La curiosité et le voyage de découverte, ( XVe et XVIe siècles )

Avant d’arriver à nos voyageurs, il est nécessaire de dire quelques mots de la transformation totale et profonde qu’a subie la Méditerranée orientale au commencement du XVème siècle.

Le fait politique majeur, dans l’évolution de la Méditerranée orientale du XIVème au XVème siècle, est la progressive montée de la puissance ottomane, qui atteint son apogée dans la première moitié du XVIème siècle sous les règnes de Sélim Ier et de Soliman II. Dans la plupart des pays méditerranéens, on trouve l’Empire ottoman ou l’empire des trois continents et des trois mers. Il regroupe une partie de l’Europe « la péninsule balkanique, la Hongrie, les bords de la Crimée et de la Mer Noire », l’Asie Mineure, la Syrie, l’Irak, et le nord de l’Afrique sauf le Maroc. Il est baigné par la Méditerranée et par la Mer Noire et s’ouvre sur l’Océan Indien.

Dès lors, comment les Européens voient-ils la Méditerranée orientale sous le règne de l’Empire ottoman ? L’Orient représente toujours une menace pour l’Occident chrétien mais à la peur idéologique de l’Islam s’allie désormais la crainte d’une puissance militaire grandissante. Comme le résume Thierry Hentsch : « Une puissance considérable se forme ainsi sur mer et sur terre, reconstituant les forces de l’Islam, qui peut à juste titre paraître représenter aux yeux des Européens une sérieuse menace »19.

L’esprit de l’Occidental assimile désormais le Musulman au Turc ottoman. Mais on peut dire qu’aux luttes armées du Moyen Âge succède une période de relations diplomatiques entre l’Orient et l’Occident, comme le témoigne la citation suivante :

‘« Les échanges sont bilatéraux puisque des ambassadeurs ottomans se rendent en Europe, notamment à Venise.
La France acquiert la prépondérance au Proche-Orient par le biais des Capitulations, traités qui assurent des privilèges commerciaux et la protection des communautés chrétiennes de l’Empire. Des consuls français s’établissent dans les principales échelles du Levant ‘Smyrne, Alep, Saïde, ..’ en vue de défendre les intérêts français. La France conservera le monopole des relations commerciales avec l'Orient pendant d'un siècle »20

D'autre part, les voyages en Orient se multiplient au XVIème siècle ; certains sont encore motivés par des considérations religieuses, mais de nouvelles catégories de voyageurs apparaissent. La curiosité est un nouveau paramètre qui modifie l’appréhension de l’Orient par l’Occident. La vogue du pèlerinage est en déclin, tandis que la Renaissance et la tradition humaniste réhabilitent le concept de curiosité, comme forme louable du désir de connaissance. Hentsch écrit à propos du voyage en Orient au XVIème siècle :

‘« Ni le sens du voyage ni la qualité du regard vers l’extérieur ne restent ce qu’ils étaient. La visite de l’autre devient plus intéressée, dans les deux sens du terme : curiosité et calcul. Et l’antagonisme religieux n’y joue plus le même rôle que naguère. La montée de ce que nous appelons la rationalité tend à diminuer non pas l’esprit religieux mais l’emprise de la religion sur la pensée »21

Des relations de pèlerinage subsistent comme celles de Nicolas le Huen, Des Saintes Pérégrinations de Jérusalem en1487 et de Jacques le Saige, Le Voyage à Jérusalem en 1520. On peut dire que le XVIème siècle n’est pas le siècle de l’incroyance. L’esprit religieux domine encore, même chez les intellectuels. Mais il se diversifie dans ses manifestations, il s’exprime à travers des sensibilités nouvelles. Ainsi chez Guillaume Postel, loin d’étouffer sa curiosité, la ferveur religieuse le porte à mieux étudier le monde de l’Islam : sa réalité sociale : Description de la Syrie, 1542, la République des Turcs 1560 » sa religion :  Le Livre de la concorde entre le Coran et les Évangiles, 1553 . Études essentiellement motivées par le désir de trouver les voies de la conciliation entre l’Islam et le Christianisme. Postel participe à la première ambassade de la France auprès de Suleyman. Il est chargé par François 1er de rechercher des manuscrits en langue grecque, latine, hébraïque, syriaque22. L’essentiel du message postélien réside dans :

