D) Barrès, des images des livres à la réalité du terrain

A sa mère, Barrès doit ses premières images d’Orient :

‘« Quand j’étais petit et malade, écrivait-il, le 5 janvier 1907, pour le Gaulois du Dimanche, ma mère m’a lu Richard en Palestine, un roman de Walter Scott, qu’elle allégeait, interprétait, commentait. Je me rappellerai toujours le beau mois de septembre et notre petit jardin débordant de tendresse. Cette lecture, ces mots d’Orient et de chevalerie généreuse, cette voix surtout se sont répandus sur l’univers précisant, nuançant tout ce regard avec insistance »79

Les quelques pages des Mémoires, placées en têtes des Cahiersreprennent :

‘« J’ai pour ouverture à toute la part divine de ma vie une lecture qu’elle me fit interminablement de Richard Cœur de Lion en Palestine une fois que j’avais eu la fièvre muqueuse. A cette minute, mon imagination s’empare de quelques figures ravissantes qui ne doivent jamais plus me quitter, les jeunes femmes qui sont des anges, l’Orient, allaient dormir au fond de mon esprit avec l’harmonie de la voix de ma jeune maman pour se réveiller à l’heure de mon adolescence »80

Ces impressions initiales, il nous est difficile de les isoler de celles qui les fortifièrent par la suite. Barrès a lu, relu Walter Scott. Son grand-père et son père en possédaient les œuvres « J’ai été formé par leur Walter Scott et leur Fenimore Cooper »81, écrit Barrès en 1922.

Ainsi à quelles sources Barrès a-t-il bien pu recourir dans son Enquête ? Que de traces visibles de lectures dans Une Enquête, de la Chanson d’Antioche 82 à la Mission de Phénicie 83 et aux Etudes historiques 84 de Soury ; de Julien l’Apostolat 85, des Grands Hommes de l’Orient 86 à la Vie de sœur Marie de Jésus crucifié 87 ; sans oublier les voyageurs, Lamartine, Nerval, Gautier, Renan. Un tel ensemble d’informations, de documentation, ne se retrouve dans aucune autre œuvre de Barrès. Ces lectures, et bien d’autres, ne sont pourtant là que détails ; la masse des lectures, et elle est considérable, se groupe autour des « Assassins » et des « Danseurs mystiques », les deux parties essentielles d’Une Enquête : constructions historiques faites avec le secours des orientalistes et de leurs travaux. Or l’histoire pour lui était une immense galerie de héros.  Barrès écrit à ce propos dans l’Enquête :

‘« Silvestre de Sacy, -c’est vous le patriarche,- Hammer, Defrémery, à qui succède le noble et trop romanesque Stanislas Guyard, et plus près de nous Cl. Huart, Carra de Vaux, Louis Massignon, je me suis plongé dans vos livres, sans pouvoir discuter tant de problèmes que tour à tour vous résolvez différemment d’année en année…….J’ai écouté et je présente la construction que j’ai cru pouvoir tirer des leçons de ces maîtres à qui j’exprime ma gratitude »88

Dès lors, à quels travaux de ces orientalistes fait-il allusion et quelle est la nature des ses emprunts ? Silvestre de Sacy a écrit un Mémoire sur la dynastie des Assassins et sur l’étymologie de leur nom. Frandon dans ses recherches sur «les Assassins» et «les danseurs mystiques» dans «Une Enquête aux pays du Levant », affirme que « Barrès a pu en retenir des idées directrices, nettement dégagées »89. De son côté, Hammer écrivit une Histoire de l’Ordre des Assassinlaus, « elle présente l’histoire des Assassins pour laquelle les autres orientalistes mentionnés par Barrès apportent des renseignements ou des aperçus plus neufs, mais toujours fragmentaires »90.

Barrès doit beaucoup aussi à Stanislas Guyard. Celui-ci a publié en 1874 des Fragments relatifs à la doctrine des Ismaélis. L’Enquête reproduit « un de ces fragments ». Mais Guyard est surtout, pour Barrès, l’auteur du célèbre mémoire : Un Grand maître des Assassins au temps de Saladin, qui parut dans le Journal Asiatique en 1877, « Là, Guyard publie le texte et la traduction d’un opuscule d’Abou Firâs : ‘Section du noble écrit, vertus de Notre Seigneur Râchid-ad-dîn »91. Dans son excursion aux forteresses des Assassins, Barrès « a en poche le curieux petit livre d’Abou-Féras »92. A Khawâbî, il en détache des feuillets pour les donner aux Ismâ’îliens de l’endroit93 et il reconnaît que « ces textes ont été pour beaucoup dans mon désir de faire le voyage »94. En 1914, quand Barrès était à Konia, il avait avec lui, comme guide, l’ouvrage de Clément Huart sur La Ville des Derviches Tourneurs. Dans les marges, il avait alors inscrit ses notes de voyageur. Lorsqu’il rédige l’Enquête, il reprend son guide, et il y assimile, pour décrire la dervicherie ou les mosquées de Konia, quelques détails ou telle impression du livre de Huart95.

Bien qu’il en ait eu d’abord l’intention, Barrès n’est pas allé en Palestine, comme Chateaubriand. Mais il aborde la Syrie par Beyrouth, ainsi que le fit Lamartine. Comme lui il visite Baalbek et Damas. Comme Lamartine, et aussi comme Gérard de Nerval, il monte à Deir-el-Kamar au Liban. Là, vers le soir, il fait « cette petite promenade jusqu’au point que Lamartine a décrit le plus beau »96. Là, au voisinage de Beït-Eddin, il questionne ses hôtes sur Gérard de Nerval « qu’ils ignorent. Je leur explique, dit-il, et les prie d’en identifier les détails »97. A peine arrivé à Beyrouth, il longe au nord le rivage pour retrouver des souvenir de Renan et de sa sœur : «Voici Amrit où la vierge fut frappée, Amchit où elle mourut, Ghazir où elle repose »98. A Ghazir, « je suis, dit-il, aux lieux qui dictèrent à Renan sa Vie de Jésus. Et je sens que je vais surprendre un des secrets de son génie. ‘Ah  ! celui-là, on ne sait pas comment c’est fait.’ Me l’a-t-on assez répétée, cette phrase ! Eh bien ! C’est fait pour une bonne part du trouble de la Syrie »99. La pensée de Renan l’accompagne au Liban. Il cherche à se l’expliquer. « C’est un livre d’exotisme, sa Vie de Jésus, c’est du Loti »100. Les enchantements qu’il dut à Renan et encore le souvenir d’Herniette et de son frère le conduisent aux bords du Nahr-Ibrahim, à Byblos, et jusqu’à Afka. « Renan est passé ici. Que ne nous a-t-il laissé quelques strophes de sa méditation ! »101.

On le voit, c’est Barrès lui-même, Barrès voyageur, qui, au long de sa route, évoque le souvenir de Lamartine, de Nerval, de Renan, ou veut passer par les chemins qu’ils ont foulés. La parenté de leurs aspirations et des siennes, de leur sensibilité et de la sienne, apparaît nettement quand il prend contact avec l’Orient, comme s’il voyait, vivait l’Orient d’abord avec eux. L’Orient a été pour Lamartine le rêve de toute sa vie. Il a eu « presque en naissant le pressentiment de l’Orient…. Il faut qu’il y ait, je ne sais comment, dit-il, quelques gouttes de sang oriental, arabe, persan, syrien, biblique, patriarcal, pastoral, dans nos veines »102. A son tour, et peut-être à son exemple, à Afka, au pays des Bacchantes, Barrès croit saisir en lui la réalité de ces lointaines filiations : « Cette puissance qu’exercent sur un passant les vieilles passions du Liban ne serait-elle pas un signe que nous sommes leur lointain héritier ? »103.

Depuis l’enfance, depuis que sa mère lui expliquait la Bible et lui parlait « des fleuves du Paradis terrestre », Lamartine a désiré voir de ses yeux l’Orient ;« toujours », depuis ce temps, il a rêvé « un voyage en Orient comme un grand acte de ‘sa’ vie intérieure »104. Au bord de l’Euphrate, Barrès rappelle le rôle de l’histoire sainte105, et des explications maternelles dans la formation de son propre rêve oriental.

L’Orient est pour Lamartine « le pays natal de son imagination », « la patrie de son imagination », et pour Barrès « Damas est une des patries de l’imagination »106. Sur place, pour rendre ses propres impressions, une formule du Voyage en Orient, lu tant de fois, devient sienne tout naturellement. Il est évident que par un travail d'information et de réflexion, Barrès s'efforce de pénétrer et de faire comprendre des valeurs certaines de l'Orient. On ne peut pas ignorer que le propre voyage de Barrès en Orient suit les traces de celui de Renan, Chateaubriand et Lamartine.

Notes
79.

Maurice Barrès, Cahiers, t. V, op. cit, p. 223.

80.

Ibid., t. I, p. 11-12.

81.

Maurice Barrès, Souvenirs d'un officier de la grande armée, Paris, Plon, 1923, p. VIII.

82.

Maurice Barrès, Une Enquête aux pays du Levant, t. II, op. cit, p. 37-39

83.

Ibid., t. I, ch. VI.

84.

Ibid., p. 90-93.

85.

Ibid., p. 214-215, t.II, p. 44-45

86.

Ibid., t. I, p. 262.

87.

Ibid., p. 115-116.

88.

Ibid., p. 176.

89.

Ida-Marie Frandon, Assassins et danseurs mystiques dans "Une enquête aux pays du Levant", de Maurice Barrès, Paris, Genève, Droz ; Lille, Giard ; 1954, p. 15.

90.

Ibid., p. 15.

91.

Ibid., p. 16.

92.

Maurice Barrès, Une Enquête aux pays du Levant, t. I, op. cit., p. 226.

93.

Ibid., p. 279.

94.

Ibid., p. 226.

95.

Ibid., t. II,p 134.

96.

Maurice Barrès, Cahiers, t. X, op. cit., p. 353.

97.

Ibid., p. 351.

98.

Ibid., p. 338.

99.

Ibid., p. 338-339.

100.

Ibid., p. 355.

101.

Ibid., p. 15. 

102.

Lamartine, Nouveau voyage en Orient, dans Œuvres Complètes, Paris, L’Auteur, 1863, Tome Trente-troisième, p. 14.

103.

Maurice Barrès, Cahiers, t. XI, op. cit., p. 22.

104.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VI, op. cit., p. 10.

105.

Maurice Barrès, Cahiers, t. XI, op. cit., p. 34.

106.

Ibid, t. X, p. 344.