L’Orient terre à conquérir, ( XVII e et XVIII e siècles )

Au commencement du XVIIe siècle germe l’idée que l’Empire ottoman est en décadence depuis l’époque de Soliman :

‘« Ce XVIIème siècle constitue bien une phase de transition entre l’apogée de l’empire et son déclin. Certes l’empire est loin d’être abattu, et il va durer encore deux siècles. Mais il ne dispose plus de l’élan, du dynamisme qui ont contribué à ses succès et la résistance aux pressions européennes ne pourra aller qu’en s’affaiblissant »27

Cet affaiblissement généralisé de l’administration, de l’économie, de la politique, de la force militaire de l’Empire ottoman encourage les initiatives européennes. Le XVIIème siècle voit s’ouvrir une longue période de prépondérance française en Méditerranée. On forme même le projet de créer pour le duc de Nevers un empire de Constantinople, comme en témoigne la citation suivante :

‘« Devant cette décadence ottomane, l’idée de croisade se réveille. Dès la fin du XVIème siècle, elle commence à gagner les adhérents dans cette société française, qui n’est plus occupée par les guerres de religion. On forme même le grand projet de créer, pour le duc de Nevers, dont le traducteur de Calcocondyle, Blaise de Vigenère, montrait les droits, multiples à la couronne de Constantinople, dès 1577, un empire de Constantinople ; les agents de ce prince franco-italien descendant des Paléologues traversent les Balcans, se mettent en relation avec les Albanais et avec d’autres peuplades de la péninsule ; ainsi quelqu’un qui fut plus tard prince de Moldavie, Gaspard Gratiani, a été de ceux que la propagande faite pour la croisade de Nevers avait momentanément attirés »28

D’autre part, le XVIIème siècle a une meilleure connaissance de l’Orient que le siècle précédent. Des ouvrages de référence voient le jour durant cette période : On commence à comprendre les fondements de l’Islam; la première traduction complète du Coran en français signée par André Du Ryer date de 1647. Barthélémy d’Herbelot élabore une Bibliothèque orientale 29 publiée avec une préface d'Antoine Galland ; ce dernier a été le premier traducteur européen des Mille et Une Nuits, c’est un arabisant remarquable. Galland a opposé l'œuvre d'Herbelot à toutes celles qui l'ont précédée en notant la prodigieuse envergure de cette entreprise. D'Herbelot a lu un grand nombre de livres, dit Galland, en arabe, en persan, en turc, avec pour résultat « qu'il apprit ce qui jusques alors avait été caché aux Européens »30. Après avoir composé un dictionnaire de ces trois langues orientales, d'Herbelot a continué à étudier l'histoire, la théologie, la géographie, la science et l'art orientaux à la fois dans leurs variétés fabuleuses et leurs variétés véritables. Là-dessus, il a décidé de composer deux ouvrages : une « bibliothèque », dictionnaire rangé alphabétiquement, et un « florilège » ou anthologie. Il n'acheva que le premier. Galland veut montrer que d'Herbelot a présenté de la science véritable, non de la légende ou du mythe.

Une première histoire de l’Empire ottoman en français paraît au XVIIème siècle sous la plume de Michel Baudier31. Ainsi, l’action de Jean-Baptiste Colbert, qui porte un intérêt particulier au Proche-Orient, n’est pas négligeable. En 1669, ce dernier fonde l’Ecole des Jeunes de Langues, devenue plus tard l’Ecole des langues orientales, à l’ambassade de France à Constantinople. Les jeunes gens y apprennent l’arabe, le turc, le persan, en vue de participer à la diplomatie française.

L’Orient qui, au XVIe siècle, n’avait suscité qu’une curiosité médiocre au regard du Nouveau Monde, va prendre maintenant une place prépondérante dans l’histoire des voyages. La France du XVIIe siècle semble se caractériser par un besoin d’expansion qui s’est manifesté de différentes manières et surtout, peut-être, par la multiplication des voyages. Les explorateurs aiment à publier des relations dont Martino32 et Nicolae Iorga33ont souligné l’importance. D’après un article de Normand Doiron, c’est au XVIIème siècle que le récit de voyage s’affirme comme genre littéraire ; il écrit à ce propos : « Cette année 1632 marque le moment où le récit de voyage est reconnu, tant par les lecteurs contemporains que par les voyageurs eux-mêmes, comme un genre littéraire clairement constitué, doté d'un style, d'une poétique et d'une rhétorique qui lui sont propres »34. Stéphane Yerasimos estime à plus de deux cents le nombre de voyages publiés sur l’Orient au XVIIe siècle35. Les premiers voyageurs qui visitèrent l’Orient au début du XVII siècle offrent, dans leurs écrits peu d’intérêt exotique. Dès le milieu du siècle, la curiosité s’étend et le nombre des voyages augmente. Martino constate que « le goût pour l’Orient était mort, il ne devait avoir sa renaissance qu’au milieu du XVIIe siècle »36. Il n’est pas possible de citer tous les voyageurs. Aussi indiquerons-nous seulement les plus significatifs.

