Un discours orientaliste, (XIX e siècle) 

Comme nous venons de le voir, l’Orient, au XVIème, au XVIIème et même au XVIIIème siècle, est quelque chose d’unitaire. Donc, la Turquie, comprenant la Grèce, retenant dans des liens de vassalité la Moldavie et la Valachie, cette Turquie dont font partie les provinces bulgares et serbes, forme une unité, une unité pour l’Asie et pour l’Europe. Pour cette Europe, dont il est question ici, l’Orient représente un seul pays pour les voyageurs ; tandis qu’au XIXème siècle, des faits interviennent qui brisent le caractère unitaire du monde oriental, de sorte qu’on ne peut plus parler de voyage en Orient de la façon dont on en parlait avant le commencement du XIXème siècle.

L’unité de l’empire ottoman est brisée au XIXème siècle. A la fin du XVIIIème siècle et au début du siècle suivant, l’Empire est au cœur des préoccupations européennes, ce qui est marqué par deux faits essentiels : le premier est l’expédition d’Egypte de Bonaparte, le deuxième est les débuts de la colonisation française en Algérie en 183045 ; puis l’Afrique du Nord, de la Mer Rouge à l’Océan Atlantique, passe progressivement sous la domination européenne. C’est en 1774, date de la signature du traité russo-turc de Kütchük-Kaynardja, qui gratifie la Russie d’avantages en Mer Noire, que commence la célèbre question d’Orient46. C’est-à-dire la question du sort de l’empire ottoman, qui entre dès lors dans la sphère des préoccupations concrètes des chancelleries européennes. Encouragés par le démembrement de l’Empire ottoman, les Russes convoitent les Balkans, les Anglais veulent protéger leurs intérêts commerciaux en contrôlant l’isthme entre la Méditerranée et l’océan indien, les Français souhaitent conserver leurs privilèges dans le Levant.

Dès lors, l’Orientalisme débute véritablement avec l’accroissement d’intérêt manifesté par les états européens à l’égard des affaires de l’Empire ottoman. Cet intérêt s’est traduit scientifiquement, par la création de chaires de langue arabe dans les universités européennes. Cependant, on ne peut pas ignorer que le mouvement orientaliste, connaît un nouvel élan avec l’Expédition de Napoléon en Égypte :

‘« Et l’expédition de Bonaparte, avec son grand monument collectif d’érudition, la Description de l’Egypte, a fourni la scène, le décor de l’orientalisme, puisque l’Egypte et, ensuite, les autres pays islamiques ont été pris comme champ d’études sur le vif, laboratoire, théâtre du savoir occidental effectif sur l’Orient.
Avec des expériences comme celle-ci, l’Orient, en tant que corpus de connaissances pour l’Occident, s’est modernisé, et cette deuxième forme est l’orientalisme du dix-neuvième et du vingtième siècle »47

La Description de l’Egypte est un monument collectif, œuvre d’érudition, qui fait suite aux expéditions de Napoléon Bonaparte en Egypte. Bonaparte a fait mener des études dans tous les domaines par les membres de l’Institut d’Egypte qu’il a lui-même créé le 7 août 1798. Le titre de la Description de l’Egypte regroupe 9 volumes de textes et 12 volumes d’illustrations publiés entre 1803 et 1828. Le caractère unique de la Description n’est pas seulement dû à ses dimensions, ni même à l’intelligence de ses auteurs, mais à son attitude en face de son thème, et c’est cette attitude qui la rend si intéressante pour l’étude des projets orientalistes modernes. On peut dire qu’après Napoléon, le langage même de l’orientalisme a subi un changement radical. La Description est devenue le type même de tous les efforts ultérieurs pour rapprocher l’Orient de l’Europe. Saïd nous dit à ce propos :

‘« C’est ainsi que de l’expédition de Bonaparte est issue toute une série d’enfants textuels, de l’Itinéraire de Chateaubriand au Voyage en Orient de Lamartine et à Salammbô de Flaubert ainsi que, dans la même tradition, Manners and Customs of the Modern Egyptians de Lane et Personal Narrative of a Pilgrimage to al-Madinah and Meccah de Richard Burton. Ce qui relie ces auteurs, ce n’est pas seulement le fonds de légendes et d’expériences orientales qui leur est commun, mais aussi qu’ils savent de science certaine que l’Orient est une sorte de matrice d’où ils sont sortis. Si, paradoxalement, ces créations se sont trouvées être des simulacres extrêmement stylisés, des imitations élaborées de ce qu’on croyait être l’Orient vivant, cela ne diminue en rien ni la force de leurs conceptions imaginatrices ni celle de la maîtrise de l’Europe sur l’Orient »48

En effet, on peut dire que l’orientalisme commence à voir le jour à la fin du XVIIIème et au début du XIXème siècle. La définition que propose Edward Saïd de l’orientalisme est bipolaire. L’orientalisme est d’une part : « discipline par laquelle l’Orient était ‘et est’ systématiquement abordé, comme sujet d’étude, de découverte et de pratique »49, et d’autre part : « collection de rêves, d’images et de vocabulaire dont dispose celui qui essaie de parler de ce qui se trouve à l’est de la ligne de partage »50. L’orientalisme est donc conçu comme une science qui a pour champ d’étude l’Orient mais aussi comme une sorte de dictionnaire préconçu où tout chercheur peut puiser. Silvestre de Sacy est reconnu comme « le père de l’orientalisme »51 pour deux raisons : d’une part, la carrière de cette personnalité est remarquable; dès 1796, il est le premier professeur d’arabe à l’école des langues orientales vivante, école dont il devient le directeur en 1824. Il est aussi le premier président de la Société asiatique créée en 1822. D’autre part, la méthode qu’il a inaugurée à érigé l’orientalisme en science. Il a réuni un corpus de textes orientaux et en a institué une méthodologie de lecture.

