Introduction

L’altérité fascine ou effraie. Lorsqu’elle rencontre la littérature ou les guides de voyage, plus particulièrement s’ils touchent à l’Orient, comment se manifeste-elle ?

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il n’est cependant pas inutile de préciser un certain nombre d’éléments qui ont conduit à cette réflexion. Et le premier est sans conteste l’actualité de la question de l’autre. C’est que, dans la vie quotidienne de nos sociétés, l’autre est de plus en plus présent. Et ce qui différencie peut-être notre époque des époques antérieures, rendent cette question de l’autre plus particulièrement prenante, ce pourrait bien être la massification du contact avec l’altérité. Ces contacts sont devenus continus, denses, multidimensionnels. On peut y voir l’impact de l’explosion des communications entraînant l’intensification du contact tant à l’extérieur du périmètre national, du fait des voyages, qu’à l’intérieur de ce même périmètre, du fait des migrations.

Aussi loin que remonte le regard occidental, les hommes sont attirés par les mondes étrangers1. Depuis des siècles, sentir « l’appel du grand dehors » semble être une des plus grandes joies de l’existence. Parmi les nombreuses régions parcourues, il en est une, l’Orient, qui a su exercer sur l’esprit occidental, une curiosité une convoitise et un besoin de représentation particulièrement tenace. Ainsi, lorsqu’au XIXe siècle Chateaubriand et ses émules partent pour l’Orient, leurs voyages s’inscrivent dans une longue tradition culturelle. Situées au Sud de l’Europe, ces régions du pourtour de la Méditerranée abritèrent les grandes civilisations de l’Antiquité. A la différence des cultures nomades ou semi-nomades des grandes steppes du nord dont l’art se constituait d’objets transportables, d’ustensiles quotidiens, d’ornements personnels, les cultures du Sud - aux structures urbaines – produisirent un art monumental. Toutes érigèrent des édifices, des monuments en pierre et produirent des œuvres d’art : peintures ou sculptures, représentant des divinités, des hommes et des animaux. Elles créèrent des littératures dites classiques, fondèrent des codes moraux et glorifièrent les hommes qui avaient institué leurs lois ou religions. Le premier alphabet organisé connu est en écriture cunéiforme simplifiée de trente signes ; il fut inventé à Ougarit, ville commerçante de la côte syrienne vers le XIVe siècle avant J.-C. C’est dans cette écriture cunéiforme alphabétique que les habitants d’Ougarit ont écrit leurs mythes et leurs rituels religieux, mais aussi une partie de leur correspondance et les textes administratifs du royaume. Les Chaldéens, dont la civilisation remonte au quatrième millénaire, mirent au point un système de numérotation des jours que nous utilisons encore aujourd’hui. Les Egyptiens bâtirent des édifices encore admirés, non seulement pour leur histoire, leur beauté, mais aussi pour leur technique de construction. Le premier code qui donne naissance à ce que nous appelons désormais le droit vient de Babylone et fut rédigé par Hammourabi au XVIIIe siècle avant J.C.2 Dans le domaine de la littérature, c’est à ces civilisations que nous devons le plus ancien poème épique de l’humanité, annonçant déjà au troisième millénaire, toute l’angoisse métaphysique de la pensée occidentale. C’est de l’épopée de Gilgamesh que jaillit déjà « la grande poésie des Sémites, secouée dès l’origine d’un frisson sacré », comme le dit R. Grousset3.

De nombreux historiens n’ont cessé de retrouver et de retracer la voie des héritages et des emprunts entre l’Orient et l’Occident. Il ne s’agit pas ici de savoir si les Européens ont tort ou raison de s’approprier l’Orient ni de discuter si la filiation qu’ils prétendent établir est vraie ou fausse. Ce qui nous intéresse, c’est de repérer à quel niveau cette filiation se constitue bien qu’il soit difficile de dissocier sa part de réel et d’imaginaire. Thierry Hentsch, dans son étude sur « l’immense fourre-tout de ‘notre’ imaginaire »4 bute sans arrêt sur l’Orient : « Il est partout et nulle part. Dans les livres, sur les toiles, sur les écrans, dans la rue, tout proche et bien sûr, ailleurs, là-bas….. Hors de nos têtes d’Occidentaux, l’Orient n’existe pas »5. Ce lieu ou peut-être cet Autre, ou encore cette idée, est insaisissable, explique-t-il. Mais c’est justement parce qu’il occupe cet espace privilégie de « ‘nos’ têtes », qu’il a pu acquérir une dimension mythique et assumer une fonction explicative. Deux questions se posent dès lors : Quelle conception les Européens se font-ils de l’Orient méditerranéen et à quoi cet Orient sert-il ? Il est remarquable que la rencontre de deux civilisations pose le problème de l'attitude envers l'inconnu, l'étrange, l'autre. L'époque résume ce conflit dans l'opposition des termes, supériorité/infériorité, humanité/animalité, civilisation/sauvagerie.