De nombreuses missions scientifiques ou plus particulièrement archéologiques sont envoyées en Asie Mineure et en Basse et Moyenne Egypte. Citons Antoine Galland qui se rend à Constantinople de 1670 à 1673 à la recherche de médailles et de manuscrits, ou encore les voyages de Jean Chardin à l’origine d’un Journal du voyage du chevalier Chardin en Perse et aux Indes orientales « 1686 » et de Jean Baptise Tavernier, auteur de Les Six voyages de J.B.T. ‘…’ qu’il a fait en Turquie, en Perse et aux Indes « 1676 ». D’après Roland Lebel ce sont là les quatre noms marquants :

‘« Thévenot qui, dans sa jeunesse, avait étudié les langues orientales et se trouvait ainsi mieux préparé, donne, en 1664, le Récit d’un voyage fait au Levant, complété en 1647 par une Suite du voyage au Levant.
Tavernier, à qui Louis XIV accorda des lettres de noblesse, publie, en 1676, son Voyage en Turquie, en Perse et aux Indes, suivi d’une Relation d’un voyage fait aux Indes orientale, en 1677. Chardin donne, en 1686, le récit de son Voyage en Perse et autres lieux de l’Asie. Enfin, Bernier, ‘….’ publie ses Voyages en 1699 »37

On peut dire que tous les voyageurs de cette deuxième période sont des gens instruits, qui savent interpréter ce qu’ils voient autour d’eux et qui, d’autre part, au lieu d’effectuer un court voyage, comme leurs devanciers, ont séjourné longtemps dans le pays, Bernier reste douze ans en Asie, Tavernier y fait six voyages successifs :

‘«… il est à remarquer que le pays lui-même, le paysage, les laisse à peu près indifférents ; il ne ‘rendent’ pas la vision de l’Orient. En revanche, ils s’intéressent aux hommes. En cela, ils sont bien de leur siècle. Ils étudient la façon dont les habitants sont gouvernés, ils comparent leur religion avec la chrétienne, ils observent leur genre de vie et, surtout, ils collectionnent les remarques sur leurs pratiques amoureuses. C’est là un point commun à tous les voyageurs, et les plus prudes s’y arrêtent, quitte à s’en excuser. Tous parlent de harems, de sérails, d’eunuques, de jalousies et d’histoires d’amour, avec un grand luxe de détail. Et c’est ainsi que se répandit en France la tradition d’un Orient voluptueux, que la littérature va accaparer »38

Dès que la fin du XVIIème siècle, le goût oriental envahit la littérature française. Cette vogue qui, contaminera presque tout le XVIIIème siècle doit beaucoup à la parution à Paris, dès 1704, des contes des Milles et une Nuits traduits et présentés par Antoine Galland. De l’avis de ce dernier, ces récits fabuleux montrent « Combien les arabes surpassent les autres Nations en cette sorte de composition »39, genre littéraire dans lequel « on n’a rien vu de si beau, jusqu’à présent, dans aucune langue »40. Mais, surtout, ils offrent aux lecteurs un « Orient à l’état pur »41, ils ont également été la base des traductions dans d’autres langues occidentales, telles que l’anglais ou l’allemand.

Il est clair que le début du XVIIIème siècle vit s’intensifier la production orientale. La parution des Milles et une Nuits détermina la formation d’un courant de fiction orientale qui se développa dans la littérature française comme un germe placé dans un milieu neuf. L’Orient littéraire au XVIIIème est formé de plusieurs courants distincts, ayant chacun son développement, son apogée, son déclin. Comme le résume Marie-Louise Dufrenoy :

