B) Les premiers voyages en Orient

L’Orient médiéval terre à convertir

Contexte culturel des Croisades

L’Orient des Croisés commence par une fiction, avant de devenir réalité à travers la croisade elle-même. La fiction, c’est la Terre Sainte à délivrer, assortie du vague désir d’un Eden caché. « Le Paradis est un lieu situé dans les régions de l’Orient », écrivait déjà Isodore de Séville (560 à 636), dans ses célèbres Etymologies, fixant ainsi une tradition qui allait traverser presque sans changement tout le Moyen Age chrétien9.

Ces expéditions en Terre Sainte sont l’apanage de la France ; parmi le grand nombre d’entre elles, la tradition historique retient huit croisades principales qui s’échelonnent du XIème siècle au XIIIème siècle10. A cette époque, effectivement, la chrétienté européenne entre véritablement en contact avec l’Islam et commence à se préoccuper du mahométisme. De ce rendez-vous datent en effet les premières images fondatrices que la chrétienté européenne se forme sur sa religion rivale. Ces images continuent indirectement d’imprégner aujourd’hui la vision occidentale moyenne de l’Orient méditerranéen, devenu au fil du temps, pour l’Europe moderne, l’autre par excellence.

Les Croisades qui ont établi des rapports de force entre ces deux blocs idéologiques antagonistes que sont l’Orient et l’Occident ont contribué à faire découvrir l’Autre monde par l’entremise de ces expéditions. L’Europe, grâce aux croisades, fut mise en relation avec les populations vivant en Terre Sainte. On peut dire que les latins découvrirent, au cours des croisades, des pays inconnus et entrèrent en contact avec la science byzantine et musulmane.

Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, la guerre n’est pas totale : moment de lutte, certes, mais aussi occasions de rencontres pacifiques, comme en témoigne ce récit de Beha-eddin sur l’ambiance qui régnait lors du siège d’Acre par Saladin à l’époque de la troisième croisade :

‘« Comme on s’attaquait sans cesse de part et d’autre, les Chrétiens et les Musulmans avaient fini par se rapprocher, par se reconnaître, et par lier conversation entre eux : quand on était fatigué, on quittait ses armes et l’on se mêlait ensemble, on chantait, on dansait, on se livrait à la joie; en un mot, les deux partis devenaient amis, jusqu’à ce qu’un moment après la guerre se renouvelât »11

Ces moments de fraternisation au niveau de la troupe s’inscrivent parfaitement dans le climat des rapports qui s’établissent entre les chefs : Richard Cœur de Lyon et Saladin « par l’intermédiaire de Malik-adil, frère et héritier de ce dernier » entretiennent des échanges courtois, se font mutuellement des cadeaux et finissent par signer un traité « le 9 octobre 1192 » dans lequel Saladin s’engage à respecter pour tous la liberté de pèlerinage à Jerusalem. Richard offre même sa sœur en mariage à Malik-adil, et ce mariage se serait sans doute conclu si la sœur en question n’y avait opposé son refus12.

De façon générale, et si paradoxal que cela paraisse, la guerre constitue un truchement, un pont, un moyen de contact, autant que d’affrontement, et le contact qu’elle entraîne avec la réalité concrète est source de différenciation et de nuances ; car comme le remarque Edouard Perroy, les croisades sont aussi « une institution permanente » à travers laquelle s’instaure un va-et-vient régulier de l’Europe à l’Asie13.

Ainsi, l’action de la France en Orient a suscité de nombreux textes littéraires, prenant pour sujet telle ou telle croisade comme les Poèmes sur les Croisades. Véronique Magri nous dit à ce propos :

‘« Les Chansons de geste comme La Chanson de Roland ‘1070’, la plus ancienne d’entre elles, qui oppose chevalier et Sarrazins, ne se préoccupent pas davantage de la fidélité historique. L’Orient qu’elles peignent apparaît comme un monde stéréotypé à deux facettes, sorte de Juan, tantôt monstre de cruauté, de barbarie, de violence guerrière, tantôt enchanteur aux mille sortilèges, de luxe et d’opulence »14

On peut dire que la vision de l’Orient reste totalement fantaisiste notamment lorsqu’il est question de l’empire romain d’Orient ou Empire byzantin et des sultans sarrazins. C’est sous ce déguisement que l’Orient prend place dans la littérature française médiévale comme le remarque Hassan Elnouty : « C’est au moyen âge que naissent deux notions qui joueront plus tard un rôle essentiel dans l’exotisme littéraire. L’image d’un Orient somptueux et riche date de cette époque et semble due en partie aux Croisés, en partie aux grands voyageurs, tel Marco Polo »15.

C’est ainsi que les croisades, ont fait l’objet à travers les siècles d’une inépuisable littérature ; le roman de Walter Scott Richard en Palestine « The Talisman 1825 », Notre Dame de Tortose de Pierre Benoit, et Un Jardin sur l’Oronte de Maurice Barrès n’en sont que quelques exemples.

Notes
9.

Christiane Deluz, « Le paradis terrestre, image de l’Orient lointain dans quelques documents géographiques médiévaux », dans Image et signes de l’Orient dans l’Occident médiéval,  Aix-en-Provence, publication du CUERMA, 1982, p. 146.

10.

Thoraval Jean, Pellerin Colette, Lambert Monique, Le Solleuz Jean, Les grandes étapes de la civilisation française, Paris, Bordas, 1976, p. 17.

11.

Régine Pernoud, Les Croisades, Paris, Julliard, 1960, p. 197.

12.

Ibid.

13.

Edouard Perroy, Le Moyen Age, Paris, P.U.F., 1995, p. 269.

14.

Véronique Magri, Le discours sur l’autre, op. cit., p. 13.

15.

Hassan El-Nouty, Le Proche Orient dans la littérature française de Nerval à Barrès, Paris, Nizet, 1958, p. 7-8.