Des lors, on peut dire que notre étude porte sur le concept de l’image de l’autre. C’est cette problématique de l’autre, étranger, extérieur, lointain, représenté par l’homme oriental dans son espace naturel, que nous allons tenter d’analyser sous différent angles et à travers les œuvres de Lamartine, Nerval, Maurice Barrès et Pierre Benoit.

Les œuvres que nous avons à étudier se détachent comme des fragments d’une longue histoire, celle qui a liée les deux parties du globe, qu’il est convenu d’appeler Orient et Occident ; ce sont des pièces d’un vaste puzzle. Chacun des écrivains dont nous étudierons le récit de voyage ou le roman oriental, parcourt l’Orient et le Levant quoique à des années à distance. Dans le cadre de notre recherche, nous avons choisi de délimiter un corpus d’étude plus restreint en combinant deux traits distinctifs: l’époque : c’est la période romantisme à la première moitié du XIXe siècle, et la période colonialiste à la première moitié du XXe siècle. Le lieu du voyage: c’est l’Orient et en particulier le Moyen Orient. À la croisée de ces critères se sont trouvées réunies quatre œuvres qui composent notre champ d’étude définitif :

Dès lors pourquoi ce choix ? Une idée essentielle est à la base de cette sélection: pendant tout le dix-neuvième siècle, l’Orient, en particulier le Moyen Orient, a été un des buts de voyage et un des thèmes littéraires favoris des européennes. Chaque écrivain crée en somme l’Orient de ses propres connaissances et de ses rêves. Nous verrons que les romantiques ont à l’égard de l’Orient deux attitudes, l’une de méditations et l’autre de recherche du pittoresque. Mais le romantisme prend fin à la fin du XIXe siècle, progressivement et avec le déclin du romantisme, la quête orientale perd de son ardeur. En même temps, le mot Orient et le mythe qui s’y rattachent s’évanouissent. De ce fait, l’Orient va devenir le terrain de la conquête et de la concurrence coloniale.

Au seuil de cette étude, il nous a paru nécessaire de jeter un coup d’œil sur l’état des connaissances orientales acquises pendant les siècles précédents par suite de l’activité des diplomates, des missionnaires, un rappel diachronique aura soin de fixer les visages de l’Orient au cours des siècles. Cette mise au point commence par une perspective générale sur les relations Orient/Occident à travers l’Histoire pour se poursuivre avec une présentation des écrivains choisis et de leurs voyages insérée dans l’Histoire plus particulières des pays qu’ils parcourent.

La deuxième partie, consacrée à Lamartine et à Nerval, met en évidence le rôle charnière que jouent ceux-ci dans l’évolution des récits de voyage en Orient, au XIX siècle. Ce mouvement d’ouverture se manifeste de manière exemplaire chez Lamartine. L’auteur de Voyage en Orient 1835, quant à lui, fait tous ses efforts pour établir des passerelles entre les différentes cultures, en effet Lamartine ne manque pas une occasion de mettre en parallèle l’Orient et l’Occident. Il lui appartient de mettre en scène une rencontre harmonieuse entre deux mondes conçus comme différents mais complémentaires. Son Voyage en Orient amorce un mouvement vers l’autre que prolongera le Voyage en Orient de Nerval, où le voyageur apparaît aussi comme un être cherchant à se dépouiller de ses habits européens pour se mouvoir librement dans la société orientale.

Dans la troisième partie, nous verrons que cette représentation essentiellement euphorique de l'Orient romantique s'oppose la vision du XXe siècle qui met en évidence L’Orient non romantisme et l’exotisme colonial dès le lendemain de la Première Guerre mondiale. L’Orient des années 20 est la référence commune qui assure l’homogénéité de cette partie. Cette période d’expansion coloniale, qui a marqué l’histoire Orient/Occident, est analysée à travers certaines ouvres de Pierre Benoit et Maurice Barrès. On va voir de quelle manière chacun d’eux « Barrès et Benoit » traduit-il son époque dans la compréhension de l’autre? En quoi, surtout, leurs pensées respectives sont-elles fondatrices d’un nouveau regard sur l’Orient?

Cette rapide esquisse de ma démarche et de ses étapes successives donne une première idée de l’esprit qui anime ce travail, et qui fait son intérêt.

Notes
1.

Voir Jean-Marie André et Marie-Française Baslez, Voyager dans l’Antiquité, Paris, Fayard, 1993.

2.

René Grousset et George Deniker, La Face de l’Asie, Paris, Payot, 1955, p. 11.

3.

Ibid., p. 13-15.

4.

Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire : La vision politique occidentale de l’Est méditerranéen, Paris, Editions de Minuit, 1987, p. 7.

5.

Ibid.