E) Benoit lecteur de Lamartine

Benoit est un grand voyageur, il visite la Syrie où il passe deux années. Lors de son long séjour en Orient, Benoit part à la recherche des traces de Renan : il se rend à la tombe de ce dernier, qui existe toujours dans un cimetière à proximité de Beyrouth. L’auteur visite les vestiges des Croisades et des lieux qui ont déjà été fréquentés par ses prédécesseurs. Dans lady Stanhope, La châtelaine du Liban, Pierre Benoit nous parle de la découverte de son sujet, de sa première lecture, mais aussi des raisons politiques qui l’ont amené à écrire cette œuvre. Ici, il importe de signaler que l’auteur fait cette découverte par un heureux hasard. En effet, un jour de l’année 1921, Charle Lesage, le Directeur du personnel au Ministère de l’Instruction Publique, suggère un sujet relatif à lady Stanhope. Le romancier nous rapporte, ses souvenirs dans les termes suivants : « Il me semble qu’il y a un sujet de roman qui vous irait à merveille, c’est celui qui aurait trait à cette extraordinaire lady Stanhope, à qui Lamartine vint rendre visite dans sa solitude au Liban »107. Le romancier nous explique comment il consulte, le soir même, le premier tome du Voyage en Orient de Lamartine et lit les détails de l’ « entrevue fameuse »108. Conquis immédiatement par le sujet, Pierre Benoit annonce, quelques semaines plus tard, à Marcel Prévot le titre de son futur roman : La châtelaine du Liban, un roman qui sera publié dans la Revue de France. Ainsi, la lecture du Voyage en Orient lui donne-t-elle toute la tonalité nécessaire.

Ainsi séduit par la lecture du Voyage en Orient de Lamartine, et plus particulièrement par les quelques pages relatant la rencontre avec Lady Stanhope. Pierre Benoit part sur les traces de cette dame anglaise. Il nous donne à lire un large extrait du Voyage en Orient de Lamartine relatif aux vêtements et aux manières de cette Dame anglaise :

‘« Elle avait sur la tête un turban blanc, sur le front une bandelette de laine couleur de pourpre et retombant de chaque côté de la tête jusque sur les épaules. Un long châle de cachemire jaune, une immense robe turque de soie blanche, à manches flottantes, enveloppaient toute sa personne dans des plis simples et majestueux, et l’on apercevait seulement, dans l’ouverture que laissait cette première tunique sur sa poitrine, une seconde robe d’étoffe de Perse à mille fleurs…..Des bottines turques de maroquin jaune bordé en soie compétaient ce beau costume oriental, qu’elle portait avec la liberté et la grâce d’une personne qui n’en a pas porté d’autres depuis sa jeunesse »109

Telle est, dans le Voyage en Orient, la description que Lamartine nous laisse de la façon dont lady Stanhope s’habillait. Mais tel est aussi le « déguisement » révélateur de la volonté de la comtesse Orlof d’incarner le personnage de lady Stanhope, et qui réactualise la position à la fois confortable et ambiguë de cette dernière au regard des Affaires du Levant. Comme Lamartine, Pierre Benoit s'inspire des sources arabes, il s'est servi de l'Encyclopédie de Boustani, il nous dit comment le Père Bardaouil lui conseille de la consulter :

‘«… puisque vous lisez l'arabe, je puis aller vous chercher l'Encyclopédie de Boustani. Il y a une notice assez complète sur lady Stanhope. M'ayant apporté ce gros volume, il me quitta. J'ouvris Encyclopédie, et j'y trouvai un article fort consciencieux, consignant les dates essentielles de cette dame à la destinée extraordinaire »110

On peut dire que La Châtelaine du Liban est la réactualisation de la vie de cette dame anglaise, lady Hester Stanhope, qui a, par sa présence en Orient à un moment bien précis de l'histoire, intriqué tous les voyageurs d'Orient.