‘« l’impérieuse nécessité d’aller aux sources, pour connaître l’autre dans sa langue à lui. Aller aux sources et aller chez lui. Rien ne replace le contact direct avec la réalité, seule façon de redresser les stéréotypes négatifs qui circulent en Europe, par exemple sur les Turcs »23

Au XVIème siècle, plus d’une centaine de relations de voyage au Proche-Orient voient le jour dans toute l’Europe24 : La Relation en Terre Sainte (1533-1534) de Greffin Affagart, ou encore Voyage de Paris à Jérusalem à Constantinople (1547-1552) de Jehan Chesneau. La Renaissance, qui rêve à la concorde universelle et qui privilégie une vision globale du monde, comme le montrent les théories de « Nicolas de Cues reprises par Guillaume Postel dans le De Concordia Mundi, tend à oublier les diversités ethniques et géographiques au profit d’une généralité illusoire »25.

Mais aussi, nombreux sont ceux qui voyagent par métier tels les marchands, les courriers royaux ou les ambassadeurs investis d’une mission diplomatique, politique ou scientifique. Cependant, le récit du médecin Pierre Belon du Mans édité en 1553, signale le changement fondamental du compte-rendu de voyage à la Renaissance. Le titre même en est révélateur : Observations de plusieurs singularitez et choses memorables trouvées en Grèce, Asie, Judée, Egypte, Arabie et autres pays estranges, rédigées en livres. La relation de Belon du Mans rend compte d’un voyage effectué de 1547à 1549 dont le but original était de rapporter des drogues utilisées en Europe. L’originalité de son récit résulte des préoccupations scientifiques qui ont prévalu à sa rédaction. L’Orient apparaît avant tout comme une source de connaissance pour l’humaniste, débarrassé de tout préjugé hostile et réducteur.

L’esprit humaniste contribue à accroître le désir de connaissance de l’Autre mais la volonté de retrouver l’Homme partout nuit à la découverte des spécificités et des particularités des étrangers. On demeure persuadé alors que tous les hommes sont identiques et qu’il suffit de gommer les particularités superficielles pour retrouver l’humain, l’universel. Toutefois, c’est dès la Renaissance que l’on peut parler des débuts de la véritable relation de voyage qui se fait plus soucieuse d’exactitude. Les voyageurs ne visent pas à faire œuvre d’artistes et restent animés par un souci essentiellement scientifique et informatif. Iorga dit à propos des voyageurs français dans l’Orient au XVIème siècle :

‘« Mais, ce qui doit être signalé en même temps, chez tous ces voyageurs, c’est une curiosité ardente. Ils partent avec le désir de voir le plus possible de choses nouvelles et curieuses et, en même temps, avec un orgueil humain, avec une conscience de la puissance de l’homme que leurs prédécesseurs n’ont jamais connus. ‘….’. Ils ne cherchent donc pas seulement les traces des anciens, mais, se rendant compte qu’il y a eu des changements depuis la fin de l’antiquité, ils entendent parler de ces nouveautés et donner à leurs récits un autre cachet que celui d’une reproduction archéologique »26

Alors que l’on remarque chez les voyageurs, au cours des XVème et XVIème siècles, une curiosité passionnée, un désir d’apprendre, une spontanéité d’attention et de sentiment, on ne rencontrera plus guère tout cela au siècle suivant.

Notes
19.

Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire, op. cit., p. 84.

20.

Véronique Magris, Le Discours sur l’Autre, op. cit., p. 16.

21.

Thierry Hentsch, L’Orient Imaginaire, op. cit., p. 93-94.

22.

Ibid., p. 102-107.

23.

Ibid., p. 103.

24.

Neculai Iorga, Les Voyageurs français dans l’Orient européen, Paris, Boivin et Cie& Gamber, 1928, p 72.

25.

Véronique Magris, Le Discours sur l’Autre, op. cit., p. 17.

26.

Neculai Iorga, Les Voyageurs français dans l’Orient européen, op. cit., p. 37.