Dans l’Orientalisme, Edward Saïd présente à ses lecteurs une généalogie de l’Orientalisme, il dit à ce propos :

‘« Si l’on voulait faire la généalogie intellectuelle officielle de l’orientalisme, elle comprendrait certainement Gobineau, Renan, Humboldt, Steinthal, Burnouf, Remusat, Palmer, Weil, Dozy, Muir, pour ne citer presque au hasard que quelques-uns des noms célèbres. Il faudrait aussi y faire entrer le pouvoir de diffusion de sociétés savantes : la société asiatique, fondée en 1822; la Royal Asiatic Society, fondée en 1823; l’American Oriental Society, fondée en 1842, etc. Mais elle devrait nécessairement laisser de côté l’importante contribution des ouvrages de fiction et des récits de voyage, qui ont renforcé les divisions établies par les orientalistes entre les différents départements géographiques, temporels et raciaux de l’Orient, à tort, puisque, pour l’Orient islamique, cette littérature est particulièrement riche et contribue de manière significative à la construction du discours orientaliste. Elle comprend des œuvres de Goethe, Hugo, Lamartine, Chateaubriand, Kinglake,
Nerval, Flaubert, Lane, Burton, Walter Scott, Byron, Vigny, Disraeli, George Eliot, Gautier. Plus tard, à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle, nous pourrions y ajouter Doughty, Barrès, Loti, T.E. Lawrence, Forster, écrivains qui y donnent un contour plus marqué au ‘grand mystère asiatique’ »52

Assurément l'orientalisme n'a pas attendu l'avènement du XIXème siècle pour éclore. L'élan des croisades refroidies, les luttes intérieures et les grandes guerres finies, les Occidentaux s'étaient de nouveau intéressés aux régions lointaines. Comme nous l'avons déjà souligné, à la Renaissance l'esprit cosmopolite des Occidentaux rendait alors plus facile une étude objective de l'Orient musulman. Néanmoins, c'est au XIXème siècle que les diverses approches de l'Orient se constituent en un domaine de recherches spécifique. On peut constater qu'avec la création des Sociétés savantes, le terme d'orientalisme apparaît pour définir des sciences en plein développement telle que l'anthropologie, l'ethnographie, l'ethnologie, l'archéologie, l'histoire comparée de la grammaire, des religions et la linguistique. A partir d'observations ethnographiques, l'Orient est étudié méthodiquement. Il devient « un monde à découvrir et à inventorier »53, Raymond Schwab parle alors de « deuxième renaissance orientale »54.

Enveloppé dans un appareil pseudo-scientifique d'érudition, l'Orient joue dès lors un grand rôle dans l'élaboration de la pensée positiviste. Les Occidentaux s'attachent à percer les mystères du passé et à éclairer le présent en ravivant ce qu'ils pensent être le plus antique foyer de l'humanité. C'est ainsi que nous pouvons déceler, en première page du bulletin de la Société Ethnographique de Paris, une ferveur communicative dans la mission orientaliste :

‘« Notre marche est vers l'Orient, ce berceau des lumières, cette terre si heureusement privilégiée, au sein de laquelle l'homme naquit à la conscience et à la civilisation; vers cet Orient, enfin, où demeurent oubliés ou méconnus depuis des siècles les germes de nos cultes, de notre poésie, de nos arts, de nos sciences, en un mot de tout ce qu'il y a de plus beau, de grand, de sublime, dans les plus saintes inspirations des peuples »55

A travers cet aperçu, nous avons pu constater que les explications mythologiques ou les constructions fantastiques ont cédé la place à des études érudites auxquelles on a donné le nom de science : l'Orientalisme. C'est selon cette vision, qu'un grand nombre de voyageurs français conçoivent alors leur voyage en Orient. Laissons de côté pour l'instant cette considération, et voyons d'abord comment, au XIXe siècle, les voyages littéraires, surtout dans les pays du Levant, ne sont pas des voyages de découvertes, mais des voyages de reconnaissances, ou d'assurance. Autrement dit, quel est l'enjeu du voyage littéraire en Orient au XIXe siècle ?

Notes
45.

Voir Yves Ternon, Empire ottoman : le déclin, la chute, l'effacement, Paris, Félin, 2002.

46.

Voir Robert Mantran, « Les Débuts de la question d’Orient ‘1774-1839’ », dans Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 421-458.

47.

Edward Said, L’Orientalisme, op. cit., p. 58.

48.

Ibid., p. 106.

49.

Ibid., p. 91.

50.

Ibid.

51.

Ibid., p. 154.

52.

Ibid., p. 118-119.

53.

Daniel Reig, Homo orientalisme, Paris, Maisonneuve et Larose, 1988, p. 18.

54.

Raymond Schwab, La Renaissance orientale, Paris, Payot, 1950.

55.

Bulletin de la Société ethnographique de Paris, 1859, p. 1.