‘« Si nous considérons les trois catégories les plus nombreuses : la féerie, l’Orient galant, la satire, nous constatons que ces trois mouvements atteignent leur maximum de développement, non pas simultanément, mais successivement. La féerie se développe d’abord, étant l’imitation la plus immédiate et la plus proche du modèle fourni par les Milles et une Nuits. La féerie orientale semble atteindre son apogée en 1734 …. Un premier effort d’isolement du thème le plus fréquemment exploité dans la fiction orientale amène la vogue du roman galant inspiré des contes arabes et persans. Cette école, à la tête de laquelle se place Grébillon fils, qui donna au genre en 1740, dans Le Sopha, son type le plus achevé, fleurit entre 1740 et 1760, mais avait atteint en 1746 son plus grand essor. La satire orientale, au contraire, dont on peut observer les débuts au cours des dernières années du XVIIèmr siècle, s’épanouit plus tard et sévit dans toute sa force entre 1745 et 1760, avec un sommet en 1753. Après cette époque elle ne décline pas de façon considérable, et, se faisant particulièrement violente, elle montrera, vers 1790, une recrudescence d’activité sous la forme du pamphlet dont le livre à clef semble être une manifestation favorite »42

Comme nous venons de le constater, l’Orient littéraire au XVIIIème siècle se compose de plusieurs courants distincts. L’Orient inspira, en effet, des fictions purement merveilleuses, des contes galants, des écrits satiriques. De plus, il s’intégra dans les aspirations politiques, économiques, sociales et philosophiques qui animèrent les hommes du XVIIIème siècle. Plus qu’un autre voyageur de son temps, Volney concentre son attention sur l’état politique des pays qu’il visite. Volney a visité la Basse-Egypte et la Syrie et il a écrit Voyage en Syrie et Egypte. Dans cet ouvrage, des considérations de tous ordres s’entrecroisent, politiques, géographiques, historiques, scientifiques ou philosophiques. L’œuvre de Volney a servi d’ouvrage de référence à Bonaparte lui-même lorsqu’il entreprit son expédition en Egypte, en l’occurrence pour l’inventaire des obstacles que risquait de rencontrer une entreprise militaire en pareil pays. Comme le disait un officier supérieur de l’armée de Bonaparte, Le Voyage en Syrie et Égypte de Volney 1787 « était le guide des français en Egypte ; c’est le seul qui ne les a jamais trompés »43.

On doit attirer l’attention sur le fait que réciproquement, l’Orient s’intéresse à l’Occident : le sultan Ahmed III juge souhaitable d’ouvrir l’empire aux influences européennes et de tenter des réformes. Le grand vizir Dâmâd Ibrahim Pacha envoie des ambassadeurs dans quelques capitales européennes, comme Vienne, Paris, Moscou. Le plus célèbre d’entre eux est Mehmed Effendi44.

Notes
27.

Robert. Mantran, « l’Etat ottoman au XVIIème siècle », dans Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 264.

28.

Neculai Iorga, Les Voyageurs français dans l’Orient européen, op. cit., p. 56-57.

29.

Voir Marie Louise Dufrenoy, L’Orient romanesque en France. L’Etude d’histoire et de critique littéraires, Montréal, Edition Beauchemin, 1946, p. 20-21.

30.

Antoine Galland, «Discours» de présentation à Barthélemy d'Herbelot, Bibliothèque orientale ou Dictionnaire universel contenant tout ce qui fait connaître les peuples de l'Orient, La Haye, Neaulme & van Daalen, 1777, 1, p. VII.

31.

Voir Roland Lebel, Histoire de la littérature coloniale en France, Paris, Larose, 1931, p. 54.

32.

Pierre Martino, L’Orient dans la littérature française, Paris, Hachette, 1952.

33.

Neculai Iorga, Les Voyageurs français dans l’Orient européen, op. cit.

34.

Normand Doiron, « l’Art de voyager, pour une définition du récit de voyage à l’époque classique », dans Poétique, n° 73, février 1988, p. 87.

35.

Citée par Thierry Hentsch, l’Orient imaginaire, op. cit., p. 124.

36.

Pierre Martino, L’Orient dans la littérature française, op. cit., p.85.

37.

Roland Lebel, Histoire de la littérature coloniale, op. cit., p. 16-17.

38.

Ibid.

39.

Les Milles et une Nuits, Contes arabes, traduits par Antoine Galland, Furne et Cie, Paris, 1837, p. 7.

40.

Ibid.

41.

Marie-Louise Dufrenoy, L’Orient romanesque en France, op. cit., I, p. 27.

42.

Ibid., p. 43.

43.

Cité par Jean Gaulmier dans son introduction à Volney, Voyage en Egypte et en Syrie, Paris et La Haye, Mouton, 1959, p. 16.

44.

Voir Neculai Iorga, Les Voyageurs français dans l’Orient Européen, op. cit., p. 95.