B) Les voyages livresques de Lamartine

Dans l'une des cabines de son navire, Lamartine s'est fait aménager une « bibliothèque de cinq cents volumes, tous choisis dans les livres d'histoire, de poésie ou de voyage »61. Avant le départ en Orient, écrivains et poètes peuplent son musée imaginaire : « Chateaubriand, bien sûr, mais aussi Bernardin de Saint-Pierre, Rousseau, Ossian, et surtout Byron, le fils de l'Orient, le poète admiré entre tous, dont les œuvres, de Childe Horald au Giaour en passantpar La fiancée d'Abydos ou Le Corsaire » 62.

Dans le chapitre consacré à Lamartine, on verra que dans son Voyage en Orient, Lamartine nous parle longuement de l'Empire turc. Dès lors, à quelles sources Lamartine a-t-il bien pu recourir ?

Dans le « Post-Scriptum à la préface » de l'Histoire de la Turquie, Lamartine déclare en effet avoir consulté, durant l'année 1833 -date qui correspond à son séjour à Constantinople-, « une des bibliothèque du Sérail », dans laquelle se trouvaient évidemment de nombreuses Histoires de l'Empire turc, dont celle de Mouradgea d'Ohsson63, publiée à la fin du XVIIIème siècle. C'est là que Lamartine a pu trouver la matière première de ses pages historiques, avant de les remanier et de les intégrer à son récit.

Aux sources érudites doivent s'ajouter Byron, dont le Siège de Corinthe a pu alimenter les pages lamartiniennes consacrées au siège de Constantinople, avec ses assauts, ses combats et ses massacres. Et puis bien sûr, Chateaubriand : cette longue histoire de l'Empire ottoman fait immanquablement songer aux pages carthaginoises de l'Itinéraire. Il est évident que l'Orient historique, tel qu'il apparaît chez Lamartine, entend ainsi se démarquer de ceux qui l'ont précèdé dans la même veine.

Persuadé que c'est au Liban que se trouve la clé d'une renaissance de l'Orient, Lamartine consacre un long chapitre du Voyage à ces différentes peuplades du Liban. Les Druses font d'abord l'objet d'une étude minutieuse. Le voyageur semble avoir essentiellement puisé ses informations dans le Voyage en Egypte et en Syrie de Volney. Après avoir, à partir de Volney, retracé l'origine de cette peuplade, « la vie de Facardin est recopiée presque mot pour mot sur le Voyage en Egypte et en Syrie » 64. Lamartine s'intéresse à ses rites ésotériques, à ses différents degrés d'initiation, à sa croyance en une transmigration des âmes. Lamartine cite comme source Benjamin de Tudèle, référence en seconde main, dans la mesure où Volney en parle déjà, il nous dit à ce propos : « l'historien Benjamin de Tudèle fait mention des Druses avant l'époque des croisades »65.

Les écrivains arabes ont également une place dans l'œuvre et la pensée orientale de Lamartine. Fasciné par les textes de l'ancien Orient, et désireux de contribuer, par ses Souvenirs et impressions, à leur connaissance et à leur diffusion, Lamartine livre à notre curiosité trois séries de « Fragments » du Poème d'Antar, « Poésie nationale de l'Arabe errant », qui occupe à eux seuls un chapitre entier de son ouvrage66. Dès lors, quand ce poème est-il introduit dans les connaissances européennes ?

‘« Probablement composé entre les VIII° et XII° siècles, le Poème d'Antar n'est introduit que tardivement dans les connaissances européennes. La Bibliothèque orientale d'Herbelot (1697), ouvrage de référence pour les érudits du XVIII° siècle, l'ignore. En 1777, William Jones le mentionne dans ses Poeseos asiaticae et la célèbre Bibliothèque universelle des romans (1775-1789) du marquis de Paulmy lui consacre une notice. C'est bien le XIX° siècle qui fait sortir de l'ombre cette œuvre immense, véritable mémoire écrite de près d'un demi-millénaire d'histoire arabe. A partir de 1820 en effet, on dispose, grâce à Terrick Hamilton, secretaire-interprète de l'ambassade d'Angleterre à Constantinople, d'une traduction française imitée de Terrick Hamilton. Quelques années plus tard, les extraits commencent à se multiplier dans la presse, dans le Journal asiatique surtout, sous les auspices de Caussin de Perceval, de Cardin de Cardonne, de Cherbonneau et de Dugat. Aux traductions s'ajoutent, vers la même période, les premières études et exégèses. La Revue française de juillet 1830 signale les différents manuscrits, dresse un bilan des connaissances sur le 'roman'. L'œuvre est rapprochée des chansons de geste du moyen-âge. On s'essaie aux attributions et aux datations »67

Ainsi, quelles raisons ont pu pousser Lamartine à s'intéresser à son tour au Poème d'Antar ? Nicolas Courtinat nous répond clairement : « Fidèle à l'air du temps, Lamartine s'intéresse aux littératures étrangères »68, le poète a sans doute retrouvé dans cette immense légende colorée, découverte sur place grâce à son drogman, la puissance, l'ampleur, la vastitude des grandes épopées arabes. Lamartine partage également le goût de son siècle pour les poésies archaïques, les fables primitives, dont Antar fournit un exemple accompli.

De cet immense poème, Lamartine retranscrit dans son Voyage trois extraits : deux fragments de longueurs inégales69, suivis d'un ensemble qu'il intitule :« Pensées d'Antar »70. Or, en exhumant certains fragments du Poème d'Antar, « inconnus en Europe », le poète n'en travaille pas moins à la connaissance des littératures de l'ancien Orient arabe, mais :

‘« Il cède au premier réflexe de ses contemporains 'orientalistes', qui consiste à repérer, à accumuler les textes. Cela lui confère une certaine originalité –l'orientalisme est encore le fait, à cette époque, d'une petite minorité d'amateurs et de savants atypiques. On remarque que Lamartine met pour la première fois de sa carrière d'écrivain un grand texte de la littérature universelle à la disposition du grand public »71

On constate que Lamartine a dû lire ou feuilleter des ouvrages des orientalistes, la masse de ses lectures apparaît considérable. On remarque que il s'est bien informé, il n’a, pas moins que ces prédécesseurs, utilisé des sources livresques pour rendre compte des ses itinéraires orientaux.

Notes
61.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VI, op. cit., p. 19.

62.

Lamartine, Vie de Lord Byron, feuilleton du Constitutionnel « 26 septembre-2 décembre 1856 », présenté par Marie Renée Morin, avec la collaboration de Janine Wiart, Paris, Bibliothèque Nationale, colléction «Etudes, guides et inventaires», n° 14, 1989, p. 206.

63.

Lamartine, Histoire de la Turquie, t. I, dans Œuvres complètes, tome vingt-troisième, Paris, L’auteur, 1861, p. 40 et suiv.

64.

Nicolas Courtinat, Philosophie, histoire et imaginaire dans le "Voyage en Orient" de Lamartine, Paris, Champion, 2003, p. 313

65.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VII, op. cit., p.109.

66.

Ibid., t. VIII.

67.

Nicolas Courtinat, Philosophie, histoire et imaginaire, op. cit., p. 230-231.

68.

Ibid., p. 226.

69.

Le « premier fragment » occupe 31 pages,  Lamartine, Voyage en Orient, t. VIII , op. cit., p. 199 à 230. Le « deuxième fragment » 3 pages,  Ibid., p. 231à 234.

70.

Ibid., p. 234 à 238.

71.

Nicolas Courtinat, Philosophie, histoire et imaginaire, op. cit., p. 238.