C) Nerval, une appréhension livresque d’un Orient pré-formé par de représentations véhiculées par la culture occidentale

L’Orient et ses religions avaient, bien avant 1840, attiré Nerval et ne cesseront jamais d’exercer sur lui un véritable envoûtement. C’est Théophile Gautier qui, dans sa notice en tête du Faust traduit par son ami, nous apprend que Nerval avait, dans sa jeunesse, songé à :

‘« Un autre drame en vers, la Dame de Carouge, en collaboration avec nous-mêmes, qui était basé sur cette idée d’un esclave sarrasin ramené des croisades et introduisant dans le donjon féodal les passions farouches de l’Orient. La Dame de Carouge ne fut pas jouée, et ce que le manuscrit est devenu, nous l’ignorons. Gérard le trimballa longtemps dans ses poches »72

Gautier parle également d’un drame oriental, la Reine de Saba, pour lequel Gérard lut des tas de livres, prit des tas de notes et de renseignements. Ce drame fut d’abord écrit en prose, puis Gérard « imagina de le tailler en scénario » pour Meyerbeer. Le résultat final fut la Légende de Balkis insérée sous forme de récit dans les Nuits du Ramzan, troisième partie du Voyage en Orient 73 . Gautier ne donne aucune date. Si Gautier ne fournit pas une seule indication chronologique, en revanche il nous apprend quelles lectures fit Nerval pour se documenter au sujet de la Reine de Saba :

‘« On ne saurait imaginer ce que Gérard lut de livres, prit de notes et de renseignements pour cette pièce. La Bible, le Talmud, Sanchoniathon, Bérose, Hermès, George le Syncelle, toute la Bibliothèque Orientale d’Herbelot y passèrent; tout fut consulté, jusqu’à l’histoire des soixante-dix rois préadamites et à la biographie de la dive Lilith, première femme d’Adam, pour bien prendre la couleur locale du sujet »74

Et, plus loin, à propos des légendes orientales qui séduisaient tant Nerval, Gautier indique quelques sources : Schlegel, le Divan oriental-occidental de Goethe. Il est évident qu'il est difficile de déterminer toutes les sources qui ont pu être utilisées par Nerval. Théophile Gautier nous aide à en découvrir quelques unes. Hisashi Mizuno en indique également, qui ont trait à la partie égyptienne du voyage. Il mentionne, en effet, William Lane. Nerval reproduit mot pour mot des passages des Modern Egyptians, « Nerval se réfère-t-il souvent à un ouvrage ethnographique écrit par un anglais : William Lane, An account of the manners and Customs of the Modern Egyptians »75. On peut dire que Nerval fait appel à l’autorité de Lane pour décrire des scènes de la vie égyptienne.

Cependant, dans le Voyage en Orient, Nerval précisera ses dettes à l’Exposé de la religion des Druses par Silvestre de Sacy : « Tous ces détails, ainsi que les données générales de la légende sont racontés par les historiens cités plus haut et reproduits la plupart dans l’ouvrage de Silvestre de Sacy sur la religion des Druses »76.

Au reste, ces sources, Gérard n’y fait point seulement appel avant d’entreprendre son expédition orientale : il y a perpétuellement recours durant les quelques mois passés au Caire, au Liban et à Constantinople. En voici un exemple caractéristique : au Caire, Gérard s’informe auprès de ses compatriotes établis par Méhémet-Ali à la tête d’importantes institutions égyptiennes :

‘« Je t’ai dit, écrit-il à son père, que nous avions été parfaitement reçus par plusieurs français haut placés dans le gouvernement, M. Lambert, directeur de l’école polytechnique, M. Perron, directeur de l’école de Médecine. Nous avons dîné plusieurs fois chez ce dernier, et nous avons pu lui rendre sa politesse, ainsi qu’à M. Tardieu, administrateur de la ferme modèle du pacha. Je me suis aussi rencontré avec le fameux Clot-bey et M. Lubert aux dîners du consul général. Tu vois que ces diverses relations ont dû nous distraire suffisamment pendant le temps que nous n’avons pas employé en excursions »77

De tels connaisseurs de l’Egypte étaient, assurément, fort capables de renseigner exactement Nerval. De l'autre côté, on remarque que Gérard de Nerval s'est bien informé ; il n’a, pas moins que ces prédécesseurs, utilisé des sources livresques pour rendre compte des ses itinéraires orientaux. On remarque que le propre voyage de Nerval en Orient suit les traces de celui de Lamartine et ce dernier, celles de Chateaubriand.

L'ampleur de la dette de Nerval envers Lane a été d'ailleurs commentée en termes nets par Jean Richet : « Quand on a déflaqué du texte les emprunts à Lane, on s'aperçoit que ce qui repose sur l'observation directe dans ‘Les femmes du Caire ‘ se ramène à un assez petit nombre de pages. »78 Cette remarque définit assez bien la part qu'il faut accorder non seulement aux Modern Egyptians mais encore aux autres ouvrages de référence que Nerval a mis à contribution en composant le Voyage en Orient : tout ce qui s'y présente comme observation de mœurs ou comme érudition historique ou traditionnelle est le plus souvent d'origine livresque ; mais l'âme du Voyage en Orient n'est pas dans ces détails, et ce qui donne à l'ouvrage sa forme et son sens, et, pourrait-on dire, son existence esthétique, vient de Nerval.

Notes
72.

ThéophileGautier, Préface, Notice en tête de la traduction du Faust de Goethe par Gérard de Nerval, Paris, Michel Lévy Frères, 1808, p. VI.

73.

Ibid.

74.

Ibid., p. 13-14.

75.

Hisashi Mizuno, Nerval l’écriture du voyage, l’expression de la réalité dans les premières publications du Voyage en Orient et de Lorely. Souvenir d’Allemagne, Paris, Honoré Champion, 2003, p.160.

76.

Nerval, Voyage en Orient, t.II, op. cit., p.104.

77.

Nerval, Correspondance de Gérard de Nerval, publiée par Jules Marsan Paris, Mercure de France, 1911, p. 130.

78.

Jean Richer, Nerval expérience et création, Paris, Hachette, 1970, p. 360.