Conclusion

Ainsi, après avoir situé le sujet, le sujet-poète ou le sujet-poésie, dans le contexte de la poésie moderne et contemporaine, à travers nos trois poètes, et dans sa crise, une remise en question s’opère, concernant son identité et les frontières qui le séparent de l’Autre. Nous avons vu dans quelle sorte de rapport le poète est confronté à certaines figures de l’altérité, à travers l’étude des poèmes de nos trois poètes, le « je », le temps et l’espace, ainsi que l’histoire. Ces éléments ont montré comment le poète se pense et pense l’Autre, objet, végétal ou minéral, dans ses composantes les plus petites au plus grandes ; comment, confronté à différentes conditions paradoxales,  il vit son être-là et son rapport à l’Autre ; comment, dans son rapport à son semblable humain, il se voit confronté à la mort, la souffrance et la solitude et comment il arrive à trouver un équilibre, bien que fragile, dans lequel il s’inscrit dans la réalité de la vie, dans l’altérité.

Finalement, nous pouvons dire que la frontière entre le « je » et l’Autre n’est pas immobile, ni bien établie, elle est, au contraire, floue et mobile. Cela est compréhensible parce que résultant d’un changement à la suite d’une crise à l’intérieur du sujet, de l’identité du « je » qui s’est aggravée avec le XXe siècle. La nature de notre rapport à l’Autre dépend beaucoup de notre aptitude à nous ouvrir à lui, à être modeste et simple, attentif et conscient de tout l’apport que celui-ci peut nous offrir si nous l’acceptons tel qu’il est, car c’est ainsi que nous pourrons à notre tour mieux le comprendre, nous comprendre et comprendre le monde. Ce sont là certaines caractéristiques de la quête de l’Autre (que nous avons étudiées dans la deuxième partie) pour une meilleure et véritable rencontre. Quête de l’Autre qui s’opérant en nous (quête intérieure) doit confronter et assumer les paradoxes et, s’opérant à l’extérieur (avec le voyage), doit manifester le désir d’aller vers l’Autre, de s’ouvrir à lui, de l’accueillir et de le laisser nous accueillir à son tour. Et comme nous l’avons vu, l’Autre apparaît sous différentes figures qui sont principalement l’élémentaire, caractéristique de la poésie de nos trois poètes et de la période du XXe siècle et plus précisément de la seconde moitié, les choses, le minéral, le végétal, et les hommes. Figures à travers lesquelles le poète, se retrouvant face à la souffrance, à la violence et à la mort, se voit également confronté à sa propre altérité. La quête de l’Autre dans le langage poétique se manifeste dans le rapport qu’entretient le poète avec ses poèmes et, à travers ce qu’il écrit, avec le lecteur, un rapport « autre », dans le langage, en tant que poète et en tant que poésie, un rapport « autre » par rapport à d’autres domaines et d’autres formes de langage qui tentent, à leur manière, de comprendre le monde, d’approcher l’Autre. Le langage est ample chez Gaspar et Frénaud, s’apparentant au souffle de l’histoire, des mythes et des traditions orales, tandis que chez Guillevic il s’agit plutôt d’un langage très concis, très économe.

Nous espérons avoir réussi dans la présente étude à communiquer le plaisir que nous avons eu à lire et à étudier les trois poètes, à donner l’envie de lire, de connaître trois univers poétiques intéressants, à creuser le bon questionnement et amener des réflexions claires et justes sur leur rapport à l’Autre, choses ou humains, au langage et à l’écriture, à la poésie et aux autres formes d’arts ou domaines. Il nous a paru primordial d’insister sur le rapport sensible et paradoxal que le poète a avec les mots et les poèmes, car n’est-ce pas de là que sont nés la vocation, le besoin et la nécessité d’entendre l’appel de la poésie dans leur vie ? Le sujet de l’altérité et de l’image de l’Autre est un sujet très vaste mais nous nous sommes consacrée ici à rendre compte de l’importance de l’altérité chez nos trois poètes, à ouvrir des pistes et créer des réflexions sur leurs univers poétiques, en nous basant sur leurs poèmes, leurs expériences telles qu’ils en parlent dans leurs entretiens ou dans leurs poèmes. Pour nous, il est essentiel de prendre pour base le poème et rien que le poème et sa réalité, celle du poète face à une certaine expérience telle qu’elle a été vécue, ressentie, au moment de l’écriture. Cela était surtout pour favoriser le contact direct avec le poème, une expérience de lecture dans l’immédiat, personnelle.

