d’arrêt. Mais ce n’est pas le temps qu’on arrête, c’est le sentiment de la durée. 
P.R. : Cela explique peut-être ton amour de la peinture, ton indifférence à la musique et au cinéma.
G. : Je ne suis pas indifférent à la musique. Je ne suis pas indifférent au cinéma, celui-ci m’est étranger. Je ne le comprends pas. Dans un film, je ne sais pas si c’est une femme qui entre ou une fenêtre qui se ferme.
P.R. : Et la musique ?
G. : …parce que la musique, justement, contrairement au poème, épouse la durée. Elle me fait sentir le passage du temps. Mais le fait est qu’il arrive souvent à la musique de déranger mon silence.153 ’

En ce qui concerne le cinéma, il nous semble que la sensibilité du poète, étant portée ailleurs que sur les faits et choses que le film ou le cinématographe pointent ou différemment, cause l’incompréhension, la gêne ou la confusion chez le poète. Malgré tout, il reconnaît qu’il existe des films sur lui et dans lesquels il figure « P.R. : malgré ta répugnance pour le cinéma, tu as participé à un certain nombre de films. G. : oui, une dizaine de films sur moi. Les trois chaînes de télévisé par le CNRS, il y en a un en Yougoslavie, un autre par Pathé pour les

Instituts français.154 » Voilà comment son rapport aux autres arts s’inscrit parfaitement dans la logique et la caractéristique du rapport qu’il a avec le langage poétique, l’essentialité du silence, le sentiment de la durée figé dans un présent, et la sensibilité accentuée pour tous les éléments qui « font monde » - pour reprendre une formule du poète lui-même - ensemble dans l’immense. Notons qu’il en va de même aussi pour les mathématiques, la géométrie, et nous pensons ici à son ouvrage Euclidiennes où il marie, réconcilie, les formes géométriques avec la poésie.

Les poètes modernes s’affranchissent des contraintes du langage et tendent à faire du poème un espace ouvert à toutes les possibilités, allant dans le sens de leur désir et celui du poème lui-même. Il y a non seulement la question de la poésie et de la prose qui se posent alors, mais celle aussi du poème comme œuvre purement verbale, se réduisant à ce qui est dit, entendu ou comme œuvre d’art où le regard tient une place considérable. L’intérêt est également porté à l’image, au visuel, au sein même du poème, que ce soit dans la collaboration des poètes avec les peintres et artistes, ce qui est le cas de Frénaud et de Guillevic, comme on l’a vu plus haut, ou dans la photographie que Gaspar pratique. Comme le poème, la peinture est une expérience poétique car elle est espace ouvert à toutes les interprétations. Se rallient alors sens et sensible dans le poème, chez nos poètes. La philosophie de Merleau-Ponty et la phénoménologie de Collot avec sa notion d’horizon constituent deux réflexions auxquelles nous nous sommes référée dans cette étude. Se sont repensées à la lumière de la perception, de la peinture, des notions du visible et invisible qui ont occupé une place décisive dans les pensées et réflexions des deux penseurs sur l’expérience poétique moderne et la philosophie moderne.

Voilà comment nos poètes vivent l’expérience de l’écriture « autre » que nous avons traitée, dans notre troisième partie, en examinant séparément l’œuvre de chacun de nos trois poètes. Nous avons ainsi tenté de cerner la spécificité de leur écriture et de leur univers poétique. Nous nous sommes arrêtée au portrait du poète contemporain, dans les trois univers poétiques en question, face au langage dans ses caractéristiques qui constituent ses faiblesses, ainsi que ses points forts, à travers le concept du château frénaldien, de la langue brûlée et de la signification de la beauté gaspariennes et finalement dans le silence, la concision et la simplicité guilleviciens. C’était le rapport du poète au langage donc, mais aussi aux arts comme moyens d’expression qui rendent compte de la réalité et du rapport à l’Autre ; des arts qui sont différents de la poésie contemporaine dans leurs outils mais similaires ou proches dans leur approche.

L’écriture chez nos trois poètes est une écriture qui ne se présente jamais comme une vérité absolue ou un achèvement, ni ne se croit définitive, car elle appartient, en effet, à un « empire sans frontières » selon les propos d’un autre poète, Alain Jouffroy. Ce poète nous a marquée et pour cela nous choisissons de le citer ici car il s’inscrit, à travers ses paroles, dans une même quête du langage « autre », que ce soit à travers plusieurs langues ou dans la forme que prend l’écriture ou chaque livre. Voilà le contexte dans lequel il est question des mots mais aussi de la pérennité de l’écriture « Car, dans l’empire sans frontières des mots de toutes les langues, aucune avancée, aucune victoire, aucune conquête, aucune liberté inventée ou réinventée, n’est définitive. C’est pourquoi aucun livre, aussi « génial » soit-il par son nouvel agencement des mots, ne peut prétendre, ni à la vérité absolue bizarrement, les livres n’ont cessé, ne cessent et ne cesseront jamais de se multiplier, comme l’humanité elle-même.155 »

Notes
153.

Pascal Rannou, Entretiens avec Guillevic, Du menhir au poème, op. cit. , p.75.

154.

Ibid., p.77.

155.

Alain Jouffroy, Les mots et moi suivi de Poèmes, Éditions Pleins Feux, 2002, p.9.