Lamartine, Nerval, Barrès et Benoit se sont bien informé des orientalistes et de leurs travaux. Pour le voyageur déjà instruit des comptes rendus savants, qui connaît l'histoire et qui a lu d'autres récits de voyages, il s'agit d'aller reconnaître les choses sur place. Isabelle Daunais nous dit à ce propos :

‘« A partir du moment où tous les pays sont connus et détaillés, le voyage ne sert plus à prouver que le monde existe, mais à vérifier qu'il existe bien tel qu'il a été décrit. On n'écrit pas pour attester le voyage, on voyage pour attester les livres, et les récits qui découlent de ce nouveau rapport deviennent peu à peu une série de variations, une parole en plus, ou, comme dirait précisément Flaubert, une 'répétition' »111

Dans une lettre à son père, dans laquelle Nerval souligne l'importance d'une connaissance exacte de l'objet décrit, il précise avoir bien fait ses devoirs : « J'ai acquis des matériaux pour au moins deux ans; j'ai d'un côté Le Caire, de l'autre Constantinople, bien étudiés tous les deux, l'un durant cinq mois, l'autre durant quatre »112.

En effet, on constate que l'Orient est pour l'Occident la scène d'un imaginaire multiple, Edward Saïd parle de la « scène de théâtre attachée à l'Europe »113 qu'a été, jusqu'au XVIIIème siècle, l'Orient des Croisades et des grands combats de l'Antiquité. Le romantisme reprend fortement cette définition de l'Orient comme scène des hauts faits de l'Occident, mais y ajoute la méditation des livres. Voyager en Orient au XIXème et au XXème siècles deviendra le moyen non pas de revivre les événements eux-mêmes, tels qu'ils se sont produits dans la réalité, mais de rejouer leurs transcriptions littéraires :

‘« Je passai environ cinq heures à examiner le théâtre des combats du Tasse, écrit Chateaubriand à Jérusalem. Ce théâtre n'occupe guère plus d'une demi-lieue de terrain, et le poète a si bien marqué les divers lieux de son action, qu'il ne faut qu'un coup d'œil pour les reconnaître »114

On peut donc dire que chez les voyageurs romantiques, l'enjeu du voyage littéraire est une commémoration de voyages antérieurs. Si une plaine est un ancien champ de bataille, et un pan de mur en ruines les restes d'une civilisation ancienne, ils sont aussi des sites vus par d'autres voyageurs. Ainsi, on peut dire que toute expédition s'inscrit dans une chaîne qui lie le voyageur à ceux qui l'ont précédé et à ceux qui le suivront.

La question de la répétition se pose à nouveau : pourquoi voyager, pourquoi écrire si les paysages ont déjà été recensés et si on estime préférable ce que d'autres ont vu et écrit ? Daunais trouve que « Dans le jeu de renvois et de superpositions des livres aux livres, le récit se construit dans un rapport d'addition et de soustraction, d'ajouts et de silence ». Tout montre ici que le récit de voyage constitue une série de variations. L'écrivain voyageur ne dira pas ce qui a été dit –encore qu'il finisse souvent par le répéter- il y ajoutera des variantes qui deviendront l'objet du récit.

Dès lors, qu'était l'Orient pour l'écrivain voyageur du dix-neuvième siècle ? Quelle conception les voyageurs français du XIXème siècle ont-ils de l'Orient méditerranéen et à quoi cet Orient sert-il ?

Notes
107.

Benoit, Pierre, « Lady Stanhope La châtelaine du Liban », dans la revue Lecture pour tous, septembre, 1924, p. 1601.

108.

Ibid.

109.

Pierre Benoit, La Châtelaine du Liban, op. cit., p. 187.

110.

Ibid., p.161-162

111.

Isabelle Daunais, L'Art de la mesure, op. cit., p. 17-18.

112.

Gérard de Nerval, « Lettre à son père, 24 décembre 1843 »,dans Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1984, p. 1410.

113.

Edward Said, l'Orientalisme, op. cit., p.80.

114.

Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jerusalem, t. III, op. cit, p. 30.