Nous avons souhaité conclure ici avec trois grandes questions concernant la poésie chez nos trois poètes qui ont traversé le XX° siècle pendant lequel sont apparues des pensées et philosophies sur l’absurde et l’existentialisme, et nous finirons avec l’avenir d’une telle expérience en poésie pour la poésie. Nous pouvons retrouver l’univers poétique de chacun de nos trois poètes dans la réponse qu’il apporte à la question qui lui est posée. La première question qui a été une grande préoccupation et a de ce fait constitué tout un courant en philosophie et en littérature est celle de l’absurde. Ce qui nous intéresse ici c’est ce qu’en dit Guillevic la reliant à la question de l’altérité, un propos très intéressant qu’il nous livre dans Vivre en poésie : « On a beaucoup dit : la vie est absurde. Qu’est-ce que ça veut  dire ? Je suis persuadé que ceux qui passent leur vie à vivre avec d’autres, pour d’autres et en même temps que d’autres, ici ou ailleurs, ne trouvent pas la vie absurde. Je dis avec les autres, je dirais aussi bien avec l’ « autre », cet autre incluant les choses, l’univers.156 »

En deuxième lieu, il s’agit de la poésie de Frénaud dont Sartre pensait qu’elle était non une poésie de désespoir mais de non-espoir et Frénaud lui-même dans « L’essence de la poésie » tient à recréer le contexte dans lequel sa poésie a vu le jour : « ma poésie s’est manifestée dans les années d’après-guerre, dans le même temps où s’exprimait en France la pensée existentialiste, et cette contemporanéité ne va pas sans une certaine problématique commune ou proche jusque dans l’antagonisme des positions. » Il ajoute acquiesçant que ce non-espoir est vrai pour toute poésie en ce fait même « qu’elle révèle l’insatisfaction fondamentale de l’homme dans son rapport au monde. En même temps qu’elle est pressentiment et appel de l’unité, elle est déjà nostalgie de l’impossible joie.157 »

Et enfin la question de l’avenir de la poésie que nous avons posée à Gaspar, voici sa réponse : « Dans la mesure où il est clair que la Réalité est inépuisable (ma propre pensée, limitée comme toute pensée humaine, ne peut la concevoir autrement qu’INFINIE, mais toute réflexion vraiment « mature » sait clairement qu’il nous faut, en tant qu’êtres finis, renoncer à toute certitude), nos connaissances resteront toujours sur leur « faim ». A tort ou à raison il me semble que c’est cette limitation insurmontable qui me pousse vers l’expression dite artistique, qu’il s’agisse de poésie, de musique, de peinture, de sculpture, de danse, etc. La photographie que je pratique également depuis l’âge de douze ans, fait, pour moi et pour quelques autres, partie des arts, le cinéma aussi. Oui, je partage votre espoir quant à l’avenir, que vous exprimez très bien en disant : « j’espère que l’avenir ne privera pas la poésie de cette universalité, de cet humanisme et de cette volonté d’ouverture et de compréhension… »

Dans la réalité de notre monde moderne, où codification, chosification et non communication, le besoin se fait plus nécessaire et plus pressent pour la poésie et l’Art qui repersonnalisent l’homme et revitalisent la nature. Tant qu’il y aura vie, tant que l’homme existera, il y aura différence, altérité et poésie, le désir qui fonde le tout : comprendre mieux la vie, ce que nous sommes et ce qu’est l’Autre sous toutes ses figures. C’est sur cette note d’espoir que nous finirons notre modeste étude.

Notes
156.

Vivre en poésie, op. cit., p.257.

157.

Lire Frénaud, op.cit